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NOTES DE LECTURE 62

Lectrice prête à rejoindre les bras de Morphée ? Photo Jacques Vincent, serial photographe

JUAN JOSÉ SAER – L’ANCÊTRE – Flammarion / 10/18.

Revoilà Saer, ma grande découverte littéraire de l’année (et elle n’est pas finie) ; On se souvient que j’ai déjà parlé ici de deux romans de lui (L’enquête et L’occasion), et je ne me lasse pas de cet auteur argentin étrange dont la prose poétique va loin dans les hauteurs philosophiques et métaphysiques. Peut-être encore plus dans celui-ci, qui n’est pas son meilleur. C’est parfois difficile à lire et je me dois d’avouer que j’ai failli renoncer après avoir lu une vingtaine de pages. Mais j’ai continué, et grand bien m’en a fait.

La couverture de l’édition de poche est un tableau de Goya, Martyre des jésuites Brebeuf et Lallemant, et ce n’est pas un hasard. C’est l’histoire d’un vieil espagnol qui, sentant venir sa mort, raconte sa vie aventureuse à travers l’Amérique du Sud.

Il s’embarque comme mousse très jeune sur un voilier voguant vers les Amériques et, le long d’un fleuve (on suppose qu’il s’agit de l’Amazone), des indiens tuent tout l’équipage, le laissant seul en vie, pour témoigner de leur existence auprès du monde.

Des indiens qui organisent ce rituel tous les ans, au début de l’été, massacrant les équipages et les mangeant dans des jours et des nuits orgiaques suivantes où tout est permis. Une tribu cannibale qui passe le reste du temps à expier ses crimes, dans la mélancolie et l’apathie.

Un beau jour, le jeune otage est relâché, hissé dans une pirogue remplie de cadeaux. Il ignore pourquoi on l’a gardé en vie et pourquoi on l’a relâché. Il sera sauvé par un bateau de colons qui le rapatrient en Espagne où il se réfugiera dans un monastère avant de rejoindre une troupe de théâtre ayant monté un spectacle inspiré de ses aventures. Puis il part fonder une famille et, resté seul, écrire le récit de sa vie.

C’est en fait un long poème en même temps qu’un récit de voyage avec toujours une riche pensée sur l’homme. Le narrateur, jamais nommé (on ne connaît que le nom que lui donneront les indiens) est parmi cette tribu en ethnologue, un ethnologue qui n’aurait pas oublié d’être à la fois poète et philosophe. Son but est d’essayer de percer le mystère de cette tribu qui vit dans la brume, ne reconnaît pas les autres et le monde extérieur, l’obscurité et la lumière, le bien et le mal, la vie et la mort. Ils ont peu de mots qui peuvent signifier mille choses. Ils vivent dans la tristesse en attendant une mort attendue et espérée, tout n’étant pour eux qu’un mauvais rêve juste interrompu par ce cérémonial cannibale et orgiaque dont ils se punissent sévèrement.

On achève ce livre songeur, sans bien comprendre ce que l’auteur veut faire passer. On a d’un côté un roman d’aventure, comme auraient pu l’écrire Poe ou Stevenson et d’un autre côté une sorte de Aguirre, le film de Werner Herzog, même si les conquistadors ne sont jamais nommés et si les indiens du livre n’ont rien de bons sauvages.

On est plutôt au cœur des ténèbres, pour reprendre un titre connu, et on s’y enlise presque avec volupté. Vite, d’autres Saer, ou ses œuvres complètes !

MICHAEL MOORCOCK – L’ÉPÉE DE L’AURORE – Titres SF / Jean-Claude Lattès.

On connaît Michael Moorcock comme maître d’un genre qu’on a appelé l’Heroic & Fantasy, soit un fantastique devant beaucoup aux légendes médiévales et aux contes germaniques, scandinaves ou celtiques. Voir Tolkien par exemple. C’est aussi quelqu’un qui a fondé la revue de Science-Fiction New Worlds et a aussi fait dans le rock, travaillant avec des groupes comme Hawkwind ou le Blue Öyster Cult, en tant que parolier.

