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VINGINCES !

Il peut s’agir tout aussi bien, peut-être mieux, d’une variante régionale puisque cette tendance existe « dans toute la région ardennaise ». Bruneau dixit.

Un trait bien ardennais, objet de plaisanterie pour les deux amis (cf les badines vinginces et les monstres d’innocince).

Quelques remarques sur la prononciation de Rimbaud d’après Les Coppées IV à IX de Verlaine.

Du rôle de la déformation lexicale dans les dizains para-rimbaldiens de Verlaine.

In Répertoire de la correspondance datée de Verlaine – Michael Pakenham – Classiques Garnier.

L’âge où l’on avait le choix entre le mal et le dessin industriel (Yves Adrien).

1. LELOUP

Je m’étais procuré un pistolet Smith et Wesson à six coups à l’armurerie en bas de la rue où je travaillais, bien décidé à en finir cette fois, devant l’implacable perspective d’une vie ratée et calamiteuse démarrée sous les pires auspices.

Avant d’en finir et bien que l’idée de me tirer une balle dans la tête ou dans la bouche fût encore largement du domaine du fantasme, j’avais établi une courte liste de personnes que je jugeais responsables de cet échec lamentable. Peut-être ne l’étaient-ils pas directement et individuellement, ce serait leur faire trop d’honneur, mais ils y avaient contribué de façon collective, sans se connaître, agissant de concert pour ruiner le peu d’estime que je pouvais avoir de moi dès l’enfance.

Mais l’heure n’était pas à l’introspection, et l’important à ce stade consistait à désigner les victimes, le contentieux qui nous opposait et le mode opératoire que j’avais imaginé.

Il y avait cinq hommes et trois femmes, une parité non respectée mais ces affaires-là, entre la folie et le désespoir, ne s’encombraient pas de ces considérations égalitaires. J’avais jeté mon dévolu sur André Leloup, mon professeur de technologie en quatrième et troisième « moderne », soit dans les années scolaires 1967 – 1968 et 1968 – 1969. Je criais « Vingince », en référence et en hommage à Paul Verlaine, mon frère en mélancolie, dont je venais de lire la correspondance où abondaient ces vocables drolatiques plus ou moins patoisants.

Leloup était le seul à nous faire dire la prière au début de ses cours. Un « je vous salue Marie » que, quand bien même étions-nous dans un établissement catholique, pas un de ces collègues ne psalmodiait plus, par peur du ridicule. Il avait été le seul professeur à continuer à faire cours en mai 68, alors que les quelques élèves condamnés par leurs parents à assister aux dernières heures de scolarité de ce printemps fou étaient condamnés à se regrouper aux premiers rangs pour voir et entendre ce rustre nous entretenir de perspectives cavalières, de normes de dessin industriel et de calibres à coulisse.

Je détestais ses cours et je les passais le plus souvent à l’infirmerie, m’obligeant à des pratiques qui allaient des cendres de cigarette dans un bock de bière bu la veille à la rétention de selles qui me permettaient de simuler des crises de gastro-entérite. Le père supérieur m’ouvrait la porte de l’antichambre de son bureau calfeutré où un petit lit d’appoint m’attendait pour y passer le plus clair de l’après-midi.

Car Leloup sévissait tous les lundis après-midi, de 14 à 18 heures, et il n’était pas homme à s’absenter. Je ne pouvais pas passer tous les lundis après-midi à l’infirmerie et j’y étais une fois sur deux. Il fallait bien que je subisse ces heures interminables passées dans une peur tout juste atténuée par une certaine hébétude devant des propos techniques que je ne comprenais pas et, surtout, des exercices pratiques sur des feuilles à dessin où j’étais bien incapable de tracer le moindre trait qui eût la moindre signification.

Les quelques devoirs étaient confiés aux bons soins de mon frère aîné dont c’était la partie et j’obtenais les meilleures notes, ce qui attisait ce mépris mêlé de taquinerie franchouillarde que me vouait Leloup. Pas tout à fait stupide, il voyait bien que je n’étais aucunement l’auteur de ces tirets, traits mixtes et traits gras censés représenter un objet industriel. Pire que cela, je n’étais même pas capable de reproduire si peu que ce soit ces figures géométriques que je prétendais avoir dessinées dans un moment d’inspiration, sous les conseils de mon frère, devais-je avouer pour minimiser ma performance et la rendre si peu que ce soit plausible.

