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DES CHAPEAUX, DES JOURNAUX, DES PARAPLUIES, DES CITROUILLES : JEAN HÉLION

Jean Hélion, la prose du monde. La belle affiche de l’expo.

L’univers du peintre Jean Hélion est constitué de ces objets du quotidien, mais son génie transcende la banalité du réel pour atteindre des profondeurs métaphysiques, avec toujours beaucoup d’humour. Ami de Raymond Queneau (pas un hasard), il est passé de l’abstraction, sur les traces de Klee, de Mondrian ou de Kandinsky, au figuratif et il lui a fallu la guerre pour accomplir cette incroyable métamorphose. C’était au Musée d’art moderne de Paris, un dimanche après-midi de juin. Une révélation.

Je ne connaissais Jean Hélion que par quelques toiles qui avaient attiré mon attention. Ces personnages comme figés dans l’instant, marmoréens et dérisoires à la fois avec un style qui rejoignait les formes géométriques d’un Fernand Léger et l’obscurité moderne d’un Francis Bacon, la violence en moins. C’est un critique littéraire de Libération Philippe Lançon qui m’a incité à y aller voir de plus près. Grâce lui soit rendue.

Signalons d’abord que l’exposition est très complète et ne doit rien laisser de côté du travail du peintre, avec même des extraits de rares passages à la télévision puisés dans les archives de l’INA. L’affiche nous montre un homme au chapeau en quatre couleurs (gris, il y a beaucoup de gris chez Hélion ; rouge, bleu et jaune, les couleurs premières).

À la fin des années 1930, Hélion s’est installé aux États-Unis avant de revenir en France pour être fait prisonnier en Poméranie durant la seconde guerre mondiale, dans un bateau-prison au large de Stettin (Pologne). Il s’évadera et se retrouvera à Marseille puis à Paris avant de regagner les États-Unis. De cette captivité et de cette fuite, il tirera un roman traduit aux U.S.A sous le titre They shall not have me (Ils ne m’auront pas) qui fera un succès de librairie.

Il faut voir le tableau Figure tombée (1939) qui montre le passage de l’abstraction à la figuration avec une représentation d’objets dans la tradition cubiste qui semblent prendre forme humaine. C’est à son retour de captivité qu’il propose ses scènes de rue avec des individus sans expression souvent pris dans des rues anonymes entre une fenêtre et une bicyclette. C’est à la fois touchant et effrayant de solitude.

Hélion n’a pas son pareil pour dépeindre la rue, des décors urbains, des maisons basses, des fenêtres et des formes géométriques. Il adjoint à ces décors des objets hétéroclites qui peuvent passer pour insolites : des parapluies, des journaux froissés, des képis, des chapeaux melon des citrouilles (il y a toute un pan de son œuvre qu’il baptisera Les citrouilleries), des baguettes de pain et même des dragons.

C’est toute une mythologie du quotidien et du banal qui prend forme sous nos yeux avec un Hélion qu’on imagine bien le sourire en coin, frère en ironie et en dérision de son ami Raymond Queneau dont l’univers est voisin.

Il va aussi réaliser des triptyques, de vastes tableaux réunissant tous les objets de cet univers singulier, ce qu’on appellerait des « best of » pour la musique, avec tout ce qu’il y a de meilleur chez lui. La chute est aussi un élément central de son œuvre, précédé de relevailles, comme il dit. Hélion cherche avant tout la géométrisation, la simplification des formes, mais cette simplification apporte un surcroît de mystère.

Accessoires indispensables à l’homme moderne, le chapeau, le journal et le parapluie sont des objets omniprésents dans son œuvre. Des journaux pliés, froissés avec des lecteurs de journaux absorbés par ces monstres de papier. Il y a aussi beaucoup de mannequins chez Hélion, toujours en vitrine avec des corps disloqués dans des habits impeccables. « Une inquiétante étrangeté » nous dit le programme, c’est exactement cela.

À partir des années 1950, il y a aussi cette série sur le peintre et ses modèles, ce Nu renversé jusqu’à ce Peintre piétiné par son modèle, œuvre tardive de 1983. Peut-être plus que les objets, la rue est son royaume, avec ses magasins, ses commerces et ses vitrines d’où sort parfois une silhouette, un mannequin, une cliente.

Le triptyque du dragon est l’une des ses œuvres majeures, en 1967. Tous les triptyques, doit-on dire les retables, de Jean Hélion ont quelque chose de fascinant, là où il place dans un espace large tout ce qu’il avait pu concevoir dans des surfaces restreintes. Cela tient à la fois du défoulement et de la libération d’un trop plein difficilement contenu.