C’est un univers – ou plutôt des univers – complètement loufoque. Un monde où un empire malfaisant dont tous les chefs de guerre portent des masques de bêtes se heurte à la résistance d’un petit îlot d’humanité oublié de tous. C’est le point de départ de la saga mais les personnages et les situations décrites laissent pantois tant l’imagination est au pouvoir ici avec, ce qui ne gâte rien, un style haut en couleur et des expressions et tournures de phrase aussi désuètes qu’élégantes.

La granbretanne (capitale Londra) contre Kamarg, ou l’empire du mal contre un dernier carré où la résistance s’organise avec deux preux chevaliers – Hawkmoon et D’Averc – partis combattre les forces maléfiques et sanguinaires qui règnent sur un monde de malfaisants depuis ce que l’auteur appelle la grande tragédie du XX° siècle, soit la chute de l’Europe dans les ténèbres. Une guerre nucléaire ? Un holocauste ? Un cataclysme ? On ne sait pas.

Les chevaliers d’Airain sont aidés par un vieux sage réfugié dans une caverne du Pays De Galles (dans l’ouest de la Granbretanne, dit-on) et qui détient l’anneau permettant de voyager dans des univers parallèles et dans le temps comme dans l’espace. On suit donc les batailles à l’épée contre les princes félons comme Martellus qui est à la recherche du vieux sage, comme contre les pirates de l’Asicommuniste (eh oui, ça s’appelle comme ça). En fait, des récits de cape et d’épées façon roman populaire du XIX° siècle mais à la sauce univers parallèles, physique quantique, rayon laser et magie noire.

Mais les monstres restent des monstres et il est question d’épée de l’aurore, soit une sorte d’Excalibur invincible, de bâton runique, une sorte de Dieu fait objet et de moult sortilèges, sorts et maléfices.

Bon, disons que ça se lit facilement et que l’histoire peut nous tenir en haleine. On va pas en lire des tas comme ça, mais cette impression de régression dans des romans de chevalerie et des univers irrationnels fait du bien.

Pour nous contredire, on vient de trouver dans la boîte les récits complets de Elric le nécromancien, qui était l’œuvre majeure de Moorcock. Pourquoi pas ? C’est bon de retourner en adolescence, à 70 ans. L’effet d’un sortilège, sûrement.

FRANCIS CARCO – L’HOMME TRAQUÉ – Albin Michel / Le livre de poche.

C’est bon aussi de retrouver Carco, écrivain populaire (populiste?) du début du siècle (le XX°), autant dire de la belle époque, des faubourgs ouvriers et des peintres montmartrois. Il est notamment l’auteur de Jésus la caille, chantre des mauvais garçons et des filles de joie, d’un Paris populaire qui n’a guère laissé de traces. On peut lui trouver un cousinage avec des auteurs comme Eugène Dabit (Hôtel du Nord), Léon-Paul Fargues (Le piéton de Paris), Charles-Louis Philippe (Bubu de Montparnasse) ou Pierre Mac Orlan (Quai des brumes). En bonne compagnie.

Pourtant, ça commence mal, le livre est dédié à Paul Bourget qui a aidé Carco à obtenir un prix littéraire. Simple renvoi d’ascenseur on dira. Entre un Bourget et un Carco, il y a toute la différence entre un plumitif installé et convenu et un écrivain de talent.

Il y avait déjà ce roman de Tristan Bernard, Aux abois, qui décrivait par le menu les angoisses d’un criminel traqué par la police. C’est ici un peu différent, mais on retrouve les mêmes ressorts.

L’histoire est simple pour ce court roman. Lampieur (contraction de Lampion et de Lempereur?) a tué sa concierge, trop insistante à lui exiger son terme. Il est boulanger et des prostituées du quartier – on est aux Halles à Paris – ont l’habitude de déposer quelques sous par le biais d’une ficelle pour atteindre le soupirail où il fait son pain et ainsi s’approvisionner.

