HUNTER S