C’est l’année où il est devenu malade, allergique au solvant et où il choisira l’acrylique. En mai 1968, Hélion sera présent parmi les artistes et écrivains qui soutiendront les étudiants et les ouvriers. Son fils sera d’ailleurs victime d’une charge policière et ce sera pour lui l’occasion de dénoncer le régime gaulliste et sa police.

Il continuera à produire dans son petit atelier de la rue Michelet à Paris, mais sa vue va baisser et il sera amené au bord de la cécité. Ce sera alors un déferlement de couleurs, posées sans trop de composition, jetées comme un cri. Il fera aussi à ce moment des toits et des vanités dont La jeune fille et le mort, fine allusion à Schubert.

Dans les extraits d’émissions télévisées, Hélion nous régale d’anecdotes vécues sur Mondrian et sur les peintres qu’il a connus à Montparnasse. Il a un discours très intéressant sur l’art, sur son métier et sur la vie, en philosophe plus qu’en artiste.

On peut parfois rapprocher Hélion d’un Francis Bacon, même si la violence n’affleure pas . On sent toutefois une certaine affinité dans le trait, voire dans les thèmes, les mêmes que ceux du théâtre d’un Harold Pinter ou de celui de l’absurde qui souligne la fragilité de la condition humaine et la solitude de l’homme moderne.

Pour la biographie, Jean Hélion est né en 1904 à Couteurne, dans l’Eure. Il a grandi à quelques encablures du front, dans la Somme, durant la première guerre mondiale et cette enfance a façonné l’adulte qu’il est devenu.

Il a été l’élève de l’école centrale à Lille, à l’époque l’école industrielle, et est parti à Paris pour l’école nationale supérieure des arts décoratifs. Il abandonne vite l’architecture pour se consacrer, pour notre plus grand bonheur, à la peinture en élève de Theo Van Doesburg et, on l’a vu, de Piet Mondrian.

Il participe à la revue L’acte et expose au Salon des indépendants avant de s ‘inscrire dans le groupe Art concret qui va devenir Abstraction – création.

Marié en seconde noce avec une Américaine, il s’exile aux États-Unis et s’intéresse au communisme, mais un voyage en URSS va le dissuader de se compromettre avec le Stalinisme. Qu’on se rassure, le capitalisme américain ne le séduit pas plus après qu’il se soit installé à New York.

C’est ensuite la guerre, la conscription et l’emprisonnement, on en a déjà parlé. Retourné aux États-Unis, il y donne des conférences et soutient la France libre. Divorcé à nouveau, il épouse la fille de Peggy Gunggenheim, la fameuse mécène des arts qui lui assure des revenus réguliers. Un beau mariage.

Dans les années 1950 et 1960, il est tricard dans les galeries parisiennes mais il revient à la fin de ces années 1960 malgré une double opération de la cataracte et une cécité quasi-totale qui ne l’empêchera pas de continuer à peindre.

Des peintres comme Aillaud ou Arroyo reconnaîtront tardivement son talent et il sera l ‘influence majeure des Nouveaux fauves allemands. Un peintre qui aura traversé le siècle et y aura laissé son emprunte, même s’il n’a jamais été reconnu à la hauteur de son talent, pour ne pas parler de son génie.

Il mourra en octobre 1987 dans le XIV° arrondissement de Paris, dans ce Montparnasse qui avait été le cadre de ses débuts.

Une exposition qui fait du bien en ce qu’elle nous montre les œuvres presque complètes d’un peintre à hauteur d’homme qui aura tracé sa route à l’ombre des géants mais dans une farouche indépendance garante d’un style aussi singulier qu’étincelant. Hello Hélion !

Musée d’art moderne Paris, mars à août 2024.

2 juillet 2024

Comments:

Cet article est exactement la raison pour laquelle tu devrais continuer d’écrire et de publier tes commentaires, opinions, et descriptions … non pas pour moi, ni pour qui que ce soit d’autre qui vient les lire , mais pour toi-même. C’est la marque que tu laisses de toi dans le monde cybernétique, tout comme les bâtisseurs de cathédrales laissaient les leurs sur les pierres qu’ils taillaient afin que l’on puisse reconnaître l’origine de l’ouvrage, même si ceci se fait encore plusieurs siècles plus tard bien après que leurs noms aient été oubliés. De plus, pour le temps qu’il te reste à vivre, tu pourras toujours retourner à ces pensées qui survivront toujours clairement comme tu les auras écrites alors qu’elles auront certainement perdu leur netteté dans ta propre tête avec le temps. En ce sens, il n’y a pas de mal à être égoïste et à comprendre que c’est toi qui bénéfies, en tout premier lieu, de cet ouvrage qui ne sera terminé qu’au jour de ton passage à l’Orient Céleste.

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