Léontine, l’une de ces prostituées, a été témoin du crime, c’est du moins ce qu’il pense. Tout le roman, avec une subtilité rare, décrit les rapports de crainte, de haine et d’amour qui se tissent entre les deux personnages. Elle sait et il sait qu’elle sait. Ils vivent un moment ensemble mais s’épient et se détestent autant qu ‘ils ont besoin l’un de l’autre.

Finalement, Léontine veut partir et échapper à sa condition de prostituée, comme si Lampieur par son crime lui avait ouvert les yeux sur sa destinée. Lampieur, lui, qui a tué comme on se suicide, songe à partir loin avec elle et croit pouvoir ainsi supporter la culpabilité qui l’accable.

Ils n’iront pas loin mais on s’en doutait. L’intérêt de ce livre réside dans cette descente en profondeur dans l’âme tourmentée de deux individus unis par le crime. Il est aussi dans cette description presque entomologique du Paris des Halles, ses bistrots, ses petits hôtels et ses prostituées.

Carco est aussi l’auteur de Jésus-La-Caille, histoire d’un proxénète homosexuel, et de Brumes qu’il a toujours considéré comme son meilleur roman. En tout cas, il est l’un des écrivains les plus sous-estimés de l’histoire de la littérature.

Ce n’est pas cette chronique qui va lui rendre justice devant la république des lettres et l’histoire littéraire. S’il peut inciter une ou deux personnes à le lire, au hasard d’une brocante. C’est qu’on est devenu modeste, avec le temps.

ENZO TRAVERSO – MÉLANCOLIE DE GAUCHE – La Découverte.

Déjà, rien que ce titre, ça donne envie. On a déjà parlé de Traverso ici et de son livre magistral Révolution : une histoire culturelle, un choc ! Le présent livre est sous-titré « La force d’une tradition cachée XIX° – XXI° siècle » ; un sous-titre énigmatique mais qui incite à la lecture et, comme pour Révolution, on n’est pas déçus.

Traverso est l’un des rares penseurs à ma connaissance qui associent politique, culture et arts dans la tradition d’un Walter Benjamin qu’il cite souvent. La plupart des essayistes et philosophes de gauche sont plus souvent des économistes ou des spécialistes des questions sociales ou sociologiques.

On voudrait connaître tous les auteurs que cite Traverso comme toutes les productions artistiques dont il fait mention tant cet univers et d’une richesse inouïe. On aimerait aussi saisir tous les concepts qu’il développe avec une intelligence rare, mais notre relative inculture philosophique nous en empêche.

De quoi s’agit-il ici ? De politique, de communisme, de gauche, de culture, d’art, de philosophie mais aussi de mélancolie. Une mélancolie qui n’est pas à confondre avec la nostalgie mais qui est la résultante de toutes les luttes passées et de tous les combats perdus qui se sont heurtés sur ce fameux mur tombé en novembre 1989, comme si c’était la vraie fin d’un mouvement téléologique de l’histoire qui, par les erreurs corrigées et les essais rectifiés, nous conduisait vers un nouvel âge de l’humanité. Comme Tocqueville ou Chateaubriand étaient restés mélancoliques après la chute des monarchies, y a-t-il maintenant une mélancolie de gauche ?

Et Traverso d’énumérer à la lumière des œuvres d’art les grandes heures du mouvement ouvrier et de la gauche : 1848, la commune, la révolution d’octobre, la révolution spartakiste, le Front populaire et jusqu’à la Libération et Mai 68, sans parler des combats altermondialistes, de la résistance des peuples d’Amérique latine et des luttes du monde entier contre l’impérialisme et l’oppression.

