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DANS TON SOMMEIL 6.

Minimax. Le plus beau, celui qu’il vous faut, celui qui marche sur l’eau, le président Rosko !

Il nous fallait encore nous faire couper les cheveux chez un coiffeur de quartier nommé ironiquement Antoine. Une tête comme une pomme de terre avec des faux-airs de Robert Dalban. On patientait en lisant des bandes dessinées et il nous prenait l’un après l’autre. On voyait nos cheveux disparaître dans un panier et on ressortait de là complètement déplumés. Ses tarifs étaient abordables, mais ses compétences se limitaient à manier la tondeuse avec une détermination qui confinait à la jubilation. Il coiffait essentiellement des gamins, et il nous donnait généreusement un Carambar au sortir de son salon. Ce goût de caramel compensait mal la perte de nos cheveux et il était devenu, par mimétisme, le goût de nos disgrâces physiques. Antoine faisait de nous pour quelques jours des jeunes hommes timides et complexés.

On se moquait de nous à l’école, et tu t’étais montré suffisamment persuasif pour nous permettre de changer de coiffeur. Nous fréquentions maintenant un salon où plusieurs salariés nous pratiquaient des coupes au rasoir plus esthétiques. Il te fallait bien cela pour aller au-devant de tes conquêtes qui en restaient encore à l’état de flirts poussés.

J’avais aussi mon petit succès avec la fille d’un gendarme, une chipie dont le prénom de Catherine s’était vu transformé, sans grande originalité, en Cathy. Une petite brune délurée avec des yeux d’un bleu intense et des taches de rousseur dans un corps déjà formé. Elle passait son temps à allumer les garçons avec des poses alanguies et des allusions crues au sexe. Elle dispensait ses charmes avec générosité et il était difficile d’en avoir l’exclusivité. Je devais me contenter de quelques baisers volés et de caresses à la dérobée comme je devais sa préférence au simple fait que son père était un ami de la famille. L’aventure prit fin lorsque je la giflais violemment devant mes camarades après qu’elle m’eût en public reproché mon manque d’audace. Selon elle, je n’étais qu’un gamin romantique qui ne savait pas s’y prendre avec les filles et elle préférait nettement ceux qui parlaient moins et agissaient plus. Je me le tenais pour dit mais la petite garce avait dû ravaler sa morgue.

J’étais devenu ami avec son frère aîné, ce qu’on appelait un blouson noir, toujours sur sa moto avec sa casquette vissée sur une masse de cheveux gominés. Philippe me faisait écouter des radios pirates détectées sur un vieux poste à galène et il me prêtait des disques de Gene Vincent ou de Eddie Cochran. J’étais bien obligé d’admettre qu’il y avait eu quelque chose avant les Beatles, et cet ouvrier d’usine textile qui revendiquait la qualité de rocker me le prouvait tant et plus.

Leur père venait souvent chez nous, sifflant toujours ses deux ou trois verres de rouge et il présentait tous les stigmates de l’alcoolisme avec son nez aussi boutonneux qu’écarlate et ses mains tremblantes. Veuf, son épouse avait été tuée dans un attentat du FLN à Alger, alors que la gendarmerie était venue renforcer l’armée. Il en avait conçu une détestation obsessionnelle pour tout ce qui ressemblait à un Maghrébin, et il y avait de quoi haïr dans nos contrées où beaucoup d’Algériens étaient venus louer leurs bras. Il avait une patte folle, souvenir d’Indochine cette fois où il avait sauté sur une mine, et cet estropié des guerres coloniales avait malgré tout quelque chose de jovial, avec son visage rougeaud tout rond qui formait contraste avec des cheveux frisottés déjà blancs. Notre mère l’aimait bien, Pierrot, sensible à l’histoire, répétée en boucle, de la mort de sa femme dans une explosion ennemie. Elle admirait son courage et sa capacité à avoir élevé seul ses trois enfants, même si l’aîné était devenu un délinquant juvénile. Et la cadette une garce, aurais-je pu ajouter.

