Le site de Didier Delinotte se charge

UN POGNON DE DINGUE!

Dessin de L.B pour Siné Mensuel (avec leur aimable…). Sans commentaires.

Souvenons-nous, c’était l’exclamation un peu surjouée de Macron, en son premier quinquennat, à propos des masses financières consacrées aux minima sociaux. En gros, les chômeurs, R.M.istes et autres allocataires de l’assurance vieillesse coûtent trop cher. Radio Campus Lille (106.6, émission Lignes d’Attac tous les troisièmes samedis du mois) invitait l’économiste atterré et néanmoins lillois Laurent Cordonnier , co auteur d’une étude rigoureuse sur ce même « pognon de dingue » versé aux entreprises. Une autre version du « pognon de dingue », ou une autre vision, sociale et solidaire, celle-là.

L’étude menée par Laurent Cordonnier et sa bande d’économistes lillois (voir la liste en fin d’article) a fait la une du magazine Alternatives économiques en février et d’articles dans la grande presse. Elle a été menée sous l’égide de l’IRES (Institut de Recherche Économique et Sociale) et du CLERSÉ (Centre Lillois d’Étude et de Recherche en Sociologie et Économie), avec des subventions accordées par la CGT dans le cadre d’un programme de promotion des sciences sociales, à la suite d’un appel d’offres en bonne et due forme. Voilà pour les présentations.

La méthode consiste à piocher, « à picorer » nous dit Laurent Cordonnier, dans une série d’informations éparses, tant il n’existe pas de documents officiels sur le thème du « pognon de dingue » généreusement accordé aux entreprises. On pourrait penser que la renommée Cour des comptes serait intéressée par ce type de dépenses, mais il n’en est rien. Elle préfère attirer l’attention sur la fraude sociale ou les privilèges exorbitants des fonctionnaires. Un biais libéral, on dira, pour rester poli. En tout cas, les chiffres qui vont suivre ne sont contestés par personne.

L’étude s’arrête en 2019 et n’a donc rien à voir avec le « quoi qu’il en coûte » macronien d’après Covid. Après « Le coût du capital et son surcoût » en 2013, l’équipe nous propose donc en mai 2022 « Un capitalisme sous perfusion ; mesure, théories et effets macroéconomiques des aides publiques aux entreprises françaises ». Un titre assez long pour un chiffre qui tombe comme un couperet : 158 milliards d’Euros qui sont ainsi dépensés par l’État pour les entreprises, sans aucune contrepartie de leur part on le verra. Un chiffre à mettre en balance avec les 15 ou 16 milliards appelés à manquer pour les retraites. Édifiant. À signaler aussi que Laurent Cordonnier avait écrit un article sur le chômage et l’emploi dans Le nouveau monde  – un tableau de la France néolibérale, où il se demandait en conclusion si on vise l’efficacité économique ou plutôt l’ordre et le contrôle social et politique (voir la critique ailleurs dans ce blog). La réponse était dans la question, si on peut dire.

D’abord, il faut savoir que la notion d’aides répond à une définition européenne, autant dire que ces aides sont rigoureusement interdites, sauf exceptions, au nom de la sacro-sainte « concurrence libre et non faussée ». Il s’est agi ici d’aller débusquer les « zones d’ombre des comptes publics », soit les aides, subventions et autres niches fiscales. Un travail de bénédictin dont nos économistes chti se sont acquittés avec courage et détermination. Les administrations « en cause » sont l’État pour 35 %, la sécurité sociale pour 44 % et les collectivités locales et territoriales pour 21 % ; le tout en dépenses socio-fiscales, fiscales et budgétaires.

Cordonnier précise que toutes ces aides font 16 % du budget total du pays (État et sécurité sociale) et 27 % pour le seul budget de l’État. Colossal !, mais les entreprises françaises ne le valent-elles pas bien ?, comme on dit chez L’Oréal.

On pourrait penser naïvement qu’il s’agit là d’une forme de néo-keynésianisme : l’État injecte des fonds dans l’économie et en attend des emplois et des investissements, ce que l’on appelait dans nos cours d’économie « l’effet multiplicateur d’investissement ». Il n’en est rien, car les justifications économiques de ces aides (emploi, croissance, investissement, innovation) tombent toutes quand on se confronte aux chiffres. Aucun suivi, aucune évaluation et, on l’a dit, aucune contrepartie.

Il y aurait eu 300.000 emplois sauvegardés (même pas créés) pour les 158 milliards accordés, soit un emploi qui revient à environ 150.000 €, pour un SMIC qui tourne autour de 1100 €. Un peu cher payé. Où est le temps où Gattaz père sortait des badges à l’effigie du Medef avec son million d’emplois créés grâce aux mânes gouvernementales.

