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L’HOMME SCHIZOÏDE DU 21° SIÈCLE

Ronald Laing lisant le livre des noeuds. N’y voyons pas malice. Photo Wikipedia.

« 21st Century Schizoïd Man », c’était un titre fameux du premier album de King Crimson en 1969, la grande époque de l’anti-psychiatrie, avec ses théoriciens anglais comme Ronald Laing ou David Cooper. Un concept inventé en 1967 et développé dans les ouvrages des deux psychiatres, notamment l’excellent Le moi divisé de Laing. Quelques années plus tard, en 1972, Deleuze et Guattari allaient s’emparer du concept dans L’anti-Oedipe, leur maître livre ; Deleuze en philosophe et Guattari en praticien dans sa clinique de La Borde. Maintenant que la psychiatrie est devenue affaire de médicaments, de neurosciences et de développement personnel, il n’est pas inutile de faire retour vers ces aventuriers d’une psychiatrie mettant le patient au centre.

On apprendra rien à personne en disant que l’anti-psychiatrie est un mouvement né en opposition à la psychiatrie, en opposition à l’internement et aux traitements médicaux de type camisole chimique et autres électrochocs qui provoquent la souffrance et n’améliorent en rien la situation clinique des patients. Pour ces contempteurs de la psychiatrie traditionnelle, ladite psychiatrie ne devrait même pas être une branche de la médecine tant elle est relative à des dysfonctionnements de la société et aux modes de vie aliénants contemporains. On n’est pas obligés d’être en total accord avec ces théories, mais elles s’inscrivent dans la mouvance libertaire des années hippies et de Mai 68, du moins le mai 68 étudiant. C’est à ce titre qu’elles s’affranchissent des critiques réactionnaires et sectaires de la psychiatrie comme on a pu les voir par exemple dans la scientologie.

Les deux figures les plus imposantes de l’anti-psychatrie sont donc Ronald D. Laing et David Cooper. Ce-dernier est un psychiatre sud-africain qui a le premier théorisé une critique de la psychiatrie traditionnelle, voyant en elle un cadre mutilant et considérant que la maladie mentale tient surtout au christianisme castrateur et au modèle capitaliste de concurrence entre les individus et de consommation effrénée. Cooper tient pour avéré que les premiers établissements psychiatriques en Angleterre ont été ouverts pour les fils libertins et trop dépensiers des familles bourgeoises. Pour lui, le système psychiatrique concentrationnaire est né en U.R.S.S avec les hôpitaux créés à la seule fin de rééduquer les mal-pensants, dissidents et autres ennemis du peuple.

Il est aussi proche de l’école de Palo Alto et de Norman Bateson, celui qui considérait que la schizophrénie était surtout l’effet de la double contrainte (double bind) ou d’injections contradictoires qui tiraillent le malade. Faut-il d’ailleurs l’appeler ainsi, quand Cooper nie la notion même de maladie mentale. Pour lui, l’individu que l’on affuble de cette étiquette souvent infamante n’est que le produit d’un état modifié de conscience né des trajectoires individuelles relatives au contexte social. À la différence des Américains qui se limitent souvent aux aspects intra-familiaux de la maladie mentale, lui considère que c’est l’ensemble de la société qui est responsable des processus d’aliénation ; la société capitaliste aussi bien que « socialiste » par ses injonctions autoritaires et totalitaires, celle qui combat toute déviance et toute marginalité lorsqu’elle ne peut pas les récupérer pour en faire un élément du système marchand ou de l’ordre social.

Il va néanmoins beaucoup travailler avec Bateson et Marcuse (et avec le chef des Black Panthers de San Francisco Stormy Carmichael) pour monter un congrès mondial de « dialectique et libération ». Cooper va ensuite s’établir à Paris en 1972, tissant des liens avec Guattari, Maude Manonni et le courant français de l’anti-psychiatrie.

La trajectoire de Ronald Laing est un peu différente. Il est né à Glasgow et s’oriente d’abord vers une carrière musicale avant d’entretenir une correspondance avec le psychiatre « existentialiste » Karl Jaspers qui décidera de sa vocation. Mobilisé par l’armée britannique qui envoie des supplétifs en Corée (lui en tant que médecin militaire), il rentre à Londres et ouvre une clinique avec Cooper et Aaron Esterton afin de proposer des thérapies originales et des alternatives à la psychiatrie.