Des alcooliques, il y en avait plus d’un à la caserne. Certains roulaient en état d’ivresse dans leur camionnette, ce qui ne les empêchait nullement de faire passer des alcootests et d’appréhender des chauffards. Deux Bretons notamment, l’un du Morbihan et l’autre de Rennes. Bacon était connu pour son franc-parler, son sale caractère et sa détestation des chats qu’il poursuivait inlassablement de sa haine, à coups de briques. Jeffray était plus sympathique mais tout aussi imbibé. Sa femme ne pouvait pas avoir d’enfants et cela avait été un plaisir pour eux de nous garder lorsque nous étions enfants. Un accident en état d’ébriété l’avait fait muter à Anzin, près de Valenciennes, où mes parents continuaient à lui témoigner leur amitié en allant parfois leur rendre visite. Il avait quitté le service au bout de 15 ans pour regagner sa chère Bretagne.

Il y en avait beaucoup d’autres, des hommes brisés par les conflits coloniaux et une hiérarchie bornée avec leurs épouses cloîtrées dans un milieu où elles n’étaient que tolérées. Leurs enfants étaient censés raser les murs et ne pas se faire remarquer, et un camarade d’école ou un voisin invités devaient montrer pattes blanches.

Pour les toilettes, il fallait descendre dans la cour où chaque logement avait le sien. L’hiver, on s’éclairait à la torche électrique et l’été, ces commodités pas du tout commodes étaient des étuves. Pour passer ces moments désagréables, toi comme moi inventions des jeux qui étaient en fait des paris sur les choses qui pouvaient arriver. À titre d’exemple, on se disait que si personne n’arrivait dans les cinq minutes à venir, si aucun bruit de pas ne venait troubler notre moment intime, quelque bonne fortune nous arriverait. Au contraire, si nos pronostics dans le temps et dans l’espace se voyaient déjoués, nous pouvions nous attendre aux pires calamités. Mais rien n’arrivait jamais, dans un sens ou dans un autre.

On ne voyait plus notre frère aîné que par intermittence depuis qu’il avait emménagé chez ses oncles et tantes, près de la faculté catholique de Lille. « Tant va la cruche à la Catho qu’à la fin elle s’y case », disaient les mauvaises langues. Il s’était trouvé une deuxième famille et ne semblait pas le regretter, en parfaite harmonie avec leur fils et leur fille. Nous considérions le premier avec réserve, comme un enfant gâté essayant toujours d’attirer l’attention sur lui. Il jouait aussi au football, dans les équipes de jeunes du LOSC où il se vantait de côtoyer de futurs professionnels. Quant à elle, elle ne nous inspirait aucune sympathie, une petite bourgeoise maniérée et capricieuse qui devait nous mépriser, nous deux qui n’étions pas à l’image de ce frère bien parti pour réussir. Les chiens ne faisant pas des chats, leurs parents ne nous inspiraient guère plus d’estime. Lui était un inspecteur du travail et elle une femme au foyer. Des catholiques pratiquants qui ne manquaient pas un office religieux, disaient la prière et, avant chaque repas, faisaient avec componction leur bénédicité. Ils avaient néanmoins la fibre sociale, militant à l’Action Catholique Ouvrière après avoir inscrit leurs enfants à la J.E.C. Elle était une maniaque de la propreté et nous faisait mettre les patins à chaque tentative d’intrusion sur son parquet ciré. C’était devenu un rituel qui nous amusait beaucoup et faisait rire jusqu’à nos parents, moins regardants à cet égard.

Avec deux ans d’avance, le petit génie de la famille avait fait un gros premier trimestre et il était en passe de devenir le major de sa promotion à la fin du cycle. Notre père était fier de lui quand ses excellents résultats dans des domaines techniques tels que le génie civil ou l’électronique nous parlaient peu.

Un esprit sain dans un corps sain. Outre ses parties d’échec et de bridge avec ses condisciples, il faisait partie de l’équipe première du lycée, en junior surclassé. Un milieu de terrain infatigable dont les longs ballons, les changements d’aile et les passes précises étaient appréciées des attaquants de pointe. L’équipe jouait dans des maillots cerclés verts et blancs, comme le Celtic de Glasgow qui allait remporter la Coupe d’Europe des clubs champions cette année-là. Plus modestement, ils étaient montés en deuxième division de district, ce qui leur permettait d’agrandir encore le théâtre de leurs performances, restant toujours malgré tout circonscrites à l’arrondissement de Lille.

