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QUADROPHENIA : LES WHO EN SCHIZOPHONIE

Jimmy et son scooter. Photo Discogs. The kids are alright !

C’était il y a 50 ans. Après le splendide Tommy, les Who sortaient Quadrophenia, encore un double album qui résumait, d’une façon moins métaphorique mais toute aussi lyrique, le malaise d’une certaine jeunesse à travers les années Mods. Jimmy remplaçait Tommy à l’avant-scène des tourments adolescents à l’heure de l’entrée dans la vie adulte. Le génie de Pete Townshend s’exprimait une dernière fois, avec un Daltrey au sommet de son art, un Entwistle qui jouait du cor et toutes sortes de cuivres et un Moon en prodigieux batteur fou. Il y aura, comme pour Tommy, une tournée et un film. On se limitera au disque, splendide !

Quadrophenia sort le 19 octobre 1973. Le mixage s’est effectué du 3 au 12 septembre et la sortie, pour Townshend, est rien moins que prématurée, lui qui comptait y ajouter une dernière touche dans un studio de Los Angeles ou d’ailleurs. Pete Townshend a beaucoup mis de lui dans le double album, intégrant ses multiples moi dans le personnage de Jimmy et allant jusqu’à demander à une station de radio de restituer les commentaires de batailles rangées entre mods et rockers ou jusqu’à s’enregistrer en chantant les premières paroles de « See And Sound » sur une plage. On entend le ressac et les mouettes. La sortie du disque l’a surpris, mais MCA (et Track / Polydor) tenait absolument à sortir l’album bien avant les fêtes. « Un requiem mod », titrera Garry Mulholland dans Uncut (2019). C’est tout à fait ça.

On a droit à un livret luxueux et aux paroles des chansons. Jimmy et son scooter rutilant en couverture, dans les rétroviseurs duquel on peut voir se refléter les figures des quatre membres du groupe. Le scooter de Jimmy échoué dans la Manche au verso. Entre temps, on déroule l’album : vie de famille, Jimmy dans le métro, Jimmy dans son quartier, Jimmy et ses débuts dans la petite délinquance, Jimmy au Goldhawk, Jimmy devant l’Hammersmith Odeon qui programme les Who, Jimmy et son scooter accidenté, Jimmy au lit avec les photos cochonnes au mur, Jimmy à la gare, Jimmy entre deux business men, Jimmy à Brighton, Jimmy découvrant, effondré, que le leader mod qu’il admirait est devenu un garçon d’hôtel, Jimmy SDF, Jimmy tombe à l’eau et Jimmy face à l’océan, enfin. « Je te salue vieil océan ! », semble-t-il dire en Lautréamont mod. Kit Lambert et Chris Stamp se voient encore crédités comme « executive » producteurs, avec Pete Kameron. Mais, au vrai, Nevison, Houison, Pridden et Johns (un peu) sont à la manœuvre. Ethan Russell et Graham Hughes se partagent entre photographies et travaux d’art. Le personnage de Jimmy est incarné par un certain Chad, sans précisions et Chris Stainton joue du piano sur trois morceaux. Au reste, Quadrophenia est entièrement l’œuvre de Peter Townshend qui, bon prince, remercie son groupe, les Who, à la fin de l’envoi. C’est bien le moins.

L’histoire est simple, moins complexe et surtout moins riche en symboles, paraboles, allégories et mysticisme que Tommy. Mais Jimmy n’est pourtant pas totalement étranger à Tommy, ils sont frères. Simplement, là où Tommy filait la métaphore et flirtait avec l’onirisme et le symbolique, Jimmy est ancré dans le quotidien et la réalité, situé – presque englué – de façon presque ethnique dans cette Angleterre des années 60 où, parallèlement aux fastes du Swinging London est un pays aux murs de briques couverts de suie, aux maisons basses alignées ; un pays où règne l’ennui, la désolation et, pour les jeunes, la misère sexuelle et la dépression. Voilà pour le décor, mais revenons à l’histoire. Jimmy et son psychiatre, Jimmy et sa famille – le père absent qui travaille sans arrêt et la mère qui lève le coude ; ce qu’on appelle un climat pathogène – Jimmy et son copain Dave.

