JOSEPH CONRAD – UN PARIA DES ÎLES – Autrement
Conrad est ce qu’on appelle un écrivain prodige, ou prodigieux. Josef Teodore Konrad Korzeniowski est né en Ukraine, d’une famille de la noblesse polonaise. Il apprend le français dans la cellule familiale puis l’anglais au lycée et il adoptera la langue de Shakespeare pour écrire ses romans. Une gageure.
Le paria des îles se place dans une trilogie incluant La folie Almayer (son premier roman) et Rescousse, l’un des derniers. À chaque fois, des histoires de négociants et marins néerlandais venus se perdre dans l’une des milliers d’îles de l’actuelle Indonésie. C’est ici Makassar. Même si Conrad est peut-être plus connu pour Lord Jim (mis en scène par Raoul Walsh) ou encore pour Au coeur des ténèbres, longue nouvelle qui donnera le Apocalypse now de Coppola (sauf que le Vietnam a remplacé le fleuve Congo), cette trilogie est beaucoup plus représentative de son œuvre.
Soit un marin-négociant néerlandais, Peter Willems, le paria (outcast), qui, à la suite d’un vol (« d’un emprunt », prétend-il) est rejeté par sa communauté et doit frayer avec les indigènes, autochtones des tribus insulaires ou des marchands arabes venus s’enrichir en exploitant les ressources locales.
C’est Lingard, un riche capitaine de vaisseau hollandais, qui a signifié sa disgrâce à Willems, et son adjoint, Almayer, a exécuté l’ordre. Des personnages qu’on retrouve dans les trois romans.
Willems a épousé la fille que Lingard a eue avec une autochtone, mais son exil lui fait se rapprocher des indigènes et notamment de Aïssa, la fille d’un chef tribal dont il tombe éperdument amoureux. Il en perd tout jugement, toute dignité et tout sens de ses intérêts pour devenir une brute sentimentale guidée par ses seuls désirs et sa soif de vengeance. On se doute que tout cela finira mal. L’illusion fera place à la triste réalité d’un homme seul et proscrit, et à l’amour succédera la haine.
Mais l’histoire n’est pas si importante et l’originalité de ce livre réside d’abord dans sa construction. Un peu comme chez Faulkner ou Dos Passos, chaque chapitre est raconté du point de vue d’un personnage et à des époques différentes, bousculant ainsi la chronologie linéaire. Une écriture magnifique aussi, dans une langue apprise. Et ce qui frappe le plus est la vision que Conrad a de la nature humaine, sans illusion aucune et complètement désabusé par des pantins animés qui, lorsqu’ils ne sont pas menés par leurs intérêts, le sont par leurs désirs et leurs pulsions, transformés en animaux tristes sans aucune prise sur les événements. C’est le cas de Willems, mais c’est aussi celui, à des degrés moindres, de tous les personnages perdus dans une jungle aussi luxuriante, touffue et menaçante que le sont leurs esprits tourmentés et malades.
En spéléologue de l’âme humaine et en styliste hors-pair, aussi à l’aise dans les dialogues que dans les descriptions des couleurs du ciel ou de la nature, Conrad nous emporte dans son monde et nous y laisse encore après avoir refermé son livre. Nous y laisse tristes et désillusionnés, pour longtemps.
HENRY-DAVID THOREAU – WALDEN OU LA VIE DANS LES BOIS – Spiritualités vivantes – Albin Michel.
On se régale à la lecture des 100 premières pages, soit le long chapitre intitulé « économie », et c’est bien de cela qu’il s’agit. Un traité d’économie visant à éliminer tous nos faux besoins pour en arriver à l’essentiel. On croirait un vieux philosophe du XIX° siècle qui aurait lu à la fois Ivan Illich et Jacques Ellul. Le mot décroissance n’avait pas été inventé, pas plus que celui d’écologie.
Walden est le nom d’une forêt dans les environs de Concord (Massachusetts), et Thoreau a passé deux ans à y vivre dans une cabane, au milieu des animaux et des végétaux, entre 1845 et 1847. Ce livre est la chronique de sa vie sauvage et solitaire dans les bois.
Un vieux moraliste, plutôt, qui cite à tous bouts de champ les philosophes grecs, romains ou les poètes romantiques anglais. On retrouve Milton, Caton ou Homère à chaque coin de page. L’avouerai-je, on s’ennuie par la suite et on peine à finir ces 430 pages où on se situe à mi-chemin entre le Nature writing et les traités de botanique ou de zoologie.
Thoreau est le père de la désobéissance civile, et il a écrit sur ce thème (1). Gandhi ou Mandela le citaient beaucoup. Mais Thoreau, qui fut condamné à la prison pour avoir refusé de payer ses impôts, serait plus un individualiste, voire un libertarien, allergique à toute forme d’autorité comme à toute sorte d’organisation. C’est respectable, mais ça n’en fait pas l’anarchiste qu’on évoque parfois. Mais l’émerveillement devant la nature, même parsemé de riches considérations philosophiques, a ses limites. Comme disait un humoriste, « ah, vous aimez la nature ? Eh bien vous n’êtes pas rancunier ».
