À l’heure où presque chaque journée de Ligue 1 voit un stade envahi, des supporters arrêtés et des « lourdes » sanctions contre les clubs fautifs. À l’heure où Amazon a raflé la mise des droits télé et où il est de plus en plus difficile de voir un match sur les chaînes classiques. À l’heure où débarque un Messi à Paris pour un salaire annuel de 41 millions d’Euros (il a signé pour deux ans avec option d’une année supplémentaire)… Si on se penchait sur le football féminin, moins toxique et plus proche des valeurs prétendument défendues par le sport. D’autant que l’actualité nous y invite.
L’actualité, c’est d’abord Megan Rapinoe, la footballeuse états-unienne, aussi brillante sur les stades qu’inspirée dans les médias. La petite blonde aux cheveux courts qui a débuté à l’OL Reign FC de Seattle y est retournée en 2014, la trentaine atteinte. Elle a bourlingué puis s’en est retournée dans son club de cœur après avoir fait le bonheur des clubs de Chicago, Washington D.C, Philadelphie et l’Olympique Lyonnais de Jean-Michel Aulas, où elle est passée une saison (2013-2014), avec championnat et coupe de France à la clé.
Une joueuse fine, précise, technique et élégante, sans rien lâcher dans le registre réputé plus « masculin » de la pugnacité, de la combativité, de l’abattage physique et de l’intelligence tactique (comme pourrait dire Didier Deschamps).
Son palmarès est impressionnant, et on se limitera à ses breloques chèrement acquises avec l’équipe nationale : coupe du monde en 2015 et 2019, finaliste en 2011 (la coupe du monde pour les dames, c’est les années impaires), championne olympique en 2012 avec, au total, 158 sélections et une cinquantaine de buts depuis 2006. Avec ça, ballon d’or féminin en 2019 et soulier d’or de la coupe du monde en 2015 et 2019. Ce qui s’appelle un palmarès, et les connaisseurs la désignent comme la meilleure joueuse du monde, même encore maintenant en fin de carrière. Des exploits peu médiatisés et, pour rappel, il a fallu attendre l’année 2017 pour voir la compétition retransmise à la télévision.
Mais la Rapinoe n’est pas seulement une vedette du ballon rond, elle est aussi une voix de l’Amérique, politique et sociale, militant à sa manière contre toutes les oppressions, qu’elles soient racistes ou homophobes. Elle se revendique lesbienne, démocrate (plus tendance Sanders que Biden) et a toujours dénoncé la politique ultra-droitière de Donald Trump, se plaisant à le ridiculiser dans toutes les tribunes qu’on veut bien lui laisser.
Elle a eu le courage et l’énergie de mener la bataille contre la puissante Fédération Nationale de Football Association, revendiquant des salaires à égalité à ceux des footballeurs professionnels hommes. Un comble pour des joueuses qui trustent depuis des années tous les titres face à des bourrins qui n’ont jamais rien gagné. Et elle a eu gain de cause, avec brio. Comme en sport, une victoire qui en appelle d’autres, et pourquoi pas l’égalité salariale dans un pays où les femmes, et plus encore les Noires et les Hispaniques sont discriminées à l’embauche, cumulent souvent les temps partiels et perçoivent des salaires largement inférieurs à leurs collègues masculins, blancs et WASP surtout. Oppressions de sexe, de genre, de classe et de race contre lesquelles Megan lutte en première ligne, y déployant le même panache que sur les terrains de football.
La deuxième actualité est la sortie de ce livre, Ladies Football Club (1), de Stefano Massini. Soit une histoire longue du football féminin partant de ses prémices, qui datent de la première guerre mondiale. Une histoire autant sociale que politique.
Tout commence en 1917, alors que les hommes sont au front, baïonnette au fusil dans les tranchées de la vieille Europe. Restées chez elles, les femmes font tourner la baraque et élèvent les enfants, ce qui n’empêche pas certaines d’entre elles de commencer à jouer au football avec les copines, sur un temps de loisir à l’usine qui leur est pourtant compté.
Les hommes y jouent depuis la deuxième révolution industrielle, soit la fin du XIX° siècle, et les épreuves reines, coupe et championnat, départagent chaque année les innombrables équipes de tout le pays. Un bastion masculin que des femmes tentent, pas timidement du tout, d’approcher. C’est l’époque où les luttes émancipatrices des femmes commencent à s’organiser, pour les droits civiques, pour le travail, pour l’égalité. Pourquoi pas le droit de jouer au foot ?