Leloup avait le poil luisant et la moustache fournie. Le regard bleu acier et une vilaine cicatrice à la joue lui donnaient des airs de voyou, vite oubliés par son éternelle mise : longue blouse grise comme la houppelande d’un moine, pantalon de costume du même gris terne et des mocassins cirés qui auraient pu faire office de miroirs.

Je ne me distinguais pas des élèves peu doués pour la matière et vite relégués au fond de la classe, souvent laissés à leur triste sort. Ce fut la mythologie grecque qui me tira bien involontairement de ce purgatoire et j’allais connaître l’enfer.

Leloup demandait à la classe de citer des métaux et les mains se levaient pour en donner toutes sortes de variantes. À un moment, je levais timidement la main pour suggérer quelque chose, histoire de montrer à Leloup que je n’étais pas totalement indifférent à ses leçons.

– « L’airain, dis-je, comme en m’excusant.

– tsst, tsst. Il se lissa la moustache et tâcha de mettre les rieurs de son côté en répétant plusieurs fois « l’airain », ce qui devenait « les reins ». Visiblement, il ne connaissait pas le mot.

– Ben oui, « La biche aux pieds d’airain » dans Ulysse. Je ne trouvais rien de mieux pour illustrer ma proposition. Un camarade ajouta que c’était le métal dont on faisait les cloches et j’eus l’impression que la preuve était ainsi faite de la pertinence de l’exemple choisi.

– « dont on fait les cloches », vous en faites une belle de cloche », conclut-il dans l’hilarité générale. Je le soupçonnais de ne pas connaître le mot et de masquer son ignorance par une pirouette facile à mes dépens.

Il passa le reste du cours près de ma table à dessin, épiant la moindre hésitation, la moindre erreur dans un travail que j’étais d’ailleurs loin de maîtriser. J’entendais ses éternels tsst, tsst, comme un serpent sur le point de cracher son venin et il me donnait des petits coups de poing dans l’épaule, subtilement dosés pour éviter tout soupçon de brutalité.

Je finissais le cours en larmes et Leloup en vint presque à me consoler, se mettant assis à ma place et terminant ce dessin avec une facilité déconcertante. Il s’adressa à la classe en paraissant me valoriser après l’exécution de son travail, m’attribuant un rôle dans ce qui tenait pour moi de la prouesse. Il est vrai que je n’entendais rien à la matière et j’avais souvent en tête ces vers de Rimbaud : « je hais tous les métiers, maîtres et ouvriers ».

Je finissais péniblement le trimestre, cette année-là, en essayant d’imaginer pour l’année prochaine des stratégies pour ne pas devoir me soumettre aux humeurs de dogue de Leloup et pour échapper à ce qui relevait de l’emprise, tant la haine que j’avais pour lui était forte. Le bonhomme m’obsédait et je revoyais sans cesse sa silhouette en imagination, comme la personnification de mes angoisses d’adolescent.

Après ces deux années scolaires – dont la seconde fut plus tranquille car Leloup m’avait considéré comme un cas désespéré et il me laissait croupir dans mon monde de rêverie très loin des réalités matérielles, du dessin industriel et de la technologie – je revis Leloup sur une piste d’athlétisme, alors que je regardais un match de football sur un stade voisin. En m’apercevant, il me décocha son éternel sourire narquois au moment de se mettre dans les starting-blocks avec un grand short rouge échancré et un débardeur vert qui laissait voir les abondantes touffes de poil de ses aisselles. Il finit par me gratifier d’un petit hochement de tête en guise de bonjour et je lui répondais par la même mimique. Leloup faisait du demi-fond mais je ne suivais pas sa course, juste amusé à la fin de le voir arrivé en avant-dernière position.

Je me souvenais qu’il avait un jour humilié un élève d’un commentaire assassin après qu’il lui eût demandé quel sport il pratiquait : « le basket tsst tsst, sport de fillette ». Leloup était un homme, un vrai. Viril et sportif, il n’aimait pas tout ce qui pouvait ressembler à de la faiblesse, de la mollesse, de la passivité ou, pire, de l’introspection. Il m’arrivait de repenser à lui avec ses moustaches nietzschéennes et son regard d’une étrange dureté. Il représentait tout ce que je détestais et je l’érigeais mentalement en incarnation familière du fascisme. Que la bête meure, m’étais-je dit, en référence à ce film de Chabrol que j’avais vu à l’époque. Il y avait aussi du Lee Van Cleef en lui, le méchant des westerns italiens que j’allais voir avec mon frère dans un cinéma de quartier.