C’est d’abord un Américain, comme l’étaient les premiers colons venus d’Europe, souvent des membres persécutés de sectes protestantes en Grande-Bretagne ou aux Pays-Bas. Mais on est heureux, après avoir refermé le livre, de retrouver la conflictualité, les rapports sociaux, la politique et la culture. La civilisation, autant dire, loin d’un vieux phraseur pontifiant qu’une traduction approximative ne sert pas. C’est ce qui s’appelle une descente en règle, la queue et les deux oreilles, normal pour un Thoreau. Allez, restons positifs, on retiendra les 115 premières pages.
(1) : Thoreau – La désobéissance civile – Mille et une nuits – 1999
STEFAN ZWEIG – LE MONDE D’HIER – Souvenirs d’un Européen – Le livre de poche.
Autant dire tout de suite que je tiens Zweig pour l’un des plus grands écrivains tous genres et toutes époques confondues. J’aime à la fois le romancier, le dramaturge, le nouvelliste et le biographe. Surtout le nouvelliste, et je considère que des textes comme La confusion des sentiments ou 24 heures de la vie d’une femme sont parmi les plus beaux et les plus émouvants qui soient. Dans l’exercice exigeant de la nouvelle, Zweig n’a d’égaux que Tchekhov, Maupassant ou l’américain Raymond Carver.
Avec ce livre, c’est l’historien qui parle dans ce qui se veut sa biographie, mais Zweig est bien trop modeste pour nous raconter sa vie, fût-elle de grand écrivain célèbre, et c’est de l’histoire de l’Europe en toile de fond de ses lignes de vie qu’il nous entretient. De son enfance à son suicide, en 1941 l’année où il écrit ce livre, Zweig nous parle en fait du déclin de l’Europe et de l’idée européenne depuis l’Empire austro-hongrois des Habsbourg jusqu’à la seconde guerre mondiale. En historien, en humaniste et en pacifiste, il lève souvent le rideau sur les coulisses où se trament les événements en mettant des coups de projecteur sur les hommes d’État, les conseillers, les banquiers, les intrigants et les aventuriers qui conduisent aux désastres. Il se désole de ce qu’est devenue l’Autriche – Hongrie vassalisée par l’Allemagne, dénonce l’absurdité d’une première guerre mondiale qui n’est possible que par un stupide jeu d’alliance et il décrit ces tristes années d’après-guerre en Allemagne autant qu’en Autriche. Malheur aux vaincus ! Et de ne pas trop s’étonner des périls fascistes qui montent, conséquences d’un traité de Versailles inique qui rencontre dans ce moment historique l’ère des foules et de la technique. Mille fois on a raconté la montée du nazisme, mais Zweig en fait un récit bouleversant : la barbarie haineuse qui s’attaque à l’esprit, sous toutes ses formes.
Zweig sent monter le fascisme et le totalitarisme – il n’a aucune complaisance pour le communisme et en perçoit d’emblée les dérives staliniennes – et il combat de sa plume et de ses activités diplomatiques tout ce qui peut asservir et opprimer les individus, et surtout les classes populaires. Avec des consciences de l’Europe comme Romain Rolland, Henri Barbusse ou Paul Valéry, il travaille à l’union des peuples et combat les tendances totalitaires et autoritaires à l’œuvre. Pour une Europe fédératrice et fraternelle. Mais toutes ces consciences humanistes ne parviennent pas à enrayer la montée du fascisme en Allemagne ou en Italie, et le pire advient. Dès 1933, Zweig est banni en Allemagne et ses livres sont brûlés comme décadents et juifs. Il ne survivra pas à cette mise à l’index et à cette Europe devenue folle qui cède à ses démons. Après un séjour londonien où il côtoie Freud se mourant d’un cancer de la mâchoire, il s’exile au Brésil – comme Bernanos de qui il est poche – et se suicide là-bas, à Petropolis (état de Rio), comme ces stoïciens romains dans l’antiquité. Sans drame, sans peur et sans crainte, on imagine.
Mais c’est aussi un riche document d’histoire littéraire, où on suit les emballements de Zweig, ses découvertes et ses longues amitiés avec ceux qu’il admire : Arthur Schnitzler, Emile Verhaeren, Rainer Marie Rilke ou encore Romain Rolland, figure omniprésente dans ces pages et écrivain tellement oublié aujourd’hui.
On dit souvent qu’un écrivain est quelqu’un qui parle du monde à partir de lui-même, alors qu’un romancier a besoin de la fiction pour parler du monde. Ainsi, Proust, Miller, Céline ou Kerouac seraient des écrivains quand Faulkner, Bernanos ou Melville seraient des romanciers. Pour ne citer que les plus grands. Et puis il y a cette catégorie rare d’auteurs à la fois écrivains et romanciers, comme Kafka ou Dostoïevski. Stefan Zweig est de ceux-là. Un génie littéraire au style élégant et précis, qui retravaillait ses manuscrits pour, de 1000 pages, en garder à peine 200. Un génie littéraire avec, encore plus rare, une immense bonté qui éclaire chaque page.
23 octobre 2021
Merci pour ces rappels qui me ramènent à mes années d’étudiant à Nanterre en 1968 … plus Kerouac sur qui j’ai écrit mon mémoire de maîtrise en études améicaines, ainsi que Petropolis que j’ai bien connue lorsque j’ai habité à Rio de Janeiro de 1973 à 1977. Vaste tour d’horizon.