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LES PRÉNOMS ONT ÉTÉ CHANGÉS (6)

isabelle

C’était juste avant la guerre du golfe. On avait fait des marches et des manifestations pour éviter l’intervention américaine, mais rien n’y avait fait. Les troupes de Saddam avaient bien envahi le Koweit, considéré comme leur province perdue, et Bush père (on ne connaissait pas encore le fils) avait fini par convaincre les institutions de son pays qu’il fallait frapper fort.

En attendant, on était dans un clair-obscur qu’on pouvait qualifier de drôle de guerre, comme en 1939. « Pendant la guerre, je travaillais chez A.J Cohen, exterminateur », écrivait William Burroughs dans Exterminateur. Qu’est-ce que je faisais pendant cette guerre-là, quasiment une guerre mondiale elle aussi. J’étais chargé du « pilotage financier des marchés de construction de lignes d’abonnés », à la Cosmodémoniaque. Un intitulé ronflant pour un suivi informatique de paiement des prestations des entreprises sous-traitantes avec savant calculs et ratios, intégrés à la machine, à sortir régulièrement. Bref, j’étais devenu un gestionnaire improbable après une carrière timorée dans un appareil de production encore administratif qui prenait les allures d’une multinationale. Ce n’était pas encore un travail de « cost killer », mais ça en prenait le chemin. Au moins, je n’étais pas obligé de faire, comme un camelot, l’article pour nos produits et services dans une agence ou une boutique. J’avais quand même échappé à ça, de peu.

Juste avant la guerre, cette guerre, j’avais des insomnies. J’avais consulté un médecin accompagné de ma femme et il m’avait demandé pourquoi, à mon avis, ces problèmes de sommeil ? « La guerre du golfe », sûrement, avais-je répondu sans convaincre personne. Je ne pouvais quand même pas dire, devant mon épouse, que c’était à cause d’une femme. Elle n’aurait pas compris.

Isabelle était la secrétaire d’une entreprise sous-traitante et je la voyais tous les matins quand elle rendait les dossiers des clients raccordés au réseau. Je n’avais pas à faire directement à elle, laissant les calculs tarifaires, les factures et les points de pénalité à mes collègues. J’étais chef du service, censé me tenir au-dessus de ces tâches routinières, mais je quittais mon bureau pour venir courtoisement la saluer dans la pièce à côté. Dire qu’elle me plaisait serait loin de la vérité. J’aimais sa façon d’être, sa façon de bouger, sa façon de parler. Au physique, ce n’était pourtant pas là où allaient mes préférences : maigre, presque osseuse, avec un visage en lame de couteau que je comparais intérieurement à celui d’un oiseau moqueur. Son regard vif et rieur me laissait toujours l’impression qu’elle se moquait gentiment de l’autorité de tutelle que nous étions censés, mes collègues et moi, représenter. Je ne l’avais au téléphone que pour des questions professionnelles, quand il s’agissait d’envoyer un installateur au plus vite sur un rendez-vous manqué (mes collègues me passaient l’appel de clients dits mécontents parce que j’avais « plus de poids » qu’eux) ou lorsqu’un différend financier dans la facturation nous opposait et qu’il convenait de procéder à des vérifications. Nous échangions souvent quelques plaisanteries et aussi pas mal de banalités sur le temps qu’il faisait ou sur l’actualité, sans trop approfondir des sujets trop politiques.

C’est pourtant la fameuse guerre qui avait mis nos courtes conversations sur un niveau de complicité supérieur. Elle était aussi pacifiste que moi et condamnait d’avance toute offensive des troupes de l’oncle Sam. D’origine polonaise, elle n’allait pas jusqu’à me suivre dans des discours gauchistes que je ne me sentais plus en devoir (de réserve) de taire. Mais on parlait d’autres choses, de nos vies, de nos goûts musicaux, des quelques personnes que nous connaissions dans notre entourage professionnel, y allant souvent de portraits sans complaisance et d’anecdotes pas toujours bienveillantes. Nos entretiens étaient de plus en plus longs et nos éclats de rire beaucoup plus nombreux. Je sentais qu’il se passait quelque chose, mais j’avais déjà été échaudé. Mes histoires de cœur, c’était souvent quinze jours d’euphorie et deux mois de déprime ; mais on n’en était pas encore là.

Je savais deux ou trois choses d’elle. Elle était mal mariée, lasse de sa vie de couple. Son mari travaillait comme cuisinier dans un grand restaurant de Lille, un endroit surfait, me disait-elle, très cher et pas si terrible. Elle me le déconseillait, mais mes moyens ne me permettaient pas de fréquenter ce genre d’établissement de toute façon. Elle avait une fille de 10 ans qui repoussait leurs projets de divorce et elle me confiait qu’elle avait déjà eu des aventures. Moi aussi, mais on n’allait pas fonder une amicale.