Il habitait toujours dans un pavillon, ce genre de constructions d’après-guerre qu’on appelait C.I.L, dans les quartiers nord de la ville, pas très loin de la frontière belge. J’avais pris quelques renseignements sur lui, deux ou trois choses glanées dans un bistrot où il lui arrivait de prendre un café. Leloup avait deux filles, deux « fillettes » devenues maintenant des femmes, et son épouse avait des traits masculins aussi durs que les siens, vêtue sans aucune concession aux canons de la féminité avec des tenues sportives et fonctionnelles. Elle était elle-même dans l’enseignement, professeur de gymnastique. Le couple idéal…  Par quelques indiscrétions de voisinage, j’avais aussi appris que Leloup était inscrit à un stand de tir, qu’il pratiquait l’été des sports de montagne, qu’il participait à des rallyes, qu’il passait beaucoup de temps à la piscine et qu’il militait dans une officine gaulliste où il lui arrivait de faire le coup de poing contre des gauchistes ou des syndicalistes. Ce dernier détail m’avait renforcé dans mes intentions homicides.

C’était bien là mon Leloup, mon tortionnaire de l’âme que je n’avais pas revu depuis près de dix ans maintenant et que j’avais décidé d’éliminer en premier. Le premier des cinq, m’étais-je dit à l’époque, pensant que la dernière balle serait pour moi. La liste allait s’allonger, on verra comment.

J’avais tout prévu. Après m’être inscrit dans le stand de tir où il aimait à s’exercer, je tâchais d’être présent aux heures où il y était, faisant mine de sympathiser afin d’endormir sa méfiance. Là, après quelques séances en camarades, la balle que je lui destinais se mêlerait aux détonations des tireurs et Leloup garderait son casque anti-bruit malgré un petit trou dans la tempe. Le plus dur serait de me retirer sans attirer l’attention, au milieu de ses compagnons de jeu à la gâchette facile. C’était jouable.

Leloup me considérait comme le dernier individu qu’il aurait pu croiser dans un stand de tir. Dans son esprit comme dans ses lointains souvenirs, ma répugnance à la matière qu’il enseignait se confondait avec celle due maniement et de l’entretien d’une arme à feu. Il faut dire que je m’étais pas mal entraîné depuis mes premiers pas à ses côtés, et que j’avais même trouvé un plaisir un rien morbide à l’exercice.

Je n’avais pas été sans remarquer que Leloup avait terriblement maigri, jusqu’à être devenu une espèce de sac d’os, voire de squelette ambulant. Il n’avait rien dit à ce sujet et je ne m’étais pas permis de lui demander quoi que ce fut. Tout juste m’avait-il confié qu’il avait mis fin à ses activités sportives, passant le plus clair de ses loisirs au tir. « Une sorte de sport également », avait-il conclu. J’avais pris ma décision, la pesant et la soupesant encore. Leloup méritait-il la peine de mort ? Peut-être pas après tout, mais c’était plutôt à moi que je l’infligeais, bien décidé à jouer une partie serrée qui pouvait très mal tourner.

Chaque soir et les samedis et dimanches matin, j’attendais Leloup qui ne venait pas, qui ne venait plus aux dires de ses amis défourailleurs. L’un croyait savoir qu’il était malade, un autre qu’il était déjà hospitalisé. J’aurais dû m’en douter, il n’en avait plus pour longtemps et je m’en voulais d’avoir tant attendu, mais il fallait bien mûrir une telle décision et la mettre à exécution au moment opportun.

J’allais encore au stand dans l’espoir de le voir revenir, en trompe-la-mort indestructible. Mais je vis un soir dans le long couloir menant aux cibles son avis de décès. André Leloup était décédé des suites d’une longue maladie, dans sa trente-septième année.

Une balle économisée, je pouvais ajouter encore un nom à ma liste obituaire, en pensant que je me faisais terriblement violence pour venir à bout de mes projets d’assassinat. Alors, si la mort venait maintenant à s’en mêler, à me couper l’herbe sous le pied ou à me tailler des croupières, mes motivations pourraient s’en ressentir. Mais j’entendais toujours ce mot terrible, comme un cri de guerre : vingince ! Il importait de continuer, jusqu’au bout, jusqu’à la fin.

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