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NOTES DE LECTURE (22)

ANTHONY BURGESS – LE ROYAUME DES MÉCRÉANTS – Grasset

Le grand Burgess en 1986 photo Wikipedia (avec l’aimable autorisation de…).

On connaît l’histoire de Anthony Burgess, racontée à l’envi depuis des lustres pour évoquer on ne sait quel prodige littéraire qui tiendrait du miracle : à 40 ans, ses médecins lui prédisent une mort imminente, ce qui le pousse à écrire. On connaît la suite : La puissance des ténèbres, La symphonie Napoléon, Orange mécanique, Dernières nouvelles du monde, Rome sous la pluie… Et on en oublie. Autant de chefs-d’œuvre où Burgess déploie toute la palette de son talent, en génie littéraire frotté aux sciences humaines et à la musique. Car il est aussi musicien, auteur de sonates et de symphonies, comme il est linguiste, sémiologue, philologue, philosophe et tout ce qu’on veut. Une sorte de Roland Barthes anglais qui a laissé, lui, une œuvre littéraire colossale : romans, essais, poésie, théâtre et, en plus, quelques biographies dont celles de Shakespeare ou de Joyce.

Le Royaume des mécréants est le récit du premier siècle de notre ère fait par un certain Sadoc, citoyen romain retiré en Helvétie qui se souvient des premiers temps du christianisme et de la décadence de l’empire. En gros, le premier siècle de l’ère chrétienne, de la résurrection du Christ à l’irruption de Pompéi. Un récit foisonnant avec une multitude de personnages. C’est parfois difficile à suivre et on se perd un peu dans cette succession d’empereurs éphémères, de Nazaréens prosélytes, de Juifs, de Grecs ou de Romains. Les noms propres se succèdent à une vitesse folle et il nous arrive de perdre pied.

On va de Tibère en Claude, de Claude en Néron et de Néron en Vespasien avec une vélocité extraordinaire. Sans oublier les impératrices catins comme Messaline ou Agrippine. Côté chrétien, on passe de Pierre à Jacques le mineur, de Mathias à Luc en mettant l’accent sur celui qui est peut-être le personnage principal de cette fresque historique : Paul de Tarse, celui qui se convertit sur le chemin de Damas après avoir été un serviteur zélé de l’empire. Paul (Saül), qui échoue à convertir les Grecs car ils lui opposent le ratio, la logique.

On pense au beau roman d’Emmanuel Carrère – Le Royaume – qui tourne un peu autour du même thème, on peut aussi évoquer Saramago et son Évangile selon Jésus mais les approches sont différentes. Saramagos plus en humoriste iconoclaste là où Carrère s’intéresse au christianisme et à ses racines. Burgess, lui, embrasse un monde où le bien et le mal se livrent un combat mortel, métaphysique. En écrivain catholique d’origine irlandaise, Burgess décrit aussi bien les éternelles conspirations et orgies romaines (avec le personnage réussi de Pétrone, ami de Néron et de Sénèque, son précepteur répudié) que les aspirations des chrétiens à l’amour universel sur fond historique d’apocalypse, de temps épouvantables, de mœurs innommables.

Plus qu’un roman historique, ce sont presque des évangiles alternatifs, écrits aussi bien en romancier surdoué qu’en historien pointilleux et en linguiste (son érudition sur l’étymologie est proprement fascinante). Au lieu de mourir à 40 ans comme lui avaient prédit ses médecins, Burgess a vécu jusqu’à 76 ans, mort d’un cancer du poumon, un mal qui n’avait rien à voir avec les prédictions funestes dont on a pu l’abreuver. Le genre d’écrivain démiurge qui contient un monde qu’il n’a qu’à recréer indéfiniment au gré de sa fantaisie. Un style flamboyant au service d’une imagination vertigineuse. Un génie, comme il ne s’en trouve qu’une poignée par siècles.

ARTHUR KOESTLER – LE ZÉRO ET L’INFINI – Calmann – Lévy

Ce court roman est, avec le 1984 de George Orwell et L’aveu de Jack London, ce qu’on a pu écrire de mieux sur l’univers du totalitarisme, ou quand les utopies politiques deviennent meurtrières.

Koestler a eu mille vies. Né en 1905 à Budapest, alors partie de l’empire Austro-hongrois, père du sionisme dit révisionniste, ouvrier agricole de kibboutz, fondateur du Betar, militant du Parti Communiste en Allemagne, reporter durant la guerre d’Espagne puis dans la France de la drôle de guerre , écrivain contre le nazisme et le stalinisme… Avant de quitter le parti après les procès de Moscou et la condamnation de Boukharine, de devenir agent de renseignement en Angleterre pendant la guerre froide, de s’intéresser à Jung et à la parapsychologie, de devenir militant du sionisme et, accessoirement, théoricien de la nouvelle droite européenne. Un parcours vertigineux. De gauche à droite, mais au premier rang.

Vertigineux, son livre l’est aussi qui raconte la détention et les interrogatoires successifs subis par le camarade Roubachov, enfermé on ne sait trop où. Roubachov qui fut un dirigeant du Parti bien en cours, et qui, victime de disgrâce, se consume dans sa cellule en communiquant en morse avec ses compagnons d’infortune. Le n°1 (décrit sous les traits de Staline) et la nouvelle équipe dirigeante lui reprochent des ambiguïtés dans sa conduite à l’étranger alors qu’il était en mission diplomatique, des erreurs quant à sa politique de l’aluminium lorsqu’il était en charge de l’équipement des navires, des comportements ressortissant d’un humanisme petit-bourgeois et autres billevesées.

