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NOTES DE LECTURE

ACID TEST / TOM WOLFE (éditions du Seuil 1975)

L’odyssée américaine des Merry Pranksters (ces « joyeux lurons » véritables cobayes des premiers hallucinogènes) méritait bien son Homère. Celui qui en fit le récit est l’un des inventeurs du nouveau journalisme, universitaire natif de Richmond (Virginie) et connu pour hanter les cocktails et les pince-fesses new-yorkais en costume vanille, bottes texanes et borsalino. On a nommé Tom Wolfe, lequel se vantait d’être le seul républicain avoué dans les milieux artistiques et littéraires du pays. On a connu titre de gloire plus brillant.

Même si ses romans plus récents n’ont pas cette patte, on tient peut-être avec (The Electric Kool-Aid) Acid Test le grand roman américain dont on nous rebat les oreilles depuis des lustres.

Tout part du grand Ken Kesey, issu d’une famille de commerçants de l’Oklahoma partis dans l’Oregon approvisionner le peuple des forêts. Après des études de lettre à Stanford (Californie), il se porte volontaire pour expérimenter toutes sortes de produits hallucinogènes dans un hôpital militaire (les fameux Acid Tests). Kesey sera l’auteur, en 1960, du fameux Vol Au-dessus D’un Nid De Coucou, paru une première fois sous le titre La Machine à Brouillard. On connaît la suite, ce film oscarisé de Milos Forman avec Jack Nicholson dans le rôle de McMurphy et des personnages devenus mythiques : McMurphy le délinquant solaire ayant choisi l’HP plutôt que la prison, Grand Chef l’indien mystique et schizophrène ou Billy Bubbitt, l’adolescent bégayeur hyper-émotif, sans parler de Miss Ratched, l’infirmière sadique. Le tout pour un plaidoyer humaniste et libertaire.

Le récit d’Acid Test commence là où ont fini les Merry Pranksters, dans un entrepôt de la banlieue de San Francisco après les derniers tests publics sous l’égide de Bill Graham, grand organisateur des fêtes musicales californiennes dans son antre du Fillmore. On est à l’automne 1966 et l’aventure avait commencé début 1964. Les principaux protagonistes : Kesey et son épouse Faye, Ken Babbs, ancien du Vietnam ayant troqué la littérature pour la chimie et, bien sûr, Neal Cassady, le Dean Moriarty du Sur La Route de Kérouac en chauffeur. Les autres ne sont finalement que des compagnons de route, des suiveurs, d’étapes en étapes, même si tous ces Pranksters d’une semaine ou d’un mois sont pittoresques et attachants, jeunes hippies déboussolés se raccrochant au miraculeux voyage. Ce voyage mystérieux et magique que chanteraient les Beatles.

L’épopée culmine à l’été 1964, quand le bus scolaires bariolé part de San Francisco pour New York où trois événements mettent la grosse pomme en effervescence, à des titres très divers : l’exposition internationale, la campagne électorale mettant aux prises Lyndon B. Johnson et Barry Goldwater et la sortie du deuxième livre – son chef-d’œuvre – de Kesey, un pavé de 800 pages au titre surprenant (Parfois J’ai Comme Une Grande Idée, sorti en France tardivement chez Toussaint Louverture). « Votez pour Goldwater, histoire de rire », sera leur slogan un poil déconcertant. On a en effet beaucoup ri, de Nixon à Trump…

L’aller se fera par le sud ; Arizona, Texas, Nouvelle Orléans, Georgie… Le retour par le Nord, du Michigan au Montana avant l’Oregon et la Californie. Sur une autre route où Cassady tape sans arrêt sur la calandre de son bus ou tout autre objet à sa portée, comme un batteur de bebop ; où les autres chantent ou grattent la guitare ; quand Kesey apaise tout son monde en gourou bienveillant. Tout est filmé et ce long film hyperréaliste servira de fil conducteur à Wolfe.

Les deux années qui suivent sont plus compliquées. Traqués par la police et le F.B.I, les Pranksters vivent dans une propriété achetée par les époux Kesey mais l’expérience de vie communautaire devient difficile, avec la parano policière, les mauvais trips, les rivalités et la promiscuité. D’autres personnages comme Stanley Owsley III, autre pape du LSD, viendront défier Kesey en abandonnant l’esprit festif et subversif du voyage. Kesey qui se dira très déçu par sa visite new-yorkaise à Timothy Leary, expérimentant scientifiquement les hallucinogènes comme un chercheur scientifique, sans joie et sans extase.

