Le site de Didier Delinotte se charge

DANS TON SOMMEIL 3

Tourcoing, la grand-place bien avant que nous nous y implantions photo X

Notre père était souvent appelé la nuit, sur son téléphone de garde, et il devait se rendre dans des cafés arabes victimes d’attentats de l’O.A.S. Parfois, c’était des bagarres au couteau entre différentes factions de révolutionnaires algériens. Ou simplement des crimes crapuleux, on ne savait pas et il eût été de la pire indiscrétion de vouloir en connaître d’avantage. Notre frère aîné nous expliquait qu’il devait plutôt s’agir de règlements de compte entre ivrognes au couteau facile, comme il y en avait partout, et que cela n’avait pas grand-chose à voir avec ce qu’il était convenu d’appeler les événements. Nous ne savions pas ce qui l’autorisait à contredire la version paternelle, mais il allait déjà au lycée et il paraissait naturel qu’il en sache plus que nous.

De la guerre d’Algérie, nous avions quelques échos en voyant de jeunes déserteurs garnir les deux cellules situées au fond de la cour de la gendarmerie. Des jeunes qui parfois nous parlaient alors que nous faisions un petit match de foot dans le petit espace entre les logements de fonction et les garages. Disons plutôt qu’on leur parlait, et qu’ils avaient la courtoisie de répondre.

Toi, tu étais dans le même établissement que lui, que notre frère, mais dans les classes primaires et tes résultats scolaires n’étaient pas bien fameux, si j’en croyais les réprimandes que tu essuyais à chaque remise des bulletins de note aux fins de signatures parentales. Des notes piteuses en dictée et pas plus brillantes en arithmétique, en géographie ou en histoire. Seules tes rédactions te valaient des commentaires flatteurs, qui soulignaient ton talent de conteur porté par ton imagination fertile.

Moi, on m’avait mis dans une école laïque, au grand désespoir de ma mère, mais notre père avait eu gain de cause en mettant sur la table des arguments imparables. J’avais 7 ans, et il valait mieux que j’aille dans l’école du coin de la rue plutôt que de faire des kilomètres avec mes frères pour rejoindre le collège. Elle avait rengracié avec la promesse que je n’y resterai pas.

Tu me manquais, et je t’imaginais ailleurs et avec d’autres que moi. Tes copains d’école avaient l’air moins pauvres que les miens, souvent des fils d’immigrés maghrébins ou portugais. Plus un Italien prénommé Angelo qui n’avait comme goûter qu’une pomme de terre à la pelure, moi qui ne finissait pas mes tartines de Pastador que je lui laissais volontiers.

Le directeur, un certain monsieur Laine, venait parfois vers moi dans la cour de récréation mais je restais muet devant lui, incapable d’articuler le moindre son et de répondre à ses questions. J’avais assisté à des scènes qui ne plaidaient pas en faveur de son établissement ; un gamin battu comme plâtre par un surveillant ou un autre déculotté devant toute la classe, en pleur et le pénis en érection. L’instituteur s’appelait monsieur Sormani et mon père avait parlé à son sujet de Pieds noirs obligés de quitter l’Algérie à la hâte, concluant son histoire par une formule que j’entendrai souvent : « la valise ou le cercueil ». Cela excusait selon lui des tendances autoritaires et un caractère un peu soupe-au-lait. En plus d’une possible difficulté à s’accorder aux mœurs européennes.

La bonne ville de Tourcoing, qui comptait à l’époque plus de 100.000 habitants, n’avait pas réussi à notre mère que l’on avait dû placer dans une maison de repos, à Lompret, entre Lille et Armentières. La tante Alice avait dû la suppléer auprès de notre père et tous deux venaient régulièrement la voir . Elle m’avait fait un beau cadeau pour mes 7 ans, un château-fort garni de soldats moyenâgeux et notre père avait parlé de l’âge de raison qu’on avait tous deux atteint.

Tu étais avec moi durant son séjour car on avait estimé que ses enfants avaient leur place auprès d’elle. On me laissait jouer avec des crayons de couleur, de la patte à modeler ou des mécanos quand tu avais droit, au bénéfice de l’âge, à des cours de Français ou de mathématiques.

Notre mère faisait du tricot, dormait beaucoup et se mêlait parfois à des discussions entre patientes, à condition que l’on s’adresse à elle. Elle se méfiait d’instinct de ses compagnes d’infortune et restait discrète sur ce qui l’avait amené là. Les murs avaient sûrement des oreilles.

