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DANS TON SOMMEIL Chapitre 12.

Une clientèle bohème avec deux filles qui s’embrassaient goulûment au comptoir. Daniel Grardel again. Grateful thanks à lui.

J’étais assis toute la sainte journée avec une pelletée de médicaments matin, midi et soir. J’avais l’impression d’expérimenter tous les produits nouveaux des laboratoires pharmaceutiques. Le médecin parlait de décompensation et de dépression profonde. Je passais mon temps à somnoler ou carrément à dormir, sans même être capable de lire plus de trois pages de n’importe quel livre. Tout me tombait des mains avec cette camisole chimique qui rendait toute communication impossible avec le monde extérieur.

Tu n’avais pas changé, toujours à te plaindre de tes conditions de travail et du manque d’implication de ta Marie-Claude qui ne faisait pas suffisamment cas de toi. Tu en voulais trop et elle te donnait juste de quoi nourrir tes espoirs. Le pire est que tu ne semblais n’avoir pour horizons qu’elle et les douches écossaises auxquelles elle te soumettait.

Jacques m’avait envoyé une longue lettre où il détaillait le programme des arènes d’Orange, et je croyais que les épisodes psychotiques ne pouvaient provenir que des hallucinogènes de type LSD, mais il semblait que le pétard empoisonné m’avait fait autant d’effet. Je me souvenais vaguement que le concert avait eu lieu dans une église et que j’étais monté en chaire pour mieux voir Nico, la prêtresse vénéneuse à l’harmonium. Ces deux types m’avaient accosté avec leur baratin d’ultra-gauche et leur calumet de la paix. Ils disaient être là pour Baader, Meinhof et Eslin, des héros révolutionnaires qui agissaient concrètement contre le capitalisme autoritaire de cette Allemagne mal dénazifiée. J’avais sur moi un numéro d’Actuel, un mensuel qu’ils trouvaient fasciste au premier degré. À la sortie, Jean-Louis me disait qu’un tel jugement n’avait rien de choquant et qu’ils pouvaient trouver l’écriture fascisante, me citant Barthes et toute une batterie d’éminents linguistes. Ça avait fini par faire boom dans ma tête, comme si ce flux d’informations contradictoires était beaucoup trop pour un cerveau qui s’efforçait de rester si peu que ce soit rationnel. J’étais mur pour l’asile, comme pour notre mère, et bientôt comme pour toi. L’hérédité, l’atavisme, il fallait croire.

En guise de convalescence, Jacques m’avait invité à passer quelques jours dans la ferme de ses parents, au fin fond du Berry. On passait nos journées à écouter des disques ou à en acheter chez un disquaire de Bourges où nous nous rendions à vélo. Le père était un fort gaillard plutôt taiseux et la mère une femme fragile qui bougonnait dans ses dents dans un perpétuel mal de vivre. Il y avait aussi le beau-frère, le frère de sa mère, un ouvrier agricole un peu simple qu’on n ‘arrêtait pas d’engueuler en parfait souffre-douleur. Et le grand-père, assis dans un fauteuil, qui jouissait du respect commun eu égard à ses années passées courbé sur cette même terre.

On était au point central de la France, dont plusieurs communes se disputaient l’exclusivité. Le citadin que j’avais toujours été tombait en pâmoison devant les troupeaux de vache et les prés à cochons. On regardait les vastes étendues en caressant l’idée d’organiser un festival pop, même sans y croire le moins du monde. On discutait beaucoup de la vie telle qu’on la vivait et de ce qu’elle pourrait être à travers nos rêveries nourries des lectures oniriques de Tolkien, de Lovecraft ou de Philip K. Dick. La réalité nous décevait tellement.

On avait même fait appel à moi pour rentrer les foins et j’avais craché mes poumons avec mes deux paquets de Celtiques par jour. Son père avait beaucoup ri devant ce gars des villes incapable d’efforts physiques, pas fait pour les durs travaux des champs. Je n’avais jamais prétendu l’être, mais je constatais combien j’étais en complet déphasage avec ce monde. On était habillés comme des dandys, de quoi intriguer les rares personnes qu’on croisait. On était un peu comme ces truands endimanchés des films d’Audiard, en cavale à la campagne.