Toi, tu étais le gardien des cadets et tes déplacements t’amenaient parfois jusqu’en Avesnois ou dans les Flandres maritimes. J’allais parfois te voir jouer et il t’arrivait de préserver une courte victoire ou un match nul grâce à tes parades et tes plongeons toujours spectaculaires. Il t’arrivait aussi de passer à côté d’un match, pour le peu que tes premiers ballons ne te fussent contraires. Tu jouais beaucoup « au moral », comme on disait dans les commentaires sportifs, capable du meilleur comme du pire, selon les mêmes clichés journalistiques.

À l’école, ça n’allait pas très fort. Ta deuxième année de menuiserie avait pris fin alors que tu te morfondais dans l’atelier en trouvant le temps long. Tu en avais assez du bois, d’autant que l’artisanat du début avait fait place à des méthodes plus industrielles. On te laisserait terminer l’année avant de t’orienter vers le commerce, une branche où tu serais plus à ta place. On avait quand même souligné ton instabilité et ton inconstance, et notre père ne te voyait pas faire long feu dans les études.

Il te faudrait laisser là rabots, tenons et mortaises pour faire un peu d’anglais, de correspondance commerciale, de comptabilité et de dactylographie. Tu repartais en première année et tout était à refaire. Notre père n’était pas loin de penser que ce brusque changement d’orientation dénotait un caractère faible et une fragilité qui n’allait pas manquer de se révéler. Pour toi, il n’y avait pas péril en la demeure et tu allais vite te faire de nouveaux amis. Juste une erreur d’aiguillage, ça arrivait à tout le monde.

Tu n’as jamais rien lu, à part quelques livres de la bibliothèque verte qui te tombaient des mains. Je commençais à lire des San Antonio et des classiques dénichés à la bibliothèque. On lisait encore Pilote et Salut Les Copains tout en écoutant le Président Rosco sur RTL. « Le plus beau, celui qu’il vous faut, celui qui marche sur l’eau ».

Il faut dire que l’été 1967 avait été torride. On écoutait les derniers échos des radios pirates, on regardait Bouton Rouge à la télévision et on partait tous deux à la cueillette des simples et à la moisson des albums. La capitale de la pop music s’était déplacée de Londres à San Francisco, et tu n’aimais pas trop ces nouveaux groupes américains qui prenaient des libertés avec les mélodies et se lançaient parfois dans des improvisations n’ayant pas tes faveurs. Tu aimais les mélodies suaves et les paroles sentimentales, les Bee Gees, les Walker Brothers ou les Hollies. Et puis tu trouvais tous ces nouveaux groupes trop politisés, toi qui n’avait jamais eu la tête très politique.

En juillet, on avait passé notre dernière année au château. On passait notre temps à écouter la radio et à enregistrer les titres qui nous plaisaient, bien décidés à en faire l’acquisition dès que nous serions retournés en ville. La mort de Tom Simpson t’avait beaucoup affecté et, comme pour compatir à sa destinée tragique, tes crises d’asthme avaient recommencé. Dans la salle de jeux, on faisait des parties de tarot et on squattait la salle de ping-pong, quand cela n’était pas le baby-foot. Deux spécialités dans lesquelles tu excellais.

Un gamin nous avait demandé comment fonctionnait le magnétophone, et nous lui avions dit, pour plaisanter, que des petits lutins étaient à l’intérieur de la machine pour en actionner les mécanismes. Il n’avait pas eu notre sens de l’humour et s’était jeté sur l’appareil comme pour en faire sortir les malheureux emmurés condamnés à passer leur courte vie dans l’obscurité à faire tourner des bobines. N’empêche, il avait fait choir notre précieux magnétophone et il nous faudrait le faire réparer. On n’avait plus qu’à jouer aux cartes puisqu’il avait plu quasiment tous les jours. L’été de l’amour s’était passé sans nous ou plutôt étions-nous passés à côté.

Dans ta première année de C.A.P section Commerce, tu avais comme copain un certain Ribeaucourt, un petit rouquin chevelu déjà bien enveloppé, toujours habillé en costard avec, l’hiver, une sorte de redingote jugée par beaucoup ridicule. Il avait un ami nommé Saint-Jean, qui était lui un vrai mod avec lavallière, chemises roses ou mauves à jabots, pantalons à pinces et vestes cintrées. Les deux faisaient trafic de disques récupérés dans les juke-boxes de cafés et de discothèques en Belgique. Il semblait y avoir toute une faune bigarrée dans ta classe, des individus originaux, sortes de Beaux Brummels de lycées, qui n’avaient plus grand-chose à voir avec les gamins un peu rugueux des classes techniques.