À nous deux, elle se plaignait de notre père et de son sale caractère, de ses collègues la plupart alcooliques, des disputes dont elle s’efforçait de nous tenir éloignés, des femmes de la caserne qui la toisaient et la tenaient à distance. Nous écoutions poliment, sans vraiment mesurer ses souffrances et en nous disant à part elle, en imitant notre père, qu’elle était pénible avec « ses plaintes et ses gémissements ». Nous avions pris partie pour elle, même si notre frère aîné s’était rangé du côté du père en lui trouvant toutes les excuses devant une femme dépressive et mélancolique, telle qu’il nous la décrivait avec des mots que nous ne connaissions pas.

Était-ce pendant l’anesthésie que j’avais subie chez un dentiste, ou un dessin animé qu’on t’avait projeté au patronage ? Nous avions uni nos souvenirs et inventé un monde issu de nos deux imaginations enfiévrées.

L’abbé Leblanc, curé de la paroisse Saint-Jean-Baptiste, à la limite de Wattrelos, nous avait ouvert la voie avec un film ayant pour héros des Luniens, sortes de champignons à pois rouges et blancs qui se déplaçaient sur leurs longues pattes blanches dans des décors champêtres. Mais pour broder une petite histoire autour de cela, on avait inventé des ennemis à ces Luniens, des clans rivaux venus d’ailleurs qui avaient pour noms les Bidibos, les Cocolos ou les Nécués. Des noms de tribus nègres et ils avaient tous des traits humanoïdes semblables à des diablotins cornus. Seule leur couleur changeait, sans doute pour qu’on les reconnaisse ; les Bidibos en noir, les Cocolos en rouge et les Nécués en jaune. Les méchants n’avaient de cesse de troubler la quiétude des Luniens en leur faisant la guerre pour s’approprier leur nourriture et mettre leur belle harmonie en péril. Au final, un gentil monstre genre dinosaure de confiserie nommé Camille Dubonvin venait sauver les Luniens et repousser les envahisseurs à coup de cornes . Toi et moi, on avait tout de suite surnommé notre frère aîné de ce ridicule patronyme, ironisant sur ses tendances à surjouer la sagesse de celui qui n’était déjà plus un gamin, se proposant en toutes circonstances d’apporter la concorde et la paix.

On allait parfois en Belgique, sur nos bicyclettes, boire une sorte d’orangeade dans des fontaines à soda. Les bistrots à la frontière étaient toujours pleins et les fritures accueillaient des clients à toute heure. La bière coulait à flots et on entendait des hommes ivres échanger des insultes : « balochard », « balou » ou encore « balouba ». J’appris bien plus tard que lesdits baloubas étaient une ethnie du Congo, ce vaste territoire acheté par Leopold 1er que les Wallons appelaient en riant « le roi Popaul » . On achetait des chewing-gums gagnants, verts, jaunes ou roses, avec des photographies de footballeurs ou de coureurs cyclistes, selon la saison. C’était l’été 1961, avec les figures des routiers-sprinters de l’époque, les Adriaenssens, Nassens, Melckenbeek ou Van Looy. Parfois un Italien, Baldini, Nencini ou Battistini.

Toi comme moi, on voulait jouer au football comme dans nos cours de récréation. Au lieu de ça, on nous avait inscrit aux louveteaux. « Pour les dégourdir », avait dit notre père. Toi comme moi, tu n’aimais pas ça. Les sorties de journée, le dimanche, où on partait tôt le matin avec nos gamelles et nos gourdes. Un jour, tu avais dû me relever alors que j’étais tombé en arrière sous le poids de mon sac-à-dos, comme une tortue renversée. Notre mère bourrait nos sacs de biscuits et nos gamelles de haricots en salade avec des tranches de langue froide. La plupart des autres n’avaient rien et ils se précipitaient comme des morts-de-faim sur nos victuailles surabondantes.

Le midi, on faisait un feu où couvaient sous la cendre des patates et des côtes de porc. On marchait en forêt avec nos sacs et on visitait des églises ou des châteaux. On était dans la même meute, chez les Roux (il y avait aussi les Blancs, les Noirs et les Gris), avec un chef de patrouille, son second et des cheftaines pour nous materner. Tout cela était structuré comme une église et nous passions des tas d’épreuves pour acquérir nos badges de noueurs de cordes, de nageurs, de secouristes, de gratte-guitare ou de faiseurs de feux. On avait des badges, des bandes multicolores, des barrettes et des médailles. Enfin toi, car j’étais considéré encore comme un « novice », incapable de rivaliser avec les plus aguerris. Et maladroit en plus ! Deux mains gauches.

