Pourquoi nous voulons tuer Greta ?, sous-titré « nos raisons inconscientes de détruire le monde » (j’avoue préférer le sous-titre) est un livre de Bénédicte Vidaillet, universitaire, militante écologiste et psychanalyste. Un livre passionnant qui a le mérite d’analyser avec lucidité pourquoi, malgré toutes les catastrophes et tous les rapports du GIEC, le monde change si peu et les rares initiatives concernent le greenwashing et le solutionnisme technologique. Et si, pour le dire de façon abrupte, la destruction du monde n’était que l’apothéose de notre soif de jouissance, de notre haine de nos descendants ou de notre pulsion de mort ?
Ma culture en matière d’écologie politique repose sur quatre piliers : André Gorz d’abord, pour son anticapitalisme autogestionnaire ; Jacques Ellul pour sa critique de la technique et ses visées décroissantes ; Ivan Illich, pour son analyse des systèmes et des bureaucraties et Françoise d’Eaubonne, pionnière de l’éco-féminisme qui n’était pas indifférente aux questions largement sous-estimées de surpopulation.
Ce livre que j’ai dévoré renforce encore ces convictions mais sous un angle radicalement différent. Je connais Bénédicte Vidaillet depuis le temps où, animant une commission Santé au travail du syndicat Solidaires, il nous est arrivé de faire appel à elle et j’ai le souvenir d’avoir contribué à organiser des journées « Et voilà le travail ! » où on pouvait l’entendre sur les entretiens d’évaluation et sur l’ambivalence des salariés par rapport à l’exercice, en même temps qu’une Danièle Linhart nous expliquait ce qui restait de tayloriste dans les organisations de travail modernes, à travers la subjectivation et la pseudo humanisation des salariés.
On passe ici à un autre registre, et on n’oublie pas que l’autrice a toujours été impliquée dans PARC, soit la friche Saint-Sauveur à préserver des promoteurs et des financeurs. On a déjà parlé de cette lutte ici et on n’y revient pas.
Pourquoi voulons-nous tuer Greta ? Ou, en d’autres termes, qu’est-ce qui dérange nos éditocrates en voyant cette jeune suédoise annoncer, telle Cassandre, l’apocalypse climatique. Onfray, par exemple, souligne son expression robotique comme pour lui dénier toute humanité. Elle ne fait que rapporter les chiffres des rapports du GIEC aux importants et aux décideurs, mais c’est déjà trop. On la hait et on lui conseille de retourner à l’école.
Pourquoi se soucie-t-on si peu des générations futures ? De nos enfants qui seront confrontés aux conséquences du changement climatique dans ce qu’elles auront de plus désastreuses. Pour l’autrice, nous n’en avons pas grand-chose à faire des générations futures, étant attendu en psychanalyse que nos descendants rêvent de prendre notre place et de nous pousser vers la sortie. Oedipus rex, comme disait Sophocle. Pour elle, le petit homme est faible et totalement dénué de ressources devant la nature, ce qui explique son aversion inconsciente à son égard. Un chapitre s’intitule d’ailleurs « vers une psychanalyse du désastre » et c’est en cela que ses analyses sont originales. Et si nous souhaitions nous venger de cette nature qui croît sauvagement en étant indifférente à ce que nous sommes ? La thèse est hardie mais juste pour qui voit dans cette nature ensauvagée un objet de peur à dominer.
À l’appui de sa thèse, elle nous parle de l’agriculture, ou plutôt de l’agro-ingénierie avec les OGM, les pesticides et le brevetage du vivant, choses que les militants altermondialistes connaissent bien.
Sa culture scientifique semble solide, mais elle oublie parfois la dimension productiviste de l’agriculture intensive. Ce n’est pas seulement le paysan qui veut s’affranchir des cycles naturels et défier la nature, c’est aussi que syndicats agricoles (la FNSEA surtout) et lobbies le poussent à produire et à avoir des rendements qui conditionnent son niveau de vie. La faute au capitalisme ? Ben oui, un peu quand même. Sauf à se placer sur le terrain d’un Frédéric Lordon qui explique notre asservissement au capitalisme par les passions tristes, mais c’est alors l’adhésion de tout le monde, plus ou moins conscient ou critique, qu’il faut interroger.
Ce sera le seul bémol et la démonstration est ensuite convaincante, s’appuyant sur les écrits de Herbert Marcuse (Eros et civilisation ; L’homme unidimensionnel…), grand penseur du mouvement hippie et de Mai 68 ou de Günther Anders (L’Obsolescence de l’homme) comme de théoriciens de la psychanalyse tels Harold Searles, Donald Winnicott, Mélanie Klein ou Jacques Lacan (sans oublier papa Freud), elle confronte nos appétits de destruction aux théories freudiennes. Comme certains pacifistes lucides finissent par convenir qu’en fait, l’homme veut la guerre, les militants écologistes devraient aussi se dire qu’en fait, l’homme veut la destruction de la nature, même s’il refuse de se l’avouer et si le discours rationnel s’efforce de nier ce désir inconscient.