Les présentations étant faites, l’histoire peut se nouer ; les dernières 48 heures d’un Jimmy fugueur qui s’en va voir un concert de son groupe favori à Brighton. Et de se lancer dans une description amusante du groupe. Puis Jimmy travaille comme éboueur dans un climat social agité où une grève se prépare. Des histoires d’adultes dans lesquelles il ne se reconnaît pas. C’est ensuite l’inévitable parade à la plage en scooter avec Dave et sa copine, celle qu’il aime en secret, pour narguer les rockers. La bataille peut s’engager mais, auparavant, Jimmy a revu un chef de bande mod, un « ace face » selon la terminologie du milieu, reconverti en groom dans un palace de Brighton, lui qu’on admirait en le voyant danser à l’Aquarius Ballroom. Après la bataille, son ami est reparti avec sa copine et il est resté seul, errant dans les rues de la station balnéaire, presque clochardisé. Il n’a plus qu’à s’enfoncer dans la mer avec son scooter échoué et à contempler les falaises. Qu’adviendra-t-il de Jimmy ? Finira-t-il par se supprimer ou va-t-il réussir à monter un groupe de rock ? Suicide ou renaissance ? Plus vraisemblablement, il enchaînera les petits boulots avant de rentrer dans le rang, de se ranger. Une jeunesse gâchée, mais l’âge adulte sera sûrement pire. L’histoire n’est pas si importante que l’univers introspectif de Jimmy, son monde intérieur.

Les quatre thèmes principaux sont énoncés dans « I Am The Sea », le ressac de l’océan assourdissant les cris de Daltrey perceptibles entre quelques notes de piano et des cuivres essoufflés. « Can you sea the real me, doctor ? Can you see the real me, mother ? ». « The Real Me » ou le jeu avec le je et la quête du vrai moi qui se dérobe, pour échapper à la folie qui rode. S’ensuit « Quadrophenia », version instrumentale, avec la guitare de Townshend qui donne la réplique aux cuivres de Entwistle. Magistral. « Cut My Hear » ou le style à trouver au milieu des regards hostiles à la maison, dans le quartier ou au lycée. « I have to work myself to death ». Ça commence comme une ballade et ça tourne vite au hit énervé période « I’m A Boy » ou « Substitute ». Dialogue de sourd entre le punk et le parrain (« The Punk And The Godfather »), qui se renvoient à la figure la responsabilité de leur malheur, de leurs échecs. On n’est pas loin de Queen avec une pop baroque et théâtralisée. L’album doit quand même beaucoup au meilleur du rock décadent (Bowie, Roxy Music) qui a enthousiasmé l’Angleterre l’année passée.

« I’m a loser, no chance to win ». « I’m One » ou l’éternelle recherche de son identité par les fringues ou par la musique. Comme souvent, la ballade laisse vite place à la hargne : « you’ll all see I’m the one». Vous le verrez tous, et ce tous inclut balayeurs, mineurs de fond, chauffeurs de bus… Les sales boulots (« The Dirty Jobs ») s’enchaînent sans perspectives, sans direction et sans avenir. C’est aussi un album très social que ce Quadrophenia, qui parle sans en avoir l’air d’une société sans âme où la jeunesse n’a pas sa place. Omniprésente, la trompette de Entwistle introduit ce parcours du combattant d’un jeune homme ordinaire dans un monde du travail perçu comme une machine à enterrer les rêves. On entend des slogans à la fin, comme pour montrer que l’histoire n’est pas finie. Voici le « Helpless Dancer » – sous-titré Roger’s Theme – qui fait part lui aussi d’une vision pessimiste du monde. Est-il besoin de préciser que le monde selon Townshend a tout de déprimant, dur aux faibles dans ces eaux glacées du calcul égoïste qu’avait théorisé Marx. Introduction majestueuse, comme pour un tournoi de chevalerie, et Daltrey bien dans son personnage qui, sans prise sur la réalité, préfère encore danser jusqu’à l’abrutissement. « I see a man without a problem » est la phrase ironique sur laquelle débute « Is It In My Head ». L’album s’attarde sur les états d’âme de Jimmy, sur sa vision du monde en tant que marginal et opprimé. Du Who sans surprise, avec un air de déjà entendu. « I’ve Had Enough » ou un hymne nihiliste, une prière qui commence invariablement par ce « j’en ai eu assez » désespéré. Et aussi ce « Love Reign O’er Me », comme un appel au secours. Des réminiscences de Tommy encore – l’indépassable – mais aussi le petit théâtre de Townshend tel qu’on le connaît depuis « A Quick One While He’s Away ». Aussi drôle qu’émouvant.