C’est à l’été 1962 que, après toi, j’avais fait ma promesse. Au fin fond de la Thiérache, sur les terres d’un ministre de l’agriculture du grand Charlot, je tendais le bras avec mes camarades au pied d’un chêne en ânonnant les paroles idoines qui tenaient de la formule de sorcellerie. Un engagement solennel à ne pas jamais nous écarter des voies du bien telles que nous les a montrées Notre Seigneur. Tu étais mon parrain, chargé de veiller à ce que j’honore cette promesse jusque dans la tombe. Après le serment, on était allés tous les deux jeter des cailloux sur des araignées d’eau dans l’étang d’à côté.

Tes copains t’appelaient Bébel, uniquement parce que tu te prénommais Jean-Paul, comme Belmondo que les plus vulgaires appelaient Belmoncul. Lui et Bardot surgissaient dans toutes les conversations, et j’amusais les cheftaines en chantonnant les paroles de succès du Twist. Elles m’appelaient Le petit Gibus, sans que je sache vraiment pourquoi et toi, tu étais devenu pour elles Bébert, celui qui était censé être son frère. Les parents étaient venus nous voir au camp, le jour de la promesse. La fierté de notre père se lisait sur son visage quand notre mère était au bord des larmes. Que d’émotion ! On avait repris le train, celui qu’on appelait « le Dijonnais » à Laon et toi comme moi étions contents d’échapper à ces nuits dans les tentes, à ces douches froides, à ces blagues de potaches, à ces gamelles et ces bidons à récurer et à ces jeux de plein air. On ne jouait même pas au football, la seule discipline sportive où on avait quelques capacités.

On allait voir des matchs à Lille en la famille. La tante Alice habitait à deux pas du stade, perdu au milieu de ce qu’on appelait La citadelle, dans le quartier Vauban. Au stade Henri Joris, le LOSC jouait à l’époque en deuxième division et il n’y avait pas de quoi s’emballer en voyant leurs adversaires évoluer à domicile : Limoges, Besançon, le C.A Paris ou Forbach. Moi, j’avais fait mon choix : le Stade de Reims avec leurs manches blanches et leurs maillots sang de bœuf, ceux qui jouaient des Coupes d’Europe et gagnaient régulièrement en championnat. Kopa, Fontaine, Piantoni et leurs successeurs : Akesbi, Sauvage, Soltys… Notre père n’avait pas apprécié ce qu’il percevait comme une indélicatesse, voire une trahison, de la part de son propre fils, mais toi tu avais tenu bon, peu désireux de courir vers la victoire et fidèle au club de cœur de la famille, qu’elle fût proche ou plus lointaine.

Tu avais réussi à persuader le père que c’était dans une équipe de football que nous voulions être, loin des scouts et de leurs mœurs paramilitaires. Tu ne l’avais pas dit comme cela et il n’aurait d’’ailleurs pas fallu, mais tu avais su trouver les mots, faisant vibrer la corde de l’éternel supporter et amoureux du beau jeu qu’il était.

Nous avions hésité entre le cyclisme et le foot en nous disant qu’on pourrait très bien concilier les deux ; le vélo en été et le ballon le reste de l’année. Nous nous régalions de voir passer les coureurs de Paris-Roubaix, sur le vélodrome, de même que nous prenions place au bord de la route pour des classiques comme Gand- Wevelgem. Même les courses de quartier nous passionnaient, que nous regardions depuis la fenêtre en voyant toujours les mêmes coureurs passer au long d’un parcours sans surprise en évitant les véhicules publicitaires.

Nous achetions avec nos étrennes et le peu d’argent de poche qu’on nous octroyait des coureurs en plastique repeints aux marques de nos héros. Avec des dés et une piste, nous refaisions les étapes du tour avec des cases « fringale », « chute » ou « pénalités ». Des dizaines de coureurs qui progressaient au hasard de nos coups de dés, et les résultats nous décevaient, ne correspondant pas à la réalité des rapports de force et des valeurs instituées . La même déception prenait place au football, quand deux équipes de figurines en plastique s’affrontaient sur des cases vert pâle ou vert foncé, comme sur une vraie pelouse. Là aussi, les dés étaient jetés, les attaques prenaient forme et les buts arrivaient mais tout était gâché par le hasard qui ne respectait en rien les hiérarchies. En 1962, le Brésil de Pelé pouvait bien être battu par la Suisse comme la Colombie avait toutes ses chances contre la Hongrie. Ce n’était plus du jeu.