Avant de reprendre le travail, j’avais décidé de m’offrir un toupet qui aurait dissimulé une calvitie de plus en plus voyante. Je faisais plusieurs salons de postiches et de perruques et des employées testaient sur moi leurs produits avec des photographies d’acteurs ou de chanteurs afin d’orienter mes choix. Je me décidais pour un demi-toupet accroché à mes cheveux de derrière et qui couvraient mon crâne dégarni. En sortant de là, j’avais l’impression que les filles me regardaient avec plus d’intérêt et que j’aurais pu les aborder avec une assurance jamais ressentie auparavant. Mais ce n’était qu’une illusion et je me séparais vite de cette prothèse ridicule que tout le monde, au boulot, avait facilement repéré. J’avais honte je m’étais résolu à mettre cette cochonnerie, qui m’avait pourtant coûté cher, à la poubelle. Après tout, je serai chauve si c’était mon destin et j’en avais assez qu’on me donne des exemples de « beaux chauves » façon Yul Brynner, Teddy Savalas ou le batteur du groupe pop américain Spirit.

Toi tu ne perdais pas encore tes cheveux, mais ça n’avait pas l’air de te rendre plus heureux. Le tissu industriel se désagrégeait à grande vitesse dans la métropole, et on parlait partout de compression de personnel, de charrettes et de licenciements secs. Décidément, l’épée de Damoclès te suivait partout où tu passais, et tu craignais qu’elle ne s’abatte sur toi une seconde fois. En cela, tu ne te trompais pas. Ton flirt t’avait fait renouer avec tes efforts vestimentaires et tes coupes de cheveux soignées. Tu cherchais à pousser ton avantage et à percer le mur de sa réserve, mais tes beaux atours n’étaient d’aucune utilité et il t’aurait fallu des trésors de séduction que tu n’avais pas. Ou au moins un permis de conduire et une situation professionnelle stable, choses que tu ne pouvais pas encore garantir ni à elle ni à personne. Et tu n’avais pas assez d’esprit de dérision et d’humour pour envoyer tout cela promener, les contraintes, les renoncements, les conventions, les filles à marier et les boulots de con. Tu jouais le jeu et tu t’étais montré compréhensif, mais rien ni personne n’arrivaient en récompense.

J’avais repris mon poste à Paris, et j’étais à nouveau en grève, cette fois contre les consoles de visualisation et les problèmes optiques qu’elles pouvaient entraîner. Je n’étais pas renseigné sur la question mais j’aimais à faire la grève, la seule occasion de retrouver les collègues dans un cadre différent que ces mornes heures de travail. Des militants de l’OCI, des Lambertistes, avaient pris les commandes d’une fronde qui commençait à inquiéter les pontes de la direction.

On nous avait promis un suivi médical rigoureux et des primes de technicité et la reprise avait eu lieu dans le calme. Compte tenu de mon absence après une nouvelle rechute, on m’avait confié un poste plutôt tranquille : l’écoulement du trafic télégraphique entre Paris et Nouakchott (Mauritanie). Les gars qui m’entouraient faisaient des blagues racistes en imaginant leurs correspondants partir chasser le lion ou faire la sieste dans un hamac, lorsque le trafic se trouvait interrompu. On savait rire et ils se demandaient pourquoi je ne partageais pas leur hilarité. Enfin l’Afrique quoi : y’a bon Banania, les tam-tams dans la jungle et goulou goulou dans la case. C’est-y pas drôle ?

Je retournais chez mes parents pour les fêtes et, revenu à Boulogne (notre frère aîné avait déménagé), je passais faire un tour à Issy-les-Moulineaux chez Oncle Joe, rentré du Vietnam après le départ des Américains. C’était dommage pour certains, notamment un Jean D’Ormesson qui regrettait « un air de liberté », ce à quoi avait répliqué Jean Ferrat avec ironie.

C’était le jour de la fête du Têt, et la coutume voulait que le premier visiteur allait déterminer l’année entière. Manque de pot pour eux, et surtout pour son épouse qui vint m’ouvrir, j’avais les cheveux et les ongles sales, et de plus mal habillé, ce qui ne laissait pas entrevoir une glorieuse année 1976. Bah, superstitions que tout cela.

Il avait sorti un nouveau livre au Mercure de France, avec une préface de Michel Cournot, un ami à lui qui était critique au Monde et au Nouvel Observateur. Il avait le vent en poupe, et je ne pouvais m’empêcher d’associer cette formule à un personnage d’une bande dessinée de pirates, un marin à mâchoire d’enclume fort en gueule, à la Popeye. Écrivain publié, journaliste reconnu et tenu pour référence sur le Sud-est asiatique, il pouvait quitter les Télécoms et penser à faire autre chose. Je n’avais pas cette chance, mais était-ce de la chance ?

