TUNIS
C’était la première fois que je mettais le pied en Afrique. Il fallait faire un vœu, paraît-il. Pour tout dire, j’avais demandé Françoise en mariage après une année d’une cohabitation pas toujours harmonieuse, notamment avec sa fille. J’étais rongé par la culpabilité d’avoir quitté Martha, qui m’avait appris que son père était mort de chagrin à cause de mon départ et de la dépression de sa fille, de sa dépression à elle. Et l’autre petite peste qui m’avait pris en grippe, comme si je lui avais piqué sa mère, et qui m’en faisait voir de toutes les couleurs avec ses sautes d’humeur d’adolescente tourmentée. On faisait parfois des trêves qui ne duraient jamais longtemps, en écoutant mes albums des Doors ou du Velvet Underground, puis c’était reparti pour la soupe à la grimace, les matins où il fallait la tirer du lit pour qu’elle daigne faire acte de présence au lycée et les soirs où elle ne desserrait pas les dents, le regard halluciné dans ses délires mystiques alimentés par la fumette. Elle savait que ce n ‘était pas le moment de me faire jouer à ses petits jeux de rapport de force entre elle et moi pour se disputer l’amour de sa mère. Elle n’en était pas moins odieuse.
C’est pendant les grèves de décembre 1995 que j’avais demandé sa main, attendu que j’avais déjà eu droit au reste. On couchait sur des matelas pneumatiques installés à la hâte dans la salle de repos de notre centre téléphonique occupé. On tenait le piquet de grève tôt le matin et on faisait la tournée dans la journée, un jour avec des cheminots en grève à la gare de Lille Europe, un autre devant les étudiants du campus de Lille 1 à Villeneuve d’Ascq. En tant que responsable syndical à SUD PTT, j’étais investi de cette mission d’occuper les troupes, la quinzaine de grévistes motivés qui ne restaient pas chez eux. Avec les camarades de la CGT, on imaginait des rencontres, des événements et des festivités pour les jours où il n’y avait pas de manifestations. On rivalisait d’imagination pour les petites distractions du matin, laissant l’après-midi libre aux salariés en lutte. On aurait eu du mal à les occuper toute la journée de toute façon.
Françoise était avec moi dans la lutte, plus motivée et plus acharnée que moi, incapable de dépasser mes états d’âme et mes problèmes personnels pour m’abandonner dans la joie au combat social et savourer les bonheurs des solidarités collectives. Je voyais toujours le visage de Martha et maintenant celui de son vieux père, et même celui des chats que je lui avais laissés. Des spectres dont les assauts constants m’empêchaient de vivre pleinement ces moments d’exception.
Elle n’avait pas répondu à ma demande de mariage. Je ne savais même pas pourquoi j’avais parlé de cela. Volonté de stabilité après cette période tourmentée, désir de m’unir à elle officiellement, devant famille et amis, manière élégante de pacifier les rapports avec sa fille… Tout cela et plus, sûrement. Je lui avais écrit un petit mot ridicule qu’elle s’était empressée de lire alors que la radio enchaînait les éditions spéciales sur les accords de Dayton qui devaient enterrer définitivement la hache de guerre entre Serbes, Croates, Monténégrins, Bosniaques et même Kosovars. On parlait de la Yougoslavie autrement que pour le maréchal Tito, l’autogestion et le football, tous ces joueurs aux noms en « ic » qui m’avaient fait rêver.
Elle avait répondu positivement à ma demande, me signifiant elle aussi par écrit qu’elle souhaitait vivre avec moi, même si le mariage lui était apparu un peu trop solennel pour concrétiser une union qu’elle eût préféré discrète et intime. Mais si j’y tenais… La cérémonie était fixée au 15 juin 1996, le jour précis où, naguère, j’avais réussi au baccalauréat et où on m’avait accordé le permis de conduire. Dans la corbeille, nous avions trouvé de la part de sa mère cette invitation au voyage, tous frais payés, pour la Tunisie, quinze jours à Nabeul, dans la première quinzaine de juillet.