Laing a été fortement influencé par Marx, Sartre, Merleau-Ponty puis Marcuse et son discours est freudo-marxiste. Il a été longtemps alcoolique et dépressif lui-même, se rapprochant lui aussi du courant anti-psychiatrique français. Il mourra d’une crise cardiaque alors qu’il effectue un parcours de golf à Saint-Tropez, en parfait bourgeois. Avec Cooper et Esterton, il est considéré comme l’un des pères de l’anti-psychiatrie et l’un des premiers films de Ken Loach, Family life (1971), sur une jeune schizophrène victime de l’oppression familiale et sociale, doit beaucoup à ce courant plus philosophique et sociologique que médical.

Le moi divisé, de Ronald Laing, est un livre passionnant où il commence par développer ses théories basées aussi bien sur la phénoménologie de Hegel que sur existentialisme de Sartre. Le propos est de rechercher les causes psycho-sociales de la maladie mentale en inventant une « science des personnes » qui permette de comprendre les états de psychose et de les traiter.

Son concept de base est l’insécurité ontologique, où l’individu confronté au danger et à la peur dès la plus petite enfance. Une peur diffuse qui aliène ses rapports à l’autorité parentale comme, plus tard, à l’institution scolaire et à la vie sociale. L’individu en insécurité ontologique ne cherche qu’à préserver son moi de ce qu’il perçoit comme un chaos venu de l’extérieur et qui cherche à le détruire.

La deuxième partie est consacrée aux stratégies de défense mobilisées par ces personnes fragilisées. Un moi désincarné va vite se substituer au moi incarné, soit au moi faisant corps avec le corps. La schizoïdie, névrose caractérisée par une allergie aux relations sociales et un repli complet sur soi, renvoie à ce besoin de dissocier le moi du corps afin de le préserver des agressions extérieures.

C’est à partir de là que Laing parle du système du faux moi, ou un simulacre de moi – une sorte de leurre – essaie de créer la diversion pour la préservation du vrai moi constamment menacé. Le schizoïde, et, au stade de la psychose, le schizophrène ont tous deux la peur d’être envahis par les autres dans les relations sociales, amoureuses ou professionnelles. Ils défendent un moi caché par le faux moi et c’est un peu le concept de la forteresse vide dû à Bruno Bettelheim, soit un individu qui use son énergie à préserver quelque chose qu’il croit menacé par l’extérieur, mais ce quelque chose est un grand vide où il finit par se perdre.

La conscience de soi – le titre d’un chapitre – , n’est pour le schizophrène que « l’objet de l’observation d’autrui », à savoir que l’individu n’existe pas en soi et pour soi, mais est conditionné par le regard, l’observation et la perception des autres Laing reprend ses théories du moi et du faux moi chez les psychotiques schizophrènes et il étudie le passage de la névrose à la psychose, soit l’étape où la tension est trop forte pour contenir une folie latente, réprimée, qui finit par s’exprimer librement sans aucune censure et sans aucune retenue.

Laing termine son livre par des cas cliniques qu’il a eu à examiner. Les cas de Peter et Julie. Peter est un jeune homme qui fuit la normalité pour échapper aux conditionnements de ses parents et de la société. Il adopte des attitudes excentriques, allant jusqu’à se travestir. Mais cette recherche d’originalité vise aussi à attirer l’attention des autres, sauf que c’est son faux moi qu’il exhibe, son vrai moi assistant en spectateur à ses outrances.

Pour Julie, c’est le cas d’une jeune fille qui, après avoir été un bébé calme et une enfant sage, se retourne contre sa mère et la rend responsable de son état dépressif qui la fera basculer dans la folie. Elle se sent vampirisée par sa sœur qu’elle admire, disant qu’elle lui a volé son esprit. Elle finira par trouver la clé d’un monde clos sur elle-même qui l’oppresse.

Dans L’anti-Oedipe, Gilles Deleuze et Felix Guattari reprendront les bases de l’anti-psychiatrie en les poussant vers le freudo-marxisme et l’anticapitalisme avec des concepts comme les machines désirantes ou les flux libidineux. C’était en 1972, bien avant l’enterrement de la psychanalyse sous les neurosciences et l’intelligence artificielle. De la psychiatrie considérée comme un secteur marchand comme un autre. Un monde où circulent spectacle et marchandises, à l’infini. Un monde parfait !

RONALD D. LAING – LE MOI DIVISÉ – Stock Plus.

27 novembre 2023

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