On pose aussi la question de savoir quelle efficacité ont ces généreuses mesures, et dans quel domaine elles s’appliquent, à travers les exemples du CICE ou du CIR (le CICE – Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi – ayant été remplacé par des baisses inconditionnelles de cotisations ou « charges » sociales). Le CIR (ou Crédit Impôt Recherche) à destination du secteur public a lui été pérennisé. Cordonnier prend l’exemple du CICE, une vraie gabegie et un « open bar » pour toutes les entreprises de France et de Navarre. Sans surprise, ce sont les profits qui augmentent et finissent dans la poche des patrons, des hauts cadres et des actionnaires. D’autant plus que ces entreprises, petites et grandes – mais les PME encaissent relativement peu – sont shootées aux aides publiques et dépendantes de celles-ci pour leur fonctionnement. On parle aussi du fameux plan de relance de 100 milliards d’Euros, dont 40 abondés par l’Union Européenne dans le cadre de Next Generation. Là aussi, même constat : pas de conditionnalité, pas de suivi, pas de comptes à rendre. C’est tout bénéf’.

On a donc là une vraie politique budgétaire de dépense publique et Cordonnier le souligne dans son étude  dont le titre (pour rappel, «  les aides publiques aux entreprises, un élément de la régulation macroéconomique du régime dépressionnaire des quarante dernières années ») dit bien de quoi il s’agit. Conditionner les aides publiques est donc une nécessité, voire une exigence démocratique.

Toutes ces aides devraient se voir conditionnées par des objectifs et des indicateurs mais elles sont données avec libéralité (normal pour des libéraux) et sans contrôle. Le bon sens civique et démocratique devrait les conditionner à des objectifs sociaux (la Réduction du Temps de Travail par exemple) et écologiques (l’investissement de l’entreprise dans la transition écologique), mais il n’en est rien.

Les aides sont en fait une béquille du capitalisme, dans une conjoncture où la croissance est à zéro et où les gains de productivité sont nuls. Une économie atone qui souffre d’une crise de la demande et veut faire une politique de l’offre. Les aides aux entreprises, on l’aura compris, ne sont que des montants versés inconsidérément dans le seul but de redresser leurs marges et de stabiliser, voire d’accroître, leurs profits.

C ‘est donc aussi le problème d’un capitalisme à bout de souffle qui vit sous perfusions et n’a plus l’allant qu’il pouvait encore avoir au moment du néo-libéralisme effréné des Reagan et Thatcher. Un capitalisme moribond, mais qui refuse de céder la place, aidé par des états qui ne veulent surtout pas d’une période de transition où, comme le disait Gramsci, « les monstres » pourraient surgir entre le vieux monde et le nouveau. L’État devient donc co-gérant et fondé de pouvoir du capital, on s’en doutait un peu. En attendant que la crise se passe. En attendant le fascisme, peut-être ?

Macron semble concentrer aujourd’hui ses efforts sur le nucléaire et on le voit bien avec sa volonté de mettre hors-jeu l’IRSN (soit l’Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire) et de confier tous les pouvoirs à l’ASN (Agence de Sûreté Nucléaire). Une agence d’état qui n’aurait pas le même regard critique, ni les mêmes critères scientifiques.

Plutôt que de miser sur le « tout-nucléaire » avec une kyrielle de micro-centrales et un acharnement thérapeutique sur les EPR, Laurent Cordonnier nous dit qu’il vaudrait mieux à ce stade choisir comme grand chantier porteur d’investissement la transition écologique et notamment la rénovation thermique des logements afin de juguler les pertes d’énergie. Un secteur générateur (sans jeu de mot) d’emploi, d’investissement et d’innovation, soit la sainte-trilogie invoquée par nos gouvernants pour leurs aides aux entreprises.

La formule de l’ex président allemand Helmut Schmidt qui voulait que « les profits sont les investissements de demain et les emplois d’après-demain » a fait long feu. Elle a un temps porté les ambitions de ce qu’on a appelé le « capitalisme rhénan », soit un capitalisme à visage humain où les syndicats pratiquent la cogestion dans le calme et la confiance.

Les élites qui nous gouvernent préfèrent reprendre à leur compte la formule des Shadocks, célèbre dessin animé de Jean Rouxel, « tant que ça ne marche pas, on continue ». Et bien sûr, si ça ne marche pas, c’est qu’il y a trop de social et pas assez de libéralisme. La boucle est ainsi bouclée.

19 mars 2023

UN CAPITALISME SOUS PERFUSION. Mesure, théories et effets macroéconomiques des aides publiques aux entreprises françaises. IRES / CLERSÉ / CGT. Octobre 2022.

Aïmane ABDELSALAM, Florian BOTTE, Laurent CORDONNIER, Thomas DALLERY, Vincent DUWICQUET, Jordan MELMIES, Simon NADEL, Franck VAN DE VELDE, Loïck TANGE

Comments:

Le capitalisme est-il vraiment moribond ? Dans ma jeunesse, je le pensais… à tort. Il pourrait bien mettre encore un siècle pour crever !

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.

Catégories

Tags

Share it on your social network:

Or you can just copy and share this url
Posts en lien