C’était la première fois que je prenais l’avion et ma conscience écologique avait un peu protesté, mais le billet avait déjà été réservé. Je ne connaissais pas grand-chose de la Tunisie, à part quelques noms de ville et celui du président Bourguiba, lequel s’était fait déposer en 1987 par Zine Ben Ali, un dictateur avec des faux airs de Roger Hanin. J’imaginais la façon dont Ben Ali avait pu faire cette demande au vieux rahis : « j’habite près de chez vous, je peux vous déposer si vous voulez ». Quelque chose dans le genre. L’humour ne devait pas perdre ses droits devant le tragique de l’histoire. En tout cas, de la Tunisie, j’ai tout détesté. Un jugement péremptoire qui me faisait penser, quand je le prononçais, au sketch de Guy Bedos et de Sophie Daumier : « Marrakech, ça nous a déçus ».
Une navette nous avait cueillis à l’aéroport direction Nabeul et je me suis vite aperçu qu’on était tombés dans une usine à touristes. On prenait le premier repas en commun, entre plaisanciers, et j’avais fait une première crise de jalousie en pensant que le voisin de Françoise, un ch’ti plutôt beau mec, lui faisait du gringue. Tout cela commençait bien. Elle me reprochait ma jalousie maladive, ma paranoïa et mon côté sinistre. C’est vrai qu’on était dans un centre de vacances au bord de la Méditerranée et que je déparais parmi ces touristes heureux d’être là et de se payer du bon temps, après une dure année de travail, je présumais.
Le soir, on avait trouvé un gros cafard au pied du lit, une sorte de hanneton géant qui semblait habituel sous ces latitudes ; la femme de ménage ne s’étonnant pas de découvrir le cadavre de la bête le lendemain matin, occise à coups de pantoufle. Le midi, on était conviés aux jeux-cafés, ce qui me donnait l’occasion de briller, étant quasiment le seul à répondre à presque toutes les questions posées. J’avais impressionné l’assistance avec deux réponses rapides, l’une pour la signification de Sinn Fein (Nous Seuls), et l’autre pour le vainqueur de la Coupe de France en 1961 (l’U.A Sedan). On me regardait d’un sale œil, en empêcheur de gagner en rond, petit monsieur qui voulait humilier les gens avec son érudition. N’avait jamais dû beaucoup travailler celui-là…
Sur la fin, on m’écartait de la salle où avait lieu les tournois où on ne m’autorisait à répondre que lorsque tout le monde avait eu le temps de se prononcer plusieurs fois.
À la mer, je lisais étendu sur le sable, mais le temps n’était même pas beau. Le soir, je regardais passer les dromadaires qu’un chamelier tenait au bout de ses cordes. C’était là la principale distraction, mises à part des excursions en bateau avec commentaires sur les curiosités géographiques locales. Françoise semblait aimer ça, moi beaucoup moins.
Mais il y avait pire. Après le repas du soir, tout le monde se donnait rendez-vous dans la salle polyvalente pour des spectacles de cabaret montés par les animateurs où on invitait les estivants à venir sur scène. Sur l’air de « Aziza Ma Petite Gazelle », on faisait la chenille sur les encouragements des moniteurs, comme on disait au temps des colonies de vacance. Ils inventaient des sketches débiles où chacun venait tenir un rôle. Françoise ne manquait pas une occasion de se prêter au jeu et les meneurs de jeu ne semblaient pas comprendre pourquoi j’étais réticent à la suivre. Il arrivait que je dusse m’enfermer dans les chiottes pour échapper à mes tourmenteurs, avec les inévitables commentaires du genre « eh ben il est pas très marrant votre mari ». Eh bien non, je n’étais pas très marrant et je ne le suis pas devenu beaucoup plus depuis le temps. Il faudra bien qu’elle s’y fasse.
Au bout de quelques jours, on avait pris nos marques. Je regardais le manège de femmes d’un certain âge venues en célibataire pour attirer dans leurs rets un jeune mâle du coin. C’était une autre forme de mondialisation, où des petites bourgeoises occidentales cherchaient de la main-d’œuvre sexuelle étrangère, dans ce qu’on appelait plus le tiers-monde. Pour donner le change, des vieux tunisiens passaient la journée au bar de l’hôtel avec une branche de jasmin dans ce qui leur restait de cheveux. J’appris que cela voulait dire qu’ils étaient disponibles pour les dames en quête d’amourettes exotiques.