Il appuie la plupart de ses réflexions sur des penseurs comme Walter Benjamin, Marcuse, Adorno et l’école de Francfort et jusqu’à Derrida ou Ben Said, sans parler de tas d’auteurs que je ne connais que de nom (ou pas du tout). On devrait se préparer à lire ce genre de livre très riche par des initiations à d’autres auteurs comme on a besoin de passeurs avant d’aborder certaines œuvres de telle ampleur.

Faute de quoi, on craint de ne pas rendre compte avec pertinence de ce livre, voire d’être passé à côté tant les concepts sont complexes, tant le fil de la démonstration peut être ténu.

Toute la question des lieux de mémoire, devenue sujet d’histoire dans les années 1980 sous l’impulsion d’un Pierre Nora après les thèses réactionnaires de François Furet sur la Révolution française tend à réifier le passé révolutionnaire, à le considérer comme chose morte. Le chapitre 3, consacré au cinéma, souligne bien ce fossé entre les cinéastes russes de la révolution (Eisenstein) jusqu’au néo-réalisme italien de l’après-guerre comparé aux formes post-modernes intériorisant la défaite dans le cinéma d’un Nanni Moretti ou d’un Emir Kusturica. Mélancolie, désespoir, nihilisme ? Entre les deux, un Chris Marker qui sublime les révolutions tout en signant leurs nécrologies ou une Carmen Castillo ou un Ken Loach, en romantiques révolutionnaires.

« Les utopies  du XX° siècle sont encore à inventer », peut-on lire à la fin d’un chapitre. Et si c’était là le vrai sujet du livre ? Se servir de la mémoire des luttes, la réveiller pour inventer d’autres possibles.

Dans l’avant-dernier chapitre, l’auteur souligne les ambiguïtés de Marx par rapport au capitalisme (un saut qualitatif selon lui) comme au colonialisme (l’occident supérieur). Les vrais anticolonialistes étaient les anarchistes, pas cette gauche républicaine qui croyait apporter le progrès et la civilisation. Rendez-vous manqué, encore un, entre le communisme occidental des Gramsci ou Adorno et le communisme noir des CLR James ou WEB Du Bois. Mélancolie des regrets ?

Le dernier chapitre, peut-être le plus intéressant, confronte les personnages de Walter Benjamin et de Daniel Ben Said à la lumière de ce qu’ils ont vécu : le premier la montée du nazisme et la tentative de fuite en Espagne (il mourra à Port-Bou en 1940), le second avec la montée du capitalisme financiarisé, du néo-libéralisme et la chute du mur. Il fait dialoguer les deux auteurs, deux auteurs dont je n’ai rien lu, à mon grand dam. Benjamin évoque le messianisme révolutionnaire s’inspirant de la théologie et de la mystique juives quand Ben Said se méfie de l’utopie et du messianisme mais voit dans les nouvelles formes de luttes des raisons d’espérer.

Bref, ceci n’est en rien un obituaire ou un mausolée, mais un appel à la mémoire vivante (pas celle des commémorations) pour la transmettre et réactiver les espérances du passé. Un maître livre, prêté par un ami et que j’aurais bien voulu garder pour en relire et méditer certains passages. Je vais quand même pas le commander chez Amazon.

10 mai 2024 (la date correspond à merveille au dernier livre chroniqué).

Comments:

Merci, Didier, pour ces introductions à des ouvrages que je ne connaissais pas, particulièrement à celui de Juan José Saer car, ayant passé moi-même un an en jungle amazonienne de Colombie (notre base était située à Leticia) où j’ai travaillé comme guide de safaris en 1971-1972 (plus un retour en juillet 1975), je suis particulièrement sensible à tout ce qui touche au mythe de la forêt tropicale de cette région, de ses diverses tribus locales, ainsi que de sa faune et de sa flore. Cela fait déjà 52 ans que j’y étais, mais c’est toujours en moi ,et ça remonte rapidement à la surface dès que quelque chose comme ton article me permet d’y replonger un peu.

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