C’est d’abord le camarade Ivanov qui le soumet à la question, et Roubachov croit s’en tirer plutôt bien. Sauf que, par la suite, Ivanov a été fusillé et remplacé par le camarade Gletkin, un fils du peuple sans le moindre état d’âme, détestant autant Roubachov qu’Ivanov pour leur situation d’intellectuels d’origines bourgeoises.

Alors qu’il croyait s’en sortir avec des aveux partiels, Roubachov est amené aux confessions les plus fausses et les plus délirantes avec Gletkin. Il a sacrifié deux de ses hommes comme des pions lorsqu’il était à l’étranger et a laissé sa secrétaire payer pour certains de ses écrits. C’est ce qu’il se reproche, mais on lui fait surtout grief d’être un humaniste, autant dire un sentimental et un petit-bourgeois trop sensible pour la lutte des classes et la révolution. Un homme du passé, que la nécessité historique impose d’abolir.

La politique du pays jamais nommé change en fonction des stratégies tordues du numéro 1, et les allusions au pacte germano-soviétique et à la guerre d’Espagne sont limpides. Le livre a été publié en Angleterre en 1940, entre les purges staliniennes, les procès de Moscou et la barbarie nazie. Le zéro, on l’aura compris, c’est l’homme dans un système totalitaire. L’infini, c’est le Parti qui se charge de construire l’homme nouveau dans les décombres du vieux monde ; un homme qui mettra la raison au-dessus de tout et créera un paradis où toute sentimentalité, toute mémoire et toute sensibilité seront proscrits comme autant de sentiments régressifs et trop humains.

« La fin justifie les moyens ». La phrase revient comme un leit-motiv et résume parfaitement toutes les logiques totalitaires. L’équivalent de l’omelette qu’on ne fait pas sans casser des œufs. Soit, de façon métaphorique, la soumission de l’individu aux contingences supérieures ou, pour le dire autrement, à la ligne du Parti.

C’est un roman obsédant, effrayant, glaçant, qu’on a parfois peine à lire. C’est un grand livre, magistralement écrit, l’œuvre d’un moraliste qui recèle des trésors de philosophie, de sagesse et  de lucidité. Un livre qui n’a pas empêché les camps, Hiroshima, Pol Pot ou le Rwanda. Rien qu’un livre, mais quel !

COLIN DEXTER – PORTÉE DISPARUE – 10/18

Pour finir et pour le plaisir, à nouveau Colin Dexter et son inspecteur Morse. On ne s’en lasse pas !

Oxford, la brigade de la Vallée de la Tamise et tous ses occupants : l’inspecteur Morse, son adjoint Lewis et le sergent Strange. Ne manquent, par rapport à la série TV, que le chef de brigade Bright et l’inspecteur Thursday incarné par l’acteur anglais Roger Allam. Mais, on l’a déjà dit, ne pas confondre les romans de la série et les épisodes télévisés, sensiblement différents.

Ici, Morse reprend une enquête sur la disparition d’une jeune fille, Valerie Taylor. Un premier chapitre prologue qui débute sur un flirt dans un autobus entre Oxford et Londres, puis l’inexorable enquête. D’abord dans la communauté éducative de son lycée, puisqu’elle allait encore en classe, puis chez sa mère et son beau-père, puis chez ses ex-amants, ses ex-amies.

Sur ces entrefaites, l’adjoint du proviseur de son lycée est à son tour assassiné d’un coup de couteau dans le dos, chez lui. Morse échafaude des théories qui s’effondrent les unes après les autres. Pour une fois, il patauge et ne trouvera la solution qu’après moult tâtonnements et rebondissements. Il a cru d’emblée à la mort de la fille, ce que Lewis ne croit pas et c’est lui qui a raison. On ne va pas gâcher la suite et dévoiler le pot-aux-roses, la clé d’un roman épais (350 pages) qui se lit à une vitesse folle avec les petits textes en exergue de chaque chapitre, aussi déconcertants et drôles les uns que les autres.

Revoilà donc Morse, fin lettré (on est à Oxford), wagnerophile et un peu alcoolique. Morse qui fait les mots croisés du Times en trois minutes chrono et nourrit une passion pour les puzzles. Le tout pour des enquêtes qui tiennent à la fois des mots croisés et du puzzle justement, où tous les détails comptent et où il faut parfois relire deux ou trois fois les dernières pages pour comprendre qui a fait quoi et qui a tué qui. Il y a un peu d’Agatha Christie et de Conan Doyle ne lui, très anglais, en vérité.

Morse, une riche personnalité d’anglais désabusé et nostalgique, passant selon l’humeur de l’ironie tendre au cynisme le plus acerbe. Un vrai gentleman qui incarne l’Angleterre éternelle sous les ors et les monuments d’une ville chargée d’histoire, Oxford.

Morse est Oxford autant que Chandler et Ellroy sont Los Angeles ou Burke la Nouvelle-Orléans. Il serait d’ailleurs amusant de faire la carte du monde du polar, en y incluant l’Asie, la Scandinavie ou Cuba. Un projet pour la retraite… (rires).

22 février 2022

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