On était maintenant suffisamment proches pour aller prendre un pot ensemble, après le boulot. On discutait une demi-heure à la terrasse d’un bistrot, jamais le même. Elle arrivait dans sa CX, et je l’attendais non sans anxiété. À la maison, je justifiais mes retards en prétextant un surcroît d’activités m’incombant à cause des nombreux départs en congé. C’était l’été. Elle partait en août, à la montagne, et je ne partais pas car nous avions décidé, ma femme et moi, de passer quelques week-ends sur la côte belge et d’économiser après son licenciement économique et un déménagement dans une maison plus grande. Le moment était mal choisi pour une aventure, mais toutes considérations morales, matérielles ou déontologiques reculaient devant mon désir de me retrouver avec elle, de lui parler dans un dialogue qui semblait infini, de lui tenir la main et de la prendre dans mes bras.

Elle insistait sur ses origines polonaises et je tombais aussi amoureux de la Pologne et des Polonais. Moi qui les avait toujours considérés comme des cathos réacs et anticommunistes, j’en étais à lui servir de longs développements sur Gombrowicz, Kantor ou Skolimowski. Sans oublier les « d’origine » ; Wolinski, Topor, Kopa ou les frères Lech, mais elle détestait le football. Elle avait quand même regardé la finale Allemagne – Argentine, en croisant les doigts pour que Maradona et les siens l’emportent. Le rituel n’avait pas suffi, mais je me plaisais à me répéter qu’elle n’aurait pas regardé ce match si elle ne m’avait pas connu. J’étais entré dans sa vie à pas de loup. Je lui prêtais des disques et des livres pour une sorte d’éducation sentimentale dont elle était l’élève enthousiaste. On se faisait maintenant des restaurants, le midi, et on s’embrassait dans sa voiture en attendant de reprendre le travail, avec le souvenir des mots échangés, des baisers volés et des tendres caresses. Le cœur plein de promesses. J’en voulais toujours un peu plus, mais elle interrompait mes hardiesses en susurrant qu’on aurait tout le temps de faire ça plus confortablement, un jour. Malgré mes frustrations, elle était pour moi un coin de ciel bleu qui faisait son trou dans la grisaille.

Puis vint la confrontation, l’affrontement. La guerre du Golfe. Elle était partie en vacances et, au bout de plusieurs nuits consécutives d’insomnie, j’avais pris un congé maladie. Je prenais des somnifères puissants, des Rohypnol, et je passais mes journées à réécouter toute ma discothèque, en me repassant en boucle les morceaux qui faisaient me souvenir d’elle. Même la lecture m’était pénible tant elle m’empêchait de rêvasser en pensant à elle, en imaginant toutes les situations possibles où nous serions ensemble, heureux. Je lui écrivais des poèmes que je me promettais de lui faire lire dès son retour, des vers de mirliton où j’avais toutes les peines à esquiver les clichés amoureux des chansons populaires. « Un matin, le soleil a rêvé ». C’était le genre. Un soir, j’allais me saouler et déclamer du Rimbaud dans un bar montant, doux euphémisme wallon pour bordel, de la frontière. J’avais été damné par l’arc-en-ciel, comme écrivait le voyant des Ardennes.

Elle m’avait dit avant de partir qu’elle penserait à moi, au sommet de ses montagnes, et j’avais en tête ce dessin d’humour de Chaval illustrant les Chroniques de la Montagne de Vialatte, soit un garçon de café se déplaçant avec son plateau d’un sommet enneigé à l’autre. C’était devenu une publicité pour la Suze.

L’état des forces en présence, les cartes d’état-major, les signes en légende avec des éclairs, des soldats stylisés et des barils de pétrole couvraient une dizaine de pages des quotidiens qui me tombaient régulièrement des mains. J’étais toujours aussi fatigué mais j’avais repris le boulot en attendant son retour. Dans la période, j’avais aussi appris le suicide d’un chef d’équipe d’une entreprise sous-traitante, asphyxié dans son garage par les gaz d’échappement de sa voiture. D’autant plus perturbant que je m’étais engueulé avec lui la veille pour un problème de boulot. Encore une nuit sans dormir, Rohypnol ou pas. Mon médecin m’avait conseillé de prendre un Témesta à 20h avant un autre somnifère, « d’une autre gamme thérapeutique », avant le coucher. Je mangeais aussi des pommes et buvait des infusions préparées par ma femme, chaude partisane, sans jeu de mot, des remèdes naturels. J’en avais assez des informations qui parlaient de la troisième armée du monde et de la garde nationale, comme si on voulait ménager le suspense et laisser penser que l’adversaire avait sa chance, comme dans les corridas. Sans parler du risque nucléaire et d’une possible coalition des états voyous. On faisait tellement monter la pression que cette guerre télévisée ne pouvait plus être que décevante. Si la révolution ne serait pas télévisée, comme chantaient les Black Poets, la guerre, elle, l’était, en mondiovision.