Le Ladies Football Club, c’est son nom, naît ainsi, « en donnant des coups de pied dans les bombes », comme l’a raconté une joueuse de l’époque, Melanie Murray. Des bombes factices sphériques qui vont tenir lieu de ballons. Les ouvrières des usines d’armement profitent de leur courte pause méridienne pour taper dans la balle, et elles y prennent vite beaucoup de plaisir. Des compétitions s’organisent entre usines, entre quartiers, entre villes. Jusqu’à bricoler un championnat réglementaire.
Le football a sur ces femmes, écrasées par leur rôle d’épouse ou de mère, des vertus émancipatrices. Elles voient tout de suite dans ce sport d’équipe des valeurs de solidarité et d’entraide rythmant leur quotidien depuis toujours. Elles y prennent goût et sont décomplexées par rapport à leurs footballeurs de pères, de maris ou de fils.
Leur histoire est aussi sociale, avec un jeu qui crée une sphère à elles, échappant au regard masculin et aux diktats des patrons. Est-ce un hasard si la plupart des joueuses du Ladies Football Club sont communistes, léninistes, comme il se disait en ces temps de révolution russe. C’est l’apprentissage du collectif autre part que sur la chaîne ou l’établi.
De retour du front, les vaillants combattants échappés à la boucherie ne voient pas d’un bon œil ces dames se lancer corps et biens dans un univers qui leur était réservé de tout temps. Après quelques années de tolérance, le football féminin est interdit. Passe encore qu’elles jouent en bleu de travail, mais en short et en maillot… Pour les cheveux, elles devront mettre des bonnets. Malignes, elles vont contourner les interdits et leur maillot sera aux couleurs des suaires des hommes tombés au front. Imparable.
C’est l’année 1921 qui marquera la fin de la récréation et les institutions – patronat, patriarcat, église, État et familles , bien sûr – finissent par gagner la partie, dans les arrêts de jeu. Les joueuses doivent laisser la balle ronde pour assister en spectatrices à la montée en puissance du football masculin professionnel et de ses enjeux économiques.
« Ils en ont fait une saleté commerciale », peste régulièrement l’arrière communiste Haylie Owen. Une saleté commerciale, et aussi trop souvent une arène de violence où les supporters viennent en découdre, avec des clubs au bord de la crise de nerf qui investissent tellement que le moindre revers est pour eux une calamité. Même si le supportérisme a aussi ses vertus, voire son rôle dans les révolutions arabes, par exemple.
Il faudra attendre les années 1960 en Angleterre pour revoir du football joué par des femmes. En France, c’est un tournoi organisé dans le cadre d’une fête locale, à Reims, qui marquera symboliquement la naissance du football féminin. Le Stade de Reims sera le club pionnier. Mais il faudra attendre les années 1970 pour que des compétitions s’organisent, en dépit des commentaires péjoratifs de la plupart des commentateurs mâles de l’époque, Thierry Roland en tête de ce festival de beaufitude où il aurait facilement remporté le ballon d’or.
Le reste est, à peu près, connu, avec les coupes du monde, les coupes d’Europe et un championnat national de plus en plus passionnant, avec des joueuses brillantes et capées et des « entraîneuses » fines techniciennes, à l’image de la controversée Corinne Diacre, laquelle a entraîné quelques années l’équipe masculine du Clermont Foot, actuel pensionnaire de la Ligue 1.
On voit de plus en plus d’historiens, de sociologues, de politistes se pencher sur le football comme objet de recherche. On ne va pas s’en plaindre lorsque l’on tombe sur des livres aussi passionnants qui conjuguent avec bonheur épopée sportive, aventure humaine et progrès social. Si le football a été décrit par les sociologues comme un « fait social total », il est resté trop longtemps connoté à sa dimension masculine. L’ouvrage de Massini vient corriger ce biais malheureusement trop répandu.
En espérant que le football de ces dames ne finira pas, comme l’autre, dans les eaux glacées du calcul égoïste.
Sources article « refaire le match » de Armelle Andro (socio-démographe, professeure à l’université de Paris 1 Panthéon – Sorbonne, chercheuse associée à l’institut convergence – migrations) dans AOC Media, juin 2021.
(1) : Stéfano Massini – Le ladies football club – Globe – 2021 – 179 pages.
26 septembre 2021