Avec Jacques, on avait passé une semaine à Amsterdam, logés dans une auberge de jeunesse. Un jeune arabe souvent en prière nous faisait le thé tous les matins et on parcourait la ville, toujours à la recherche de raretés vinyliques. Il nous fallait des disques de ces groupes hollandais des années 1960 – Outsiders et Q65 et, en même temps, il y avait un fan club des Flamin’ Groovies où on aurait pu rafler le peu qu’il nous manquait. On prenait des tramways sans payer et, en cas de contrôle, on nous priait simplement de descendre, sans la moindre amende.

On passait nos journées à flâner le long des canaux ou à faire des balades sur des bicyclettes blanches mises à disposition le long des quais. On faisait aussi les musées et j’avais réussi à traîner mon ami dans l’enceinte de l’Arena Stadium de l’Ajax où Cruyff ne jouait déjà plus. Le soir, on regardait les filles en vitrine et on fréquentait la Melkweg ou le Paradiso, se faisant à chaque fois proposer de l’héroïne et déclinant invariablement l’offre. Là, il y avait des concerts, des jeux, des happenings, du cinéma… De quoi regretter la grande époque des Provos et des Kabooters.

En revenant, on s’était fait fouiller de fond en comble par des flics à la gare qui nous soupçonnaient d’on ne savait quel trafic. On avait consommé là-bas, sur place, mais pas assez fous pour en amener avec nous. C’était plutôt une séance d’humiliation et on notait leurs sourires complices en sortant des sacs du vernis à ongles ou du fard à joues. Gauchistes, pédés et sûrement camés… On va s’occuper de vous mes gaillards !

Avec toi, j’avais vu le film de Milos Forman d’après le roman de Ken Kesey, Vol au-dessus d’un nid de coucous. Tu étais revenu le voir plusieurs fois, comme si cette histoire te fascinait. Les personnages du film, Mac Murphy, Grand chef ou Billy Bubbitt, étaient devenus tes héros ; des opprimés qui avaient réussi à renverser la table, à terrasser leurs oppresseurs et à enrayer la machine à brouillard. Je ne sais si tu y voyais les prémices de ce que tu aurais à subir, l’esquisse de ton destin, mais jamais je ne t’avais vu plus enthousiaste que pour ce film et j’en venais à m’en inquiéter.

En mai et juin, c’était les fêtes politiques et on les faisait toutes. Fête du PSU, fête de Rouge, fête de Libération, fête de Politique Hebdo ou de Lutte Ouvrière, en attendant la fête de l’Huma en septembre. On n’était pas sectaires et c’était l’occasion de voir quelques groupes et chanteurs à vil prix. Et puis on s’instruisait avec des livres, des revues et des débats sous chapiteaux avec la fine fleur des intellectuels et philosophes gauchisants.

Un soir, un jeune acteur norvégien qui jouait Ibsen au Châtelet m’avait littéralement dragué, me proposant de le suivre et de quitter ce restaurant chinois où nous dînions entre amis. Il déplorait les mauvaises critiques reçues. J’étais prêt à me laisser faire, ne sachant pas trop encore vers où s’orientaient mes désirs oscillant entre des phantasmes d’amour courtois et des images de films pornographiques. La maman ou la putain. Je m’étais finalement ravisé en me disant qu’il y avait suffisamment de confusion dans ma tête pour ne pas y ajouter une expérience dont je n’étais pas sûr d’avoir envie.

On était allés voir tous les concerts des Stones Porte de Pantin de même qu’on avait vu tous ceux des Who l’année d’avant et tout ce qui passait à Paris dans ces années 1975 et 1976 : Lou Reed, Neil Young, Patti Smith, John Cale… À Londres, on avait vu les Kinks au Victoria Theatre et les Flamin’ Groovies. Il ne nous restait plus que Dylan à voir.

Londres, justement, cette fois on y était retournés, avec Martin. À trois, on avait passé la semaine de la Toussaint en flânant dans Hyde Park à écouter des révolutionnaires professionnels plus ou moins clochardisés. On avait découvert tous ces groupes punk qu’on voyait au Dingwall’s, au 100 Club ou à la Music Machine. L’ambiance était particulière, et on passait pour des petits bourgeois en goguette devant les Punks à lames de rasoir et épingles à nourrice ou les rockers à rouflaquettes et vestes Édouardiennes à la Teddy Boy. Les deux factions aimaient en découdre à la sortie des clubs, souvent au poing mais parfois à couteaux tirés.