Il valait encore mieux être sur le terrain, après nos essais prometteurs dans les cours de récréation. Ce n’était pas de même nature, les boules de chiffon et les balles en mousse contre les ballons de cuir cousus à la ficelle ; les pelouses tondues contre les rectangles de béton ; les buts en dur contre nos vêtements jetés à la diable pour délimiter la zone dangereuse. Et ces lignes à la chaux, ces gens qui nous regardaient, ces coups de sifflet de l’arbitre, ces vestiaires qui puaient le Synthol. Et puis les visites médicales, les compétitions, les entraîneurs, les dirigeants… Et notre père qui nous engueulait derrière la ligne de touche.

Il nous avait inscrit dans un club à la limite de Tourcoing et de Roubaix. On n’allait pas jouer dans la même catégorie, mais on y était allés ensemble. On était restés les bras ballants après plusieurs tentatives pour trouver l’ouverture d’un grand portail genre Fort Apache et il avait fallu la présence d’un Maghrébin patoisant pour lever l’obstacle. « T’as buqué ? », t’avait-il demandé, sans que ni toi ni moi ne connaissions le mot. Cela voulait dire frapper et il avait prononcé « butchi », ce qui rendait le terme encore plus incompréhensible. Nous nous disions que si tous parlaient de cette façon, il allait falloir veiller à nous procurer une méthode.

Grenier, l’entraîneur des équipes de jeunes, ne parlait pas comme cela . C’était un éducateur à l’ancienne dévoué à un club sportif comme il aurait pu l’être à n’importe quelle association pourvu qu’elle fût laïque. Il n’aimait pas les curés et avait tout de suite dénigré notre école comme un repère d’ensoutanés réactionnaires. Nous n’avions pas compris le mot. Grenier t’avait dit que tu jouerais chez les Pupilles la saison prochaine et que je pourrai intégrer les Benjamins, juste au-dessus des Poussins. Il nous fit mettre le maillot jaune et noir et nous testa sur le terrain, manière de voir ce que nous valions. Après quelques jonglages, quelques dribbles et des tirs pour finir, il nous fit participer à un petit match d’entraînement.

Toi tu avais fait part de ton intention de garder les buts et on troqua ton maillot jaune pour une superbe casaque rouge. Moi j’avais parlé de mes idoles, Kopa et Garrincha, et ces références m’avaient valu le poste d’ailier droit. Grenier n’était pas compliqué.

Habitué aux petits espaces des cours de récréation, je passais mon temps à courir sans toucher un ballon. Le seul dribble réussi m’avait vu m’effondrer, après un tacle assassin, dans une flaque d’eau. On suivait la cotation des joueurs dans l’hebdomadaire France Football, de une à six étoiles et, à cette aune, on m’en aurait donné à peine 2. « Mauvais match », juste au-dessus de « match exécrable ». Quant à toi, tu t’en tirais plutôt bien : 4 étoiles, bon match.

Plus chanceux que moi, tu avais arrêté un penalty d’une main ferme après une cabriole admirée par Grenier qui devait déjà songer à toi comme titulaire au poste. Tu ne semblais pas avoir connu l’angoisse du gardien de but au moment du penalty, mais ce n’était que partie remise, l’anxiété allant devenir ta plus fidèle compagne.

Comments:

Merci Didier. Tant de souvenirs en commun de cette époque lointaine, même si nous avons grandi dans diffrents quartiers (moi, à cette époque, j’étais à la Butte Montmartre). Tout ce qui manque possiblement dans le contexte est la sortie des 45 tours “Apache” des Shadows et “Shaking all over” de Vince Taylor …

Ton frère, il me semble que je l’ai vu une fois chez toi, il y a bien longtemps. Un hommage fraternel sublimé par la force de ton écriture. Tous ceux qui nous sont arrachés au fur et à mesure du temps qui passe…

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.

Catégories

Tags

Share it on your social network:

Or you can just copy and share this url
Posts en lien