Disons plutôt l’avant-dernier, puisqu’on va retrouver quasiment les mêmes à la fête de l’Humanité en septembre 1973. Chuck Berry, Bo Diddley, Jerry Lee Lewis, Little Richard, Bill Haley, Billy Fury, Screamin’ Lord Sutch, les Coasters, les Drifters, les Platters et plein d’autres. Plus nos chers MC5 déjà en capilotade, qui se feront jeter par un public pas venu spécialement pour eux. C’était il y a 50 ans, le 5 août 1972, l’occasion de se souvenir de ce concert historique qui servira d’épilogue de la malédiction des rockers.
Wembley est un quartier du nord-ouest londonien, là d’où est natif Keith Moon, le batteur des Who, entre autres. Le stade éponyme est surtout connu pour servir de cadre aux Trois Lions, l’équipe nationale d’Angleterre, lorsqu’ils jouent à la maison. Il a aussi longtemps servi de terrain de jeu aux Spurs de Tottenham, l’un des clubs de Londres les plus redoutables.
En 1966, c’est à Wembley que se sont joués les matchs de la poule qualificative dominée par l’Angleterre, de même que le quart de finale où les Trois Lions avaient dominé l’Argentine de Ratin, lequel avait fait un bras d’honneur à la Queen en personne présente dans les tribunes. Shocking ! En demi-finales, les Anglais s’étaient joués du Portugal d’Eusebio dans un Wembley plein à craquer où planaient les fantômes de Lord Byron et de l’économiste Ricardo (du drap contre du Porto). Enfin, en finale, cette victoire contre la Manschaft de Beckenbauer avec ce troisième but, en prolongation, de Geoff Hurst, canonnier des Hammers de West Ham qui fit couler beaucoup d’encre. Le ballon était-il rentré ? Les nouvelles technologies, balbutiantes à l’époque, ne permettaient pas de l’affirmer et chacun y allait de sa version dans les pubs, après que le rideau soit tombé sur la compétition d’où tout un peuple sortait vainqueur.
Cette longue introduction pour en venir à cet événement, non plus footballistique mais rock’n’rollien. Déjà, le stade de Wembley avait accueilli, au milieu des années 1960, les New Musical Express Poll Winners, soit un concert marathon organisé par l’hebdomadaire avec tout ce que le royaume comptait de groupes et chanteurs pop, à commencer par les Beatles et les Rolling Stones pour l’édition 1965. L’événement sera réédité en 1966 et 1967 et le stade de Wembley, comme notre Parc des Princes à nous, sera longtemps inutilisable pour cause de travaux d’agrandissement et de rénovation. En juillet 1969 avait eu lieu un concert au profit de l’ONG Oxfam, avec Yes et Status Quo mais c’est bien le 5 août 1972 que Wembley va renaître au rock’n’roll.
Les rockers rescapés sont de la partie. Chuck Berry, dont le « Ding-A-Ling » est en tête des hit-parades anglais, Bo Diddley dont la plupart des groupes de l’époque se réclament du haut patronage, Jerry Lee Lewis, le killer accompagné de sa sœur Linda Gail, les Platters (ou ce qu’il en reste), Bill Haley et son accroche-cœur ainsi que les groupes qui ont fait le bonheur et la réputation du catalogue Atlantic : les Coasters et les Drifters. Le London Revival Rock’n’roll Show est en ville, pour une unique représentation.
Revival, parce que les baby-boomers devenus des adultes ressassent leurs nostalgies d’un âge d’or que la plupart ont à peine vécu. C’est le temps du Glam rock et du rock décadent, avec les stars poudrées, maquillées et pailletées. Du pire (Alvin Stardust, Gary Glitter, David Essex), au meilleur (T. Rex, David Bowie, Roxy Music). Les vieilles gloires de la pop music sont décriées, enlisées dans la poudre avec des disques de plus en plus emphatiques et pompeux. On a perdu l’art du single, et les doubles ou triples albums sont devenus monnaie courante, qui provoquent un bâillement rien que de les apercevoir dans les bacs des disquaires. L’heure de la révolte a sonné, même si ce ne sera qu’une fausse alerte et qu’il faudra attendre les hordes punk, en 1976, pour faire définitivement le ménage.
La malédiction des rockers s’est poursuivie tout au long des années 1960. Gene Vincent est décédé en 1971, alcoolique au dernier degré et drogué aux anti-douleurs ; en 1959 Buddy Holly (avec Richie Valens et le Big Bopper) sont morts écrasés par la carcasse d’un avion de ligne, quelque part dans l’Iowa ; en 1960 Eddie Cochran n’avait pas survécu à l’accident de son taxi londonien qui l’amenait de Londres à la côte, laissant son ami Gene Vincent estropié. Le roi Elvis, absent sur la photo à Wembley malgré les sollicitations des organisateurs, mourra 5 ans plus tard presque jour pour jour, d’une overdose de beurre de cacahuètes. Le colonel Tom Parker a snobé la cérémonie des retrouvailles, sûrement pas suffisamment lucrative pour son poulain.
