Né au Chili mais ayant passé sa vie au Mexique, Roberto Bolano (1953 – 2003) est un phénomène de la littérature mondiale. À la fois styliste hors pair et moraliste sévère, poète inspiré et romancier virtuose, ses deux romans les plus connus (Les Détectives Sauvages – 1998 – et 2666, paru après sa mort en 2004, tous deux chez Bourgois) sont des chefs-d’œuvre à la fois de construction romanesque, de réflexion philosophique et de poésie métaphysique.
Il est donc né en 1953 à Santiago, d’origines modestes, d’un père chauffeur-routier et boxeur à ses heures et d’une mère enseignante. C’est à 15 ans qu’il suit sa famille à Mexico City où, renvoyé de son lycée, il devient journaliste en autodidacte dans des publications de gauche et militant politique.
On est en 1968, après l’échec d’une révolution mondiale qui, à Mexico City, a vu l’armée tirer sur des étudiants contestataires sur la place des Trois cultures, durant les Jeux Olympiques.
Dans Les Détectives Sauvages, Bolano raconte ces événements vus depuis les toilettes de l’université de Mexico où le narrateur s’est enfermé pour échapper à la répression. C’est un roman magique où se mêlent la littérature beat et le baroque sud-américain ; Kerouac et Borgès main dans la main, si on peut imaginer ça. Lui n’a aucun mal à imaginer ces étudiants mexicains rêveurs et dilettantes qui ont décidé de fonder une revue et un courant littéraire : les infraréalistes, s’inspirant des surréalistes et des avant-gardes littéraires européennes.
Le roman s’attache à retracer le parcours de ces trois personnages, sortes de dandys lunaires, perdants magnifiques qui cherchent un nouveau langage poétique et déclament des poèmes au beau milieu du désert du Sonora, autant dire au sud de nulle part. Le morceau de bravoure d’un récit dense et touffu est aussi la tentative d’enlèvement du poète national, Octavio Paz, avec tous les travaux d’approche et les manœuvres pour endormir sa méfiance. L’épisode est désopilant et Bolano révèle là un humour grinçant que l’on retrouvera souvent dans ses œuvres, même les plus noires.
En 1973, Bolano se souvient qu’il est né au Chili, compagnon de misère et de classe d’un peuple soumis à la dictature sanglante d’un Pinochet conseillé par Milton Friedman et ses Chicago Boys. On sait le rôle joué par Nixon, Kissinger et la CIA dans ce coup d’État militaire qui a renversé un gouvernement d’unité populaire démocratiquement élu. Grève des camionneurs et boycott du cuivre par ITT. Allende se suicidera et Bolano va accourir à Santiago pour se joindre à la résistance, dans un accès de romantisme révolutionnaire. Il sera emprisonné et libéré par deux geôliers amis d’enfance avec qui il avait été scolarisé.
Trotskiste et grand voyageur, Bolano passe quelque temps à Los Angeles puis au Salvador avec le poète Roque Dalton, qui deviendra son ami, chez les guerilleros du Front Farabundo Marti de libération nationale. Car Bolano, enfant terrible de la littérature latino-américaine, n’a rien d’un gauchiste de salon. En tout, il a l’habitude de payer de sa personne.
En 1977, il largue les amarres et part en Europe, d’abord à Barcelone où il sera tour à tour plongeur, groom et éboueur ; puis à Blanès, sur la côte catalane, où il sera gardien de camping. Un beatnik transcontinental au chagrin constant et à l’âme tourmentée. Ce n’est qu’aux abords de la quarantaine qu’il délaisse la poésie pour se mettre au roman et, après des échecs à répétition, ce sont Les Détectives Sauvages qui lui vaudront un succès d’estime. C’est en fait la naissance de son premier enfant qui l’obligera à écrire pour gagner – si modestement que ce soit – sa vie.
Ses premiers petits succès de librairie lui valent de donner des interviews où il prend un malin plaisir à démonter toutes les institutions littéraires du sous-continent, et surtout de dénoncer les fausses valeurs et les impostures, au premier rang desquelles il classe sa compatriote Isabel Allende.
Ses dégoûts et ses inimitiés vont jusqu’au harcèlement pour quelqu’un qui refuse une gloire à portée de main et choisit la vie d’un écrivain maudit, en perpétuel doute sur son œuvre et en proie à l’ostracisme des milieux littéraires.