Avec une jeune femme prénommée Sandra qui semblait trouver goût à notre compagnie, on faisait des excursions dans la Tunisie profonde. Un jour c’était Carthage et ses ruines (« il faut détruire Carthage ! » Ça c’est fait.), un autre c’était Sidi Bou Saïd, le village bleu, ou encore un camp de touaregs à la frontière libyenne. Des gens qui se prêtaient aimablement au jeu et qui devaient être rémunérés par l’hôtel pour nous faire vivre en direct leurs us et coutumes. Je m’en voulais souvent d’être là. À Tunis, on allait dans les souks et c’était pour moi une autre calamité, quand un vendeur vous retenait quasiment de force jusqu’à ce qu’il vous ait vendu une de ses babioles. Partout, je donnais l’impression d’être un mauvais coucheur, quelqu’un qui ne jouait pas le jeu et se croyait sûrement supérieur, alors que c’était tout le contraire. Je détestais ces relents de colonialisme où nous étions censés avoir l’argent (ils m’appelaient « barbiche le plus riche » alors que je m’étais laissé pousser la barbe) et qu’ils et elles faisaient tout pour nous le sous-tirer. Un petit jeu qui se reproduisait tous les jours et dont tout le monde semblait avoir accepté les règles. Tout le monde sauf moi apparemment, mais j’étais tellement spécial (c’est le terme qu’ils employaient à mon sujet).
La belle Sandra et son amie, une blonde un peu vulgaire qui se demandait ce que sa copine pouvait bien trouver d’agréable à commercer avec ce couple de vieux (nous avions dépassé la quarantaine), finirent par se trouver elles aussi des jeunes tunisiens plutôt mignons. Sandra avait donc de quoi se distraire et elle en était à prétexter à chaque fois une excuse différente pour ne pas nous accompagner. On ne lui avait rien demandé.
C’était maintenant une vieille taupe antipathique prénommée Nicole et son mari, plutôt son souffre-douleur, qui prenaient place avec nous dans une espèce de jeep qui fendait les espaces semi- désertiques. Elle était fonctionnaire dans une mairie de la banlieue rouge et son mari avait fait un infarctus dont il se relevait péniblement. Avec une telle furie, je comprenais qu’on pouvait multiplier les AVC tellement elle était dure et mauvaise, aussi impitoyable avec lui que doucereuse avec nous. Elle n’arrêtait pas de l’humilier, de le rabaisser, de se moquer de lui, cherchant notre complicité dans ce qui ressemblait à une exécution publique. Le pauvre homme maugréait et haussait les épaules, comme indifférent aux lazzis et aux quolibets qui pleuvaient sur lui. À la fin, je finis par moucher le dragon en lui conseillant d’arrêter ce petit jeu malsain ou c’est moi qui m’occuperai d’elle. Ce fut la fin de notre compagnonnage forcé et la dame me gratifiait maintenant d’un regard oblique, cherchant une alliée de passage pour lui confier toutes sortes de médisances à mon endroit. Et pour qui je me prenais ? Et qu’est-ce que c’était que ces airs supérieurs ? Et pourquoi j’étais venu ici ? Bref, j’étais le type même de l’intello cul serré incapable de s’amuser. Une vrai désolation.
Le seul moment agréable, finalement, était de suivre les matchs de l’Euro, avec les Français de Mémé Jacquet qui disputaient la demi-finale contre des Tchèques que supportait un touriste de Brno qui n’arrêtait pas de dégoiser sur le style de jeu des français qu’il qualifiait dans son sabir incompréhensible de poussif et d’inefficace. On en était presque venus aux mains, un soir que j’avais un peu bu. Mais j’avais préféré ce pugilat, qui resta essentiellement verbal, à ces soirées spectacle abrutissants et culpabilisants pour les réfractaires à la liesse populaire.
On nous fit passer les trois derniers jours à Hammamet, à quelques encablures, car l’hôtel était maintenant bondé et il fallait faire de la place. On avait répondu favorablement à l’invitation de déménager, moi surtout, car je me disais que cela ne pouvait guère être bien pire qu’ici. Je me trompais, c ‘était une effervescence continue avec des dames âgées qui traînaient derrière elles de jeunes éphèbes bien décidés à monnayer leurs faveurs. Côté animations, c’était bien pire encore, une sorte de tourbillon incessant d’invitations à rire, à jouer la comédie, à se travestir, à chanter et à danser. Là aussi, il me fallait trouver des stratégies de repli et parfois me cacher, loin des gentils animateurs et des joyeux touristes.
À les voir aussi fébriles et excités toute la journée, je pensais à cette apostrophe du personnage du shérif d’une petite ville du Texas joué par Marlon Brando dans La poursuite impitoyable d’Arthur Penn, devant ses concitoyens attirés par l’odeur du sang, de la violence et du sexe : « why don’t you read a book? », « pourquoi vous ne lisez pas plutôt un livre ? ». Une phrase définitive que je replaçais dans toutes les situations, souvent au grand énervement de mes interlocuteurs pour qui la lecture n’était qu’une manière asociale de fuir le monde. Et alors ?
