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FRÉDÉRIC LORDON / L’ÉCONOMISTE PHILOSOPHE

avec Aurélie Trouvé (Attac)

Il ne fait guère de doutes que Frédéric Lordon est l’un des penseurs les plus originaux de ces temps. D’abord économiste atterré avant la lettre, membre éminent de l’école dite de la régulation, il est devenu un philosophe brillant frotté aux mânes des Spinoza, Pascal ou Marx. Tout en reprenant à son compte la sociologie de Bourdieu et les théories anticapitalistes d’un Bernard Friot. Un cas à part dans le monde académique. Un cas intéressant.

C’est toujours un régal de voir Lordon en débat public. À l’aise, drôle, brillant et maniant les concepts avec la dextérité d’un prestidigitateur. On passe allégrement de Pascal à Bourdieu en passant par Marx et Spinoza, ses totems. Une gymnastique intellectuelle impressionnante. À le lire, on se sent intelligent, même si on n’est loin de tout comprendre. Une sorte d’enchanteur de la pensée qui nous ouvre des horizons insoupçonnés sur la politique, le social, l’économie, l’histoire, la psychanalyse. On a pu aussi le croiser au hasard d’une manifestation à Amiens où, en tête de cortège, il évoquait plus le militant en colère que l’intellectuel blotti dans sa tour d’ivoire du CNRS. Lordon, un penseur en lutte.

Sa fiche Wikipedia décrit le jeune Lordon comme un étudiant accumulant les diplômes, une bête à concours rodée à toutes les chausse-trapes de l’université. Après X Ponts et HEC, c’est l’École des Hautes Études en Sciences Sociales et Sciences Po avant de devenir chargé d’étude à l’OFCE et chercheur au CNRS. De philosophie libérale et plutôt à droite, Lordon va devenir communiste et, avec André Orléan, Michel Aglietta et Robert Boyer, son directeur de thèse, il sera un pilier de l’école de la régulation – un think tank néo-keynésien critique de certains aspects du marxisme notamment sur le travail et la plus-value – dont les membres s’assignent la tâche d’éclairer la recherche économique en analysant les crises du capitalisme comme le rôle du politique et de ses institutions (services publics et sociaux) pour les réguler.

Signataire du Manifeste des Économistes Atterrés, Lordon développe néanmoins des théories sur l’Euro et sur l’Europe qui le distinguent de la majorité de ses collègues, fussent-ils atterrés et anticapitalistes. Son travail sur les institutions, les multitudes, le pouvoir (la puissance) et les affects, directement inspiré de Spinoza dont il est l’un des meilleurs spécialistes, le renforcent dans l’idée que l’État-nation est le seul lieu où peut s’affecter la puissance et la volonté populaires. Pour lui, l’Europe est une structure non investie par les peuples, un édifice bureaucratique entre les mains de technocrates dont le but premier est d’ancrer pour longtemps, par directives, les politiques néolibérales. Depuis aussi longtemps, Lordon ne croit plus en l’Europe sociale avec des institutions à l’abri du regard des peuples ; l’euro n’étant que la déclinaison monétariste de cette Europe même pas unie par une langue et une culture communes. Des positions qui l’écartent de la bien-pensance de gauche et le rapprochent, selon ses détracteurs, d’un Emmanuel Todd ou, pire, d’un Jacques Sapir.

Mais Lordon n’en a cure. Il persiste et il signe, forgeant au fil d’ouvrages savants (La Société des Affects, Imperium, La Condition Anarchique…) des concepts et des arguments qui démontent les théories prônant un accommodement avec une Europe libérale pour peu qu’elle soit un peu plus libertaire en même temps qu’elles rompent des lances avec des penseurs altermondialistes comme avec les marxistes orthodoxes. Lordon met la souveraineté au cœur de sa problématique politique et il est favorable à certaines formes de protectionnisme. Assez pour en faire un épouvantail.

D’autant qu’on lui a aussi fait un mauvais procès en le soupçonnant de justifier le conspirationnisme, alors qu’il dit seulement que le conspirationnisme est aussi une remise en question de l’information officielle en surplomb ; un réflexe d’auto-défense face à la vérité officielle des puissants. Dangereux, peut-être, mais de là à le taxer d’antisémitisme, comme a pu le faire Philippe Corcuff, penseur aussi abscons que confus… Il est vrai qu’il n’y a pas mieux pour discréditer n’importe qui sur sa gauche. Demandez à Jeremy Corbyn.

Pourtant, Lordon a été, avec François Ruffin, l’un des théoriciens du mouvement Nuit Debout et des mouvements sociaux qui ont suivi. Il a pu voir dans les gilets jaunes cette insurrection populaire faite d’affects douloureux qui se coagulent et s’injectent dans une puissance pour constituer une force de résistance. Reste pour la multitude à investir les corps institutionnels et le pouvoir, car Lordon ne croit pas aux expériences autogestionnaires et libertaires dans des espaces limités (voir Vivre Sans ? Institutions, Police, Travail, Argent…). Pour lui, pas de vraie révolution sans formation d’un corps social cristallisant des affects et dont la puissance est susceptible de faire basculer les institutions politiques.

Car Lordon croit encore en la révolution, se rapprochant des thèses de Bernard Friot sur le salaire à vie, la prépondérance du statut et de la cotisation, ou pour un modèle universel de sécurité sociale. De même qu’il se rapproche du Marx théoricien de la lutte des classes, même s’il est critique sur ses théories économiques. Pour Lordon, la révolution ne sera ni un dîner de gala ni un pique-nique, car il faudra, à la toute fin, affronter une classe possédante ivre de son pouvoir et crispée sur ses intérêts. Autant dire qu’il faudra se battre et avoir le courage physique de se soulever. On n’est pas là dans une bataille dialectique où les arguments les plus subtils finiront par l’emporter. Non, ce sera une guerre, une guerre sociale, une guerre civile. Au risque, souligné, de remettre en question la notion même de sociabilité et de vivre ensemble. Pas sans risques, donc.

À moins qu’on préfère jouer les malins évoqués par Pascal. Le demi-malin est celui qui ne respecte pas les institutions et souhaite les renverser, au risque de toucher à ce qui fait société et unit tant bien que mal l’humanité. Le malin, lui, fait semblant de respecter les institutions mais il n’en pense pas moins et se tient prêt à les affronter. « Je salue le duc mais je ne le respecte pas », écrit Pascal, manière élégante de montrer qu’il veut bien, pour l’instant et vu le rapport de forces, faire semblant d’obéir, tout en ayant conscience que les institutions qu’il feint d’honorer sont en décrépitude et qu’arrivera le moment où il faudra œuvrer, tous ensemble, à leur effondrement comme à leur dépassement.

Pour en finir avec la loi du « tout change pour que rien ne change », l’arme absolue des dominants, depuis des siècles. «Nous aurons tout, dans 10.000 ans ! », chantait aussi Léo Ferré. Gageons que les théories de Lordon et de ses pairs auront le temps d’infuser d’ici là.

Les derniers ouvrages de Frédéric Lordon (cités dans cet article) ont paru aux éditions du Seuil ou à La Fabrique.

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