On achetait encore quantité de disques chez Rock On, une boutique spécialisée et on traînait à Carneby Street ou devant chez Sex, la boutique de Mac Laren où les Sex Pistols avaient été en rodage. Pour une fois, nous avions l’impression de vivre un mouvement de jeunesse en direct, de plain-pied, et on n’aurait pas à nous le raconter 10 ou 20 ans après.

Martin ne partageait pas nos vertiges, mais Jacques et moi étions dores et déjà des punks et on avait acheté la panoplie aux puces de Saint-Ouen. Pour moi, ça avait été un pantalon de cuir et un Perfecto avec une paire de Doc Marten’s. Pour lui, du cuir blanc et des chemises à jabot, plus des t. shirts à l’effigie de toutes nos idoles qu’on se faisait fabriquer chez Harry Cover.

On se faisait souvent bousculer par des loubards vaguement rockers qui nous traitaient de pédés et de petits bourgeois déguisés. Sauf quelques rares situations périlleuses, nous passions outre sans céder à la provocation. Nous étions l’avenir et ces caïds de banlieue nous faisaient l’effet de figures anachroniques en voie d’extinction.

La querelle des punks et des rockers, des anciens et des modernes, te laissait rigoureusement indifférent. Tu n’étais déjà plus d’âge à te mêler à ces guerres picrocholines. C’était toujours tendu à la maison avec notre père qui vieillissait et peinait de plus en plus au travail quand notre mère contenait mal une folie qui ne demandait qu’à se répéter.

Ils recevaient des voisins. Un ancien gradé de la gendarmerie et son épouse, une marâtre qui surveillait constamment sa consommation d’alcool. C’était la belote des dimanches après-midi après avoir regardé Jacques Martin à la télévision.

J’avais passé l’été torride à Boulogne, chez notre frère aîné, et j’avais tellement soif que j’allais écluser des bières fraîches dans un bar en bas de l’immeuble, où venaient s’abreuver des ouvriers de Renault-Billancourt. On le soupçonnait de fréquenter la sœur de son ami, à Nantes, et tu attendais ta lettre de licenciement, c’était maintenant certain et la menace était tellement obsédante que tu préférais la voir rendue à exécution, la tête sur le billot. Moi, décidé à donner à ma vie une autre direction, j’entrais en psycho-thérapie le jour de la mort de Mao.

On était en décembre et l’hiver était rigoureux. J’avais passé les fêtes à Paris mais reçu mon préavis pour un poste à Lille dans un central téléphonique. On ne semblait pas mécontent de me voir partir, un tire-au-flanc, un malade imaginaire ou hypocondriaque, un fumiste qui passait autant de temps en arrêt maladie qu’au travail. J’étais obligé d’en convenir, sans forcément revendiquer toutes ces épithètes infamantes.

Il me fallait donc retourner chez les parents où tu avais encore ton rond de serviette. La perspective m’était moyennement agréable, et je me mettais en quête d’un appartement. Rock & Folk avait publié une de mes lettres sur le Punk-rock et j’essayais d’en écrire d’autres, avec l’idée d’intégrer la rédaction. Beaucoup de critiques rock avaient débuté de cette façon, disait-on. Rien de tel n’arriva et les articles envoyés par la suite avaient dû finir à la corbeille.

La lettre avait quand même eu le mérite de retenir l’attention d’un vieux poète qui m’avait invité à venir le voir dans le bar où il servait, La voie lactée. Je m’y rendais avec Martin qui avait démissionné des PTT et repris des études de biologie à la faculté. Le bougre avait connu Cocteau, avait été le secrétaire de Gide et avait fréquenté tous les grands noms de la littérature française d’après-guerre. Il m’avait envoyé l’un de ses livres avec une dédicace.

Gaston Criel bavarda avec nous en interrompant plusieurs fois son service. Une clientèle bohème avec deux filles qui s’embrassaient goulûment au comptoir. On avait pris rendez-vous pour une autre fois, histoire de pouvoir causer en paix. Martin lui avait trouvé une ressemblance avec Jacques Anquetil et je l’incitais au respect devant un homme qui avait connu Allen Ginsberg et Archie Shepp à New York. Peine perdue.

Je prenais mes nouvelles fonctions début janvier et, après une courte formation, j’étais « au meuble », avec un casque sur les oreilles et des fiches multicolores plein les mains. Au bout de deux ou trois engueulades pour des appels en PCV non aboutis, je jetais le casque, décrochais les fiches et saluais la compagnie. J’étais reparti pour un long congé maladie qui tombait d’autant plus mal que tu étais licencié. Notre mère était au désespoir et notre père furieux. Qu’avaient-ils bien pu faire au bon dieu pour subir de telles avanies ? Le diable, probablement.

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