En tout cas, ils achetaient des centaines de 45 tours pour presque rien et les revendaient dans la cour de récréation à leurs condisciples. Avec eux, on enrichissait une collection qui faisait maintenant des envieux. Nous aussi il nous arrivait d’en vendre pour pouvoir en acheter d’autres, mais on avait suffisamment de goût pour garder les meilleurs. On avait déjà cédé tous les yéyés, autant de super 45 tours qui nous avaient valu un petit pactole. Mais les petits trafics de Ribeaucourt et de Saint-Jean finirent par être découverts par nos maîtres alertés par un surveillant qui avait reniflé une combine louche. Ta dernière acquisition fut ce Their Satanic Majesties request des Stones, avec pochette kaléidoscopique à effets de relief en trois dimensions. C’était là notre plus beau Noël.

Tes cours n’avaient pas l’air de te passionner, pas plus que ne te motivaient tes classes de menuiserie. If I Were A Carpenter… Aux vacances, on avait passé quelques jours avec notre frère aîné, dans sa nouvelle famille, toujours pour soulager notre mère qui en avait assez de nous avoir dans les jambes. On avait passé nos journées à regarder toutes les épreuves des Jeux Olympiques d’hiver, à Grenoble.

On s’était mis à fumer, toi comme moi. Toi encore plus que moi et depuis plus longtemps, malgré ton asthme. Après les Troupes piquées dans l’armoire paternelle (il en recevait des cartouches gratuitement), on s’achetait des blondes mentholées (Cool ou Alaska) avant les Gauloises bleues et les P4 pour les jours de dèche. Le père ne pouvait pas vraiment nous blâmer, tant c’était chez lui une vieille habitude. À l’école, on fumait dans les chiottes et on s’était fait tous les deux coller pour le même motif, après avoir été pris en flagrant délit. On allumait nos cigarettes et on tirait comme des sapeurs en espérant les finir au plus vite, ce qui laissait apparaître un bout de mégot en forme de carotte qu’il ne restait plus qu’à balancer dans les cabinets.

Chaque dimanche de cet hiver-là, notre père faisait la circulation à un carrefour sur la route nationale entre la frontière belge et Lille. La patte d’oie. Il partait pour la journée avec ce qu’il appelait une « ration de soldat », soit des cigarettes, des boîtes de conserve et des tablettes de chocolat. Il revenait le soir souvent d’une humeur massacrante, en attendant d’être relevé de ce genre de mission indigne de lui. Place aux jeunes ! De toute façon, il ne se voyait plus un grand avenir dans la gendarmerie et attendait d’avoir atteint ses 25 années d’ancienneté pour saluer la compagnie et s’employer dans le civil.

Il avait été réquisitionné en Mai 68, appelé à mater les insurrections étudiantes ou ouvrières dans tout le département. À Renault Douai ou dans les facultés lilloises, il reprenait du service actif, comme au temps de la gendarmerie mobile où il était amené à réprimer des piquets de grève dans tout l’hexagone. Il veillait à ce que l’on ne manque pas une journée d’école, même si la moitié de nos professeurs étaient en grève. Toute faiblesse de sa part sur ce point équivaudrait à encourager la chienlit et les temps nécessitaient des hommes de sa trempe pour ne pas verser dans le chaos.

Nous deux, on avait l’impression d’être déjà en vacances. On nous occupait comme on pouvait et on passait le plus clair du temps en cour de récréation. C’est le pays entier qui était en récréation avec des gens qui tiraient la gueule et d’autres qui se parlaient et semblaient libérés.

En fin d’après-midi, on passait près d’un parc où des lycéens prenaient la parole et recueillaient des acclamations pour quelques slogans vengeurs. On les écoutait, pas vraiment concernés, en espérant que la récréation durerait le plus longtemps possible. Une utopie qui nous semblait à notre portée, mais c’était encore beaucoup trop demander.

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