Des milliers de fans se sont donnés rendez-vous à Wembley en cette chaude journée d’août et toutes et tous pourront prononcer le fameux «j’y étais » à leur progéniture. Les hostilités commencent avec un groupe de rockabilly, les Houseshakers qui, comme leur nom l’indique, vont secouer la baraque avec un « Be Bop A Lula » en hommage à Gégène, l’autre grand absent. Puis ce sera Joe Brown avant Emil Ford et les Checkmates, de la roupie de sansonnet. Disons l’apéritif avant les hors-d’œuvre. Et quels ! Se succèdent sur scène le grand Screaming Lord Sutch et son rock de train-fantôme, puis Heinz, célèbre pour son hommage à Cochran (« Just Like Eddie ») accompagné par deux futurs Doctor Feelgood (Wilko Johnson et John B. Sparks), avant l’ombrageux Billy Fury, rocker national et Elvis Presley anglais. La ronde des entrées continue avec Madame sœur Linda Gail Lewis et le Wizzard de Roy Wood (ex Move) pour sa première apparition publique.
En trou normand, on a le MC5 (sans Rob Tyner déjà parti et sans plus de Michael Davis retourné à Detroit) qui passera le temps de sa prestation à renvoyer les cannettes de bière qu’ils se prennent en pleine gueule, sous le regard attristé de leurs fans anglais et notamment de Mick Farren. Le Glitter Band leur fait suite, soit un pantin brillantiné à veste en soie rose qui prend la pose et enquille ses inepties sous les acclamations d’un public qui vient de sortir le MC5. On voit le niveau. Jagger se tient gentiment en coulisses, refusant d’apparaître. Mais on apporte les plats de résistance et chacun salue l’arrivée de Bill Haley et ses éternelles Comets.
Il nous gratifie de ses trois hits mémorables (« Rock Around The Clock »), « See You Later Aligator » et « Shake, Rattle And Roll ») avant de céder la place à Bo Diddley, grand inspirateur des Animals et des Pretty Things, qui joue « Mona », «Bring It To Jerome » et « Roadrunner ». Bo Diddley, avec Simon Kirkland à la batterie, la Duchesse à la basse, et Jerome Green aux maracas.
Le Killer fait son entrée en majesté et s’installe derrière un piano qu’il s’apprête à martyriser avec un sadisme consommé. Le public a droit à son « High School Confindential », son « Whole Lotta Shakin’ Goin’ On » et à un long medley trépidant qui fait honneur à ses partenaires du jour puisqu’on y trouve le « Sweet Little Sixteen » de Chuck Berry et le « Good Golly Miss Molly » de Richard Penniman, assortis de « Hound Dog » et du « Blue Suede Shoes » d’un Carl Perkins lui aussi absent. Un set frénétique qui est le moment le plus intense de la journée.
Puis viennent Platters, Drifters et Coasters, dans des formations nouvelles et ils servent généreusement le public de leurs hits légendaires. « Smoke Gets In Your Eyes », « Poison Ivy », « Under The Boardwalk »… C’est le père Noël qui passe en été.
Place aux desserts, chantilly et Tutti frutti. Little Richard, habillé en diva avec cheveux gominés et moustache frémissante, s’avance. Après avoir purgé ses années de Gospel, il revendique son homosexualité et n’hésite pas à se produire dans des accoutrements féminins. Le black travelo, ou la pêche de Georgie, nous donne un « greatest hits » avec « Lucille », «Rip It Up », « Good Golly Miss Molly », « Tutti Frutti » et « Jenny Jenny ». Après quelques ultimes roucoulades et glissandos de piano, il daigne quitter la scène pour faire place à son meilleur ennemi Chuck Berry.
Chuck « Crazy legs » Berry, le seul à avoir encore un peu de succès dans le cirque pop actuel. Là aussi, on a droit à un passage en revue survitaminé de ses hits légendaires : «Memphis Tennessee », « Carol », « Little Queenie », « Schooldays », « Sweet Little Sixteen » et on en passe. La duck walk (marche en canard ) sera parfaitement exécutée et le grand Chuck quittera le public sur « Reelin’ And Rockin’ » et un désopilant « Wee Wee Hours », car notre homme, en plus d’être un compositeur de génie, est aussi un showman consommé et un grand humoriste.
Les projecteurs de Wembley peuvent s’éteindre et, pour les absents, il nous reste ce film de Peter Clifton, sobrement intitulé The London rock’n’roll show, qui sortira l’année d’après, en 1973. Outre le passage des groupes et chanteurs évoqués, on peut voir dans une séquence le futur manager des Sex Pistols – Malcolm Mac Laren – vendre des t. shirts dans les enceintes du stade. Un passage de témoin, un autre ? Avant la déferlante punk dont ce concert peut être vu comme l’annonciateur, la scène primitive. Du rock’n’roll au punk, il y aura le Pub-rock de Dr Feelgood et des Ducks Deluxe, la chaînon manquant.
Tous ces gens-là sont morts et seul Jerry Lee est encore vivant, à 86 ans et après une vie de débauche, mais il a conclu un pacte avec le diable. Tout le monde sait cela. Hell hell rock’n’roll !
4 juillet 2022
Merci Didier pour faire revivre ce revival. Ayant vu Chuck Berry, Bo Diddley, et Bill Haley à Paris en 1965 et 1966, ceci me rappelle d’excellents souvenirs.