Puis Kesey se carapatera au Mexique pour éviter une première incarcération, laissant en plan toute sa tribu. Il reviendra en homme traqué et n’échappera pas à la prison avant de se rapprocher de Freewheelin’ Frank et des Hell’s Angels du chapitre d’Oakland, loin des rêves pourpres des hippies de San Francisco. Un rêve qui tournera au cauchemar dans les banlieues chics de Los Angeles. Comme en écho, Cassady sera retrouvé mort le long d’une voix ferrée, alcool et barbiturique.

Wolfe n’a pas fait le voyage et son superbe roman s’appuie sur des dizaines de témoignages de Pranksters recueillis après la bataille. Guérilla pacifiste contre l’Amérique WASP du conformisme, de la violence, du consumérisme, du fric et du cynisme. Chercheurs d’ailleurs. D’une vie proche des beautés de la nature et des liens d’amitié et d’amour entre les humains. Loin du ratio, de l’efficacité et du fric.

Héritier des écrivains beat et des auteurs de la génération perdue, Wolfe fait swinguer les phrases, avec des fulgurances poétiques à tous les coins de page et un style oscillant entre une certaine préciosité littéraire et une rythmique sonore à base d’onomatopées. Du grand art et une écriture à la hauteur de l’incroyable épopée. C’est un petit bout de l’Amérique qui nous est révélé ici, un kaléidoscope de sa jeunesse marginale et magnifique qui a presque réussi à faire vaciller l’empire, dans un grand et radieux éclat de rire.

L’ÉVANGILE SELON JÉSUS-CHRIST / JOSÉ SARAMAGO (éditions du Seuil – 1993).

Bien que prix Nobel de littérature (ou peut-être à cause de ça), j’ai longtemps tenu Saramago pour un écrivain académique, autant dire ennuyeux, quelqu’un dont on peut lire les nouvelles dans des journaux comme Le Monde Diplomatique, un peu comme un John Berger. J’avais grand tort.

Saramago déploie son évangile apocryphe et iconoclaste sur plus de 500 pages, puisant dans les évangiles classiques et les saintes écritures, mais y introduisant ça et là des petites touches de son invention qui l’auraient fait brûler vif aux temps de l’inquisition, ou à n’importe quels temps d’avant les lumières (et encore…).

Ainsi, Marie accouche d’un fils dont la naissance a été annoncée par un ange qui pourrait bien être le diable. On se demande même s’il n’est pas le vrai père et le sacro-saint mystère de l’immaculée conception en prend un coup fatal. Joseph est crucifié, pris par les Romains pour un agitateur palestinien. Jésus a de nombreux frères et sœurs et il sera longtemps berger avec l’ange, à moins que ce ne fut avec le diable, celui qui l’affranchira sur son incomparable destinée.

Il reviendra à Nazareth conscient des forces magiques qu’il possède (ou plutôt dont il est possédé) comme des prodiges qu’il n’a plus qu’à accomplir. Il rencontre Marie-Madeleine (Marie de Magdala ici) et vit avec elle en concubinage notoire avant de réunir ses apôtres et de faire quelques petits miracles lui vouant l’admiration des premiers chrétiens.

Comme son père Joseph était rongé par la culpabilité de ne pas avoir sauvé les enfants de Bethléem lors du massacre des innocents commandé par Hérode, Jésus est accablé tout au long de sa courte vie par le fait d’y avoir échappé. C’est d’ailleurs le thème majeur, ou le fil rouge, de ce beau récit : la culpabilité, au fondement du christianisme.

Ici, Saramago dépeint un Dieu dépassé par sa création, comptable des crimes et atrocités commises dans son monde, impuissant à y mettre un terme. Assez falot finalement, presque pitoyable. Ce Dieu a besoin du diable comme le bien ne peut prendre toute sa dimension qu’en regard du mal. Dieu aura donné à Jésus la puissance et la gloire pour remettre sa création dans le sens du bien, mais c’est plus souvent le mal qui triomphe et le diable – un diable presque débonnaire et sympathique ici – qui peut ricaner de mauvaise grâce.