On se régale ainsi à lire quelques vérités assénées aux collapsologues et autres théoriciens de l’effondrement qui peuvent masquer leur sentiment d’effondrement psychique derrière la catastrophe climatique qui vient. C’est bien vu. Elle a aussi un discours intéressant sur la technique, qui vise à domestiquer la nature et qui n’est souvent qu’un désir de puissance, de domination et de jouissance effrénée. On n’est pas obligés de souscrire aux racines psychanalytiques expliquant ces pulsions morbides, comme la théorie de Mélanie Klein du bon et du mauvais sein, mais soit.
Lacan parlait de « la jouissance de l’autre » que nous envions et qu’il nous importe d’égaler, sinon de dépasser. Un désir de jouissance qui masque notre pulsion de mort, ce qu’on a parfois appelé autrement du nom de mortido, opposé à la libido. Si les lumières et le progrès nous ont entretenu dans l’idée que l’homme était rationnel et efficient, soucieux de ses intérêts et de ceux des autres, on n’a peut-être pas tenu compte de sa part d’ombre qui s’est pourtant révélée au fil de l’histoire.
La culpabilité que ressent l’individu dans son désir contrarié de complétude n’est pas un rempart contre ces appétits de destruction et l’expression « après moi le déluge !» n’est pas qu’une figure de style.
La dernière partie, le dernier chapitre, en vient à des considérations plus précises sur les liens entre le langage, le manque, le désir et la dictature du jouir à laquelle nous enjoignent les sociétés modernes. Bush père disait que « le niveau de vie des Américains n’est pas négociable », quitte à foncer joyeusement dans tous les murs des limites physiques de la terre. On retrouve cet aveuglement chez la plupart des individus qui, conscients de la catastrophe en cours (et déjà là pour partie) n’entendent rien changer, ou seulement de façon superficielle, à leurs habitudes de consommation et de production. Mais ce n’est pas qu’une question d’individus, c’est aussi l’avidité et la cupidité d’un système économique de prédation qui nous fait oublier notre finitude.
L’autrice prend des exemples de cette soif d’immortalité ou de transhumanisme dans des personnages comme Elon Musk, celui qui entend affranchir l’humanité de toutes ses contraintes à commencer par celles du langage ; ce langage qui nous projette vers l’extérieur, vers l’autre et nous fait quitter le stade narcissique.
« Si j’ai bien tout lu Freud », plaisantait Coluche dans un sketch resté fameux. Je ne suis pas certain d’avoir compris tous les concepts, toutes les idées exprimées dans ce livre d’une richesse exceptionnelle, mais je souscris à la plupart – pratiquement en totalité – de ces constats et de ces analyses.
Bénédicte Vidaillet souligne ironiquement que nous avons accepté (et parfois demandé) des mesures draconiennes contre la pandémie alors que nous ne sommes pas capables de consentir aux mêmes efforts pour le climat, pour l’écologie. Bien sûr, là où l’État a pu se montrer rigoureux sur la pandémie, avec la complicité du corps médical et sous couvert de santé publique, le même État (et surtout la « start-up nation » de Macron) n’a aucun intérêt à ce que l’on remette en question le fonctionnement de la société dans ses modes de production et de consommation. Pour le dire autrement, le monde capitaliste voit à juste titre dans les luttes écologiques des freins à sa croissance illimitée et c’est pourquoi les actions de désobéissance sont devenues nécessaires.
Mais cela dit, il n’est pas suffisant de voir les choses comme la lutte de masses éclairées contre un système capitaliste mortifère et implacable. Il faut aussi se rendre compte que le dogme du progrès et l’idéologie de la croissance ont façonné un individu peu enclin à lâcher ce qui fait son confort, son bien-être et son plaisir, même s’il doit pour cela s’aliéner la nature. Si les sociétés totalitaires ont pu créer le fameux homo sovieticus, nos sociétés ont créé aussi un type, on dira l’homo liberalus, pour aller vite.
En tant que militants, on sait qu’informer et conscientiser, certes nécessaires à la mobilisation, ne sauraient être suffisants. La prise de conscience doit aussi s’opérer dans l’inconscient, si on ose dire, dans les tréfonds de l’individu qui se doit d’analyser les ressorts et les motivations de ses comportements comme de ses discours. C’est à ce prix qu’un vrai changement politique pourra advenir, mais l’autrice ne semble pas se faire beaucoup d’illusions sur ce point, et on la comprend.
Elle n’en continue pas moins à militer et à s’investir dans des combats écologiques, preuve qu’il n’est pas forcément nécessaire d’espérer pour entreprendre. On ne peut en tout cas que la remercier pour ce livre éclairant qui s’écarte des sentiers battus de la pensée écologique qui voit trop souvent le bon sauvage vertueux s’opposer à la machinerie totalitaire. C’est plus compliqué que cela, et elle nous en fait la démonstration avec brio. Ich liebe dich, Greta !
Bénédicte Vidaillet – Pourquoi nous voulons tuer Greta – Nos raisons inconscientes de détruire le monde. Éditions eres (sociologie clinique).
8 février 2023
Merci, Didier, pour cette introduction très intéressante.