Puis elle m’appela un jour pour me dire qu’elle ne passerait plus au bureau et qu’un de ses collègues allait la remplacer. Elle me dit aussi qu’elle avait beaucoup réfléchi à notre histoire mais qu’elle ne croyait pas qu’il était raisonnable de continuer. Elle tenait aux chances de bonheur de sa fille qui, selon elle, étaient liées à la stabilité de son couple. Elle avait « des sentiments » pour moi, mais elle craignait que tout cela aille trop loin et qu’elle finisse par me faire mal. « Le mal était déjà fait », répliquai-je en pensant à toutes ces journées interminables à penser à elle. « Des sentiments », je retournais ses propres mots dans ma tête et finis par lui dire de ne pas se fatiguer, que j’avais compris. « Vous comptez beaucoup pour moi », finit-elle par dire en gardant le vouvoiement que nous avions adopté d’emblée, et je crus percevoir comme un sanglot dans sa voix. Un reniflement plutôt. « Restons amis ». Je n’eus même pas envie de plaider ma cause, notre cause, ou « celle de notre amour », avais-je dit sans craindre le ridicule. On en était toujours rendu à ce genre de clichés quand on abordait le langage de la passion, comme si la ruse de la nature pour faire s’accoupler deux êtres du sexe opposé ne s’accompagnait d’un vernis de romantisme que pour mieux apparaître dans toute sa banalité physiologique. Schopenhauer avait raison, et Céline aussi qui voyait dans l’amour « l’infini à la portée des caniches ».

Elle avait fini par céder à mes implorations et je la revoyais une semaine plus tard. Pas de gestes amoureux, pas la moindre effusion. Elle me racontait qu’elle avait démissionné et qu’elle perfectionnait son anglais pour partir un jour aux États-Unis, en Louisiane, où elle avait séjourné il y a quelques années. Elle connaissait des gens, elle avait de la famille. Ici, rien ne la retenait, pas même moi (je déduisais). Elle allait partir avec sa fille et son mari (la cuisine française était prisée là-bas) et cette banlieue de Lille, son patelin connu pour son centre de formations pour athlètes et une vieille bataille menée par les troupes révolutionnaires contre le Saint-Empire. On se quitta sur un dernier baiser et je passais les jours suivants à l’appeler sur le téléphone de son entreprise – je m’interdisais de l’appeler chez elle – ne serait-ce que pour entendre sa voix sur le répondeur. Un jour, c’est son patron qui décrocha, et j’improvisais un prétexte qui ne fit pas illusion. « Isabelle ne travaille plus ici, elle a trouvé un emploi aux Impôts, à Roubaix ». Je n’avais pas l’intention d’aller vérifier. En revanche, je demandais à un copain de me conduire devant son habitation, restant en planque de longues heures en m’attendant à voir son visage apparaître, comme une apparition.

La guerre du Golfe s’achevait et je retrouvais un bon sommeil. J’avais réussi à la chasser de mon esprit même s’il m’arrivait encore de lui parler, inventant des fragments de discours amoureux dans ma tête. J’étais de moins en moins au bureau et de plus en plus au nouveau syndicat auquel j’avais adhéré l’année d’avant. Je faisais de la musculation avec un ami qui avait tout son matériel dans l’arrière-salle de son magasin de fringues pour punks à chien. Je reprenais un peu de poids après un amaigrissement que mes collègues et camarades jugeaient suspect. Je n’osais pas leur dire que c’était toujours comme ça quand je tombais amoureux. Mais c’était fini maintenant. Je n’étais pas complètement guéri, mais suffisamment pour entamer un roman que j’intitulais La Saison Des Sorcières, reprenant le titre de la chanson de Donovan, où j’aurais tenu cette chronique d’un été amoureux. Je renonçais au bout d’une cinquantaine de pages griffonnées sur un cahier d’écolier. À quoi bon ? Mes manuscrits précédents s’étaient entassés dans mon grenier, sans jamais trouver preneur. Alors celui-là… L’annonce de la mort de Serge Gainsbourg me trouvait tout à fait rétabli.

Néanmoins, je continuais à faire le tour de ma discothèque, à mes moments perdus, et j’en étais arrivé à la période post-punk de la fin des années 70. Autant dire que j’en voyais le bout, car mon évolution musicale s’était quasiment arrêtée là. Je passais en boucle Johnny Thunders, guitariste et ex chérubin des New York Dolls, et son « You Can’t Put Your Hand Around A Memory ». Tu peux pas enlacer un souvenir, non, et n’essaie pas. Il chantait « don’t try », et je comprenais « don’t cry ». J’allais pourtant passer le restant de ma vie à passer au-dessus de son avertissement et à toujours essayer d’enlacer des souvenirs. J’appelais même ça du beau nom de nostalgie.

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