Les phrases de Saramago sont longues et les dialogues s’inscrivent dans le texte sans virgule et sans guillemets. On est sidérés par cette histoire écrite entre humour et compassion dans un style éblouissant, à la mesure d’un récit biblique en forme de fable moderne et de réflexion métaphysique sur le mal, la culpabilité et la transcendance. Saramago est bien le compatriote de Pessoa. Tous deux enfants prodiges de ce Portugal coincé dans les confins de l’Espagne mais se prolongeant en rêve dans l’immensité du Brésil.

LA GROSSE GALETTE / JOHN DOS PASSOS (Gallimard – 1939).

On a parlé un peu de La Grosse Galette (Big Money pour le titre original plus parlant) à l’occasion du Coronavirus et du confinement, sans doute pour quelques lignes sur la grippe espagnole de 1919 et sur des références aux prémices du crash boursier de 1929. Dix années dans lesquelles s’inscrivent les personnages du roman. Un roman qui est le dernier d’une trilogie dont le titre générique est U.S.A (42° Parallèle1919 et La Grosse Galette). Une radioscopie en profondeur d’un pays aussi gigantesque que dur aux faibles à travers les destinées de quelques personnages particulièrement bien campés.

Dos Passos était l’écrivain préféré de Sartre, et on comprend qu’il ait pu se passionner pour les formes novatrices comme pour le contenu social et politique de ses romans. Il a été correspondant de guerre en Europe et pendant la guerre d’Espagne avant d’apparaître comme une figure emblématique de cette génération perdue, même si lui n’a pas été de ceux – comme Hemingway, Fitzgerald ou Miller – qui ont mangé de la vache enragée dans le Paris de l’entre deux guerres. Il est en tout cas le plus engagé politiquement, même s’il deviendra après la seconde guerre mondiale un anticommuniste farouche horrifié par les crimes de Staline et la bureaucratie soviétique, jusqu’à devenir un suppôt des républicains en libertarien adversaire obsessionnel de l’État comme de toute organisation sociale (il sera un franc partisan du Maccarthysme et un contempteur de la journée de 8h). Nice guy !

La Grosse Galette s’attache à suivre l’histoire de trois personnages principaux : Charley Anderson, as de l’aviation durant la troisième guerre mondiale ; Margo Dowling, la belle jeune fille de l’Oklahoma qui cherche sa place dans les grandes métropoles de l’est et Mary French, la militante idéaliste rêvant d’une Amérique moins inégalitaire et plus fraternelle.

Anderson mourra alcoolique dans un accident d’automobile après avoir tenté sa chance à Detroit (où Ford a mis en place le taylorisme dans ses usines de Dearborn) et été roulé dans la farine par les grands prêtres de Wall Street intéressés par son invention (un nouveau moteur pour l’aviation commerciale). Margo Dowling finira starlette à Hollywood après bien des intrigues et bien des coucheries. Mary French livrera ses combats auprès de bateleurs d’estrade gauchistes, en mère courage ; des luttes perdues pour la plupart, comme ses dernières actions aussi vaines qu’émouvantes pour éviter l’exécution de Sacco et Vanzetti.

Tout cela nous livre, dans les années folles, un arrière-plan de souffrance et de superficialité et on sent bien que Dos Passos est on ne peut plus pessimiste sur l’avenir de ce pays comme il est totalement sceptique sur sa destinée manifeste.

Mais qu’on ne s’y trompe pas cependant, il n’y a pas de bons et de méchants, d’oppresseurs et d’opprimés chez Dos Passos pour qui l’Amérique a perdu son innocence dès les origines, cette perte qui ruine tout espoir de rédemption chez des personnages flottant dans les eaux glacées du calcul égoïste évoquées par Marx. Dos Passos n’a aucune pitié, aucune empathie pour eux, se contentant de les observer, en curieux et pas en moraliste, comme un aquariophile devant ses poissons multicolores.

Dans une construction romanesque qui doit aux auteurs les plus modernes (on pense notamment à Joyce), il entrecoupe ses récits de gros titres et de coupures de journaux, de « courants de conscience » – vignettes poétiques hallucinées – de paroles de chansons et de petites biographies des hommes célèbres qui ont fait l’Amérique, subissant souvent son indifférence voire sa franche hostilité.

Dos Passos était un écrivain novateur et moderne en même temps qu’un conteur inspiré. Mais le personnage nous interpelle surtout maintenant pour son pessimisme foncier et son regard impitoyable d’entomologiste posé sur une humanité pour qui il ne semble éprouver aucune compassion, nulle pitié. Une sorte de Céline ou de Giono américain. Un prophète des temps modernes, annonciateur détaché des pires calamités.

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