Jimmy va détruire son scooter, de rage. 5:15, c’est l’heure du réveil pour ne pas rater le train de Brighton et, durant le voyage, une sorte de courant de conscience d’un Jimmy travaillé par sa sexualité et ses frustrations. Saxophone et piano en avant, un hit qui renoue avec les racines rhythm’n’blues du groupe. « Sea And Sand », ou les désarrois du jeune Jimmy enchaînant les râteaux et doutant de son pouvoir de séduction. Il confie ses doutes à l’océan et n’a que sa jeunesse à opposer au monde (« but thank god, I ain’t old »). La voix de Daltrey semble émerger du ressac et on est encore dans du Who grand ordinaire, avec des techniques de composition parfois répétitives. « Let me flow in to the ocean ». « Drowned » (noyé) ou l’appel de la mer pour s’y purifier, s’y perdre ou y renaître comme après un baptême. La mer est omniprésente dans cet album et l’eau en est l’élément principal. Au propre, station balnéaire oblige, mais aussi au figuré où tout est indécis, flottant, ténu. Encore le piano virtuose de Stainton et un riff de cuivre de Entwistle qui rendrait des points à Al Green ou à Curtis Mayfield. « Bellboy » est chanté par Keith Moon (c’est d’ailleurs son thème) et on sent qu’il y prend du plaisir. Amère déception de voir un leader mod de 1963 devenu un larbin au service des bourgeois de passage. Désillusion totale. Une mélodie efficace avec une batterie agressive et la trompette de John Entwistle dont on ne dira jamais assez l’importance dans un album où il n’a pourtant rien composé (c’est la première fois).

Poursuivant le thème de John, justement (« Is It Me »), « Doctor Jimmy » renoue avec les phantasmes sexuels et les problèmes d’identité de Jimmy. « Doctor Jimmy and mister Jim » ou le dédoublement, thème rebattu pour le groupe. Cuivres en majesté encore, pour un long morceau puissant et intense où on a l’impression d’arriver au terme d’une histoire simple et tragique, au point où Jimmy n’a plus qu’à s’efforcer de sublimer cette schizophrénie incurable, dans l’amour ou dans la création. À noter le final, la note ultime qui n’en finit pas, comme pour le « A Day In The Life » des Beatles. « The Rock » est une reprise instrumentale des différents thèmes exposés au terme d’une sélection drastique puisque l’on a prétendu que Townshend avait des heures d’enregistrements à la disposition du groupe pour Quadrophenia. Enfin, « Love Reign O’Er Me » – le thème de Pete – déjà abordé, vient conclure en beauté cette œuvre forte, d’une maturité étonnante. L’amour comme élixir, baume et ultime consolation ; l’amour qui se confond avec les éléments vers lesquels Jimmy se tourne, en désespoir de cause. Les violons discrets et la voix de Daltrey font des merveilles sur un morceau poignant, véritable tour de force d’un disque remarquable. Il fallait bien un final exceptionnel de ce niveau pour conclure une telle œuvre.

Si Quadrophenia n’a pas le lustre de Tommy – c’est aussi l’époque qui a changé – le double album n’en regorge pas moins d’éclairs de génie. À l’inverse de Tommy, avec lequel on ne peut s’empêcher de le comparer puisqu’il est de ce niveau, on y trouve deux ou trois morceaux moyens ou trop théâtralisés mais l’ensemble est convaincant, au moins du niveau de Who’s Next. Quadrophenia peut être vu comme une sorte de Tommy athée, laïc, où les extases mystiques auraient cédé la place aux dures réalités sociales.

La réception critique est excellente : aussi bien par Chris Welch dans le Melody Maker (20/10/1973) qui crie au chef-d’œuvre ou par Charles Shaar Murray dans le New Musical Express (27/10) pour qui l’album « n’est pas parfait, mais c’est un triomphe ». Voilà pour l’Angleterre. Aux États-Unis, Dave Marsh, dans Creem est plus critique quand Lenny Kaye, dans Rolling Stone, écrit que « les Who n’ont jamais sonné mieux ».

Tout cela semble appartenir à une époque révolue, comme un artefact enfoui que découvriraient des archéologues. Tout cela est pourtant très actuel, même aux temps des Smartphones et d’Internet, tant la jeunesse est toujours la même, ballottée entre folles espérances et morne désespoir. C’est de cela qu’ont toujours parlé les Who.

Extrait de Les Who chantent leur génération (Camion blanc 2020).

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