Je n’étais pas mécontent d’arriver à l’aéroport de Lille-Lesquin, après quelques heures de vol, où un ami était venu nous chercher. Il nous parla un peu de l’actualité politique ici, car nous n’avions lu aucun journal depuis deux semaines, à part un numéro du Nouvel Observateur et un exemplaire du Monde trouvés à Tunis. Ella Fitzgerald était morte, Eltsine avait remporté d’une courte tête les premières élections dites libres en Russie, un G7 s’était tenu à Lyon et une COP à Genève. La guerre en Tchétchénie reprenait de plus belle et deux catastrophes aériennes avaient fait au total plus de 400 morts et disparus.
– « C’est maintenant qu’il faut prendre l’avion, avait plaisanté notre chauffeur, ça risque pas de se reproduire avant longtemps. Sinon, l’Allemagne a gagné l’Euro en battant la République Tchèque (ça, je le savais) et les Jeux Olympiques vont débuter à Atlanta, la ville de Autant en emporte le vent et de Coca Cola .
– Voilà pour l’essentiel de l’actualité, me contentai-je de commenter, à la manière d’un présentateur de J.T .
– Et vous la Tunisie, c’était bien ?
– Je laissais la parole à Françoise, bien décidé à rester coi et à ne pas plomber l’ambiance ».
On n’avait plus qu’à récupérer sa fille mise en pension chez une copine à elle et on pouvait reprendre le cours de notre vie, le cours d’une routine qui s’était déjà installée bien avant notre mariage.
C’était dans les tous premiers jours de janvier, en 2011, soit 15 ans après. On était réunis à une centaine sur la grand-place de Lille pour saluer le peuple tunisien engagé dans ce qu’on allait appeler la révolution du jasmin. Le 17 décembre, un jeune vendeur de fruits et légumes, Mohamed Bouazizi, s’était immolé par le feu après un contrôle de police lui interdisant de continuer son activité à Sidi Bouzid, ce qui avait mis le feu aux poudres.
Le MRAP, la LDH et des associations pro-palestiniennes avaient organisé ce rassemblement et, sachant qu’il existait un Attac en Tunisie, on m’avait convié à prendre la parole pour l’association. J’y allais de mon petit discours sur la solidarité indispensable avec le peuple tunisien prêt à se libérer du joug dictatorial et conséquemment sur l’urgence d’écarter Ben Ali du pouvoir, ce qui sera fait quelques jours plus tard. Applaudissement nourris. Je revoyais Nabeul, Hammamet, Tunis et tous les visages rencontrés dans ce pays que je n’avais pas aimé.
En me retournant vers la maigre foule, je crus voir l’un de ces piliers de bar en quête d’une bonne fortune amoureuse avec un brin de jasmin dans les cheveux. Après tout, c’était fort possible car la majorité des touristes venait du Nord ou du Pas-De-Calais. Il sembla me reconnaître à son tour et, loin d’éprouver la moindre gêne, il vint vers moi, jovial et empressé.
– « Aziza ma petite gazelle, s’était-il mis à chantonner à mon oreille. Tu te souviens, cousin ? C’était l’été 1996 ».
Si je me souvenais…
13 février 2023
Excellente nouvelle. Comme d’habitude … Merci Didier.
Cette nouvelle m’a immanquablement fait penser au film d’un réalisateur tunisien dont j’ai oublié le nom mais pas l’oeuvre..
« Soleil de hyènes » est en effet un film inoubliable, comme devrait l’être cette nouvelle quand elle sera publiée..
C’est excellent, comme d’habitude, avec, comme toujours, une exception pour confirmer la règle: .
En effet, dans « le voyage à Bruges » , on ne ressent pas de façon aussi flagrante cette tension qui fait que, quand on a fini de lire une phrase, on a immédiatement envie de se précipiter la suivante..
A rebours des clichés habituels sur les vacances stéréotypées en pays méditerranéen… cinglant et sarcastique ! Un état des lieux pessimiste du tourisme mondial de masse. Bien d’accord avec toi, Didier. Je ne suis jamais allée en Tunisie, mais une amie avait effectué à peu près le même bilan après deux semaines dans un grand hôtel de ce pays. Bravo.