C’est 2666, qu’il écrit de 1999 jusqu’à sa mort, qui sera son chef-d’œuvre, si le mot a le moindre sens pour quelqu’un comme Bolano. Ce roman-monde, d’une intelligence diabolique, entremêle plusieurs histoires qui finissent par se fondre dans un final grandiose qu’on se gardera bien de gâcher. Qu’on sache seulement que l’histoire commence avec des critiques universitaires fascinés par un écrivain allemand du nom de Benno Von Archimboldi, qu’on pourrait aussi bien voir comme un croisement de Max Frisch, d’Ernst Junger ou d’Alfred Doblin. Ils décident d’aller sur ses dernières traces, dans la ville de Santa Teresa, au Mexique. Il y a aussi un professeur de philosophie qui devient fou et ne peut empêcher les mauvaises fréquentations de sa fille ; un journaliste sportif noir américain qui, en reportage pour un combat de boxe, se retrouve à enquêter sur des meurtres d’ouvrières dans ces maquiladoras (ateliers) des villes frontières comme Ciudad Juarez ou Tijuana ; et puis une longue série de meurtres dont on ne sait s’ils sont l’œuvre des cartels et de leurs sicaires, de l’armée ou de la police. Le tout en cinq parties distinctes et cohérentes à la fois. Ce qui donne aussi au roman un cousinage avec l’œuvre de Don Winslow et spécialement la trilogie (La Griffe Du Chien, Cartel, La Frontière) dont on a déjà parlé ici.
Mais la comparaison s’arrête là car, si les deux auteurs décrivent le Mexique comme un véritable enfer sur terre, et Mexico une sorte de capitale du mal, Winslow s’en tient à une vision naturaliste et crue d’auteur de roman policier quand Bolano, à travers ses personnages, atteint une dimension métaphysique mêlant le mal ontologique à la rédemption, à la folie et à l’extase, poétique ou mystique.
Et cette dernière image obsédante qui justifie ce titre bizarre : des hommes qui scrutent un ciel rouge sang d’apocalypse en plein désert en s’imaginant à la même place, 666 (le chiffre de la bête) années plus tard, quand tout sera consommé.
Les 1000 pages et plus de ce 2666 se lisent avec autant de plaisir que de facilité tant Bolano sait mieux que personne créer des personnages fascinants et mener son récit de façon captivante en véritable conteur, semant rebondissements et intrigues comme un romancier populaire.
Un roman monstrueux et sublime qui a été porté au théâtre, en France. À quand une adaptation cinématographique qui serait forcément décevante mais pourrait néanmoins nous offrir une tentative pour visualiser un univers si étrange, si foisonnant. Bunuel aurait peut-être pu s’attaquer à ça, mais à part lui ?
Au total, Roberto Bolano aura publié 11 romans, 6 recueils de nouvelles et 7 recueils de poésie. Une œuvre abondante d’une qualité exceptionnelle où il rivalise avec le meilleur de la littérature sud-américaine et en premier lieu les maîtres argentins, Borges, Sabato, Bioy Casarès ou Cortazar. Au milieu des géants. Sur leurs épaules.
Le 14 juillet 2003, il meurt d’ insuffisance hépatique en attente d’une greffe du foi et, six semaines avant sa mort, une conférence internationale réunissant les plus grands auteurs d’Amérique centrale et du sud le saluent comme il se doit, comme le plus grand écrivain de sa génération, ce qu’il est, à n’en point douter.
Il est devenu de bon ton de citer Bolano à tous bouts de champ, souvent par des gens qui l’ont découvert tout récemment. C’est devenu, dans les milieux culturels, presque un tic, une mode, comme ont pu l’être John Fante, Raymond Carver ou Charles Bukowski avant lui. Mais l’œuvre de Bolano n’aurait pas été ce qu’elle est s’il avait rencontré ses lecteurs de son vivant. Il a vécu presque toute sa vie dans la misère, condition presque nécessaire à sa créativité et à son génie littéraire.
Bolano qui nous raconte des histoires terribles situées dans sa géographie mentale qui nous emmène du Chiapas aux frontières du Texas ou de l’Arizona en passant par le désert du Sonora et la capitale de l’état du même nom, Hermosillo. Mais c’est encore dans sa folie qu’on voyage le mieux, lui qui nous entraîne dans son univers mental prodigieux.
« Qu’est-ce qui fait une écriture de qualité? Savoir s’immerger dans la noirceur, savoir sauter dans le vide et comprendre que la littérature constitue un appel fondamentalement dangereux. » Discours d’acceptation d’un prix littéraire par Roberto Bolano. Du danger, de la noirceur et du vide, jusqu’au vertige, c’est là une description parfaite de l’art de Bolano.
Il était défini par Philippe Lançon, critique littéraire de Libération, comme un chevalier ou un troubadour. Et c’est vrai qu’il y a du Cervantes et du Quichotte en lui.
La soif du mal, le vortex de l’horreur, les vertiges de la folie. Mais aussi le goût de l’aventure, de l’histoire, de la politique et, avant tout, des mots, des phrases et de la littérature. Au plus près des tréfonds de l’âme.
Avec une telle chronique, on ne peut que se précipiter pour se plonger dans 2666 !
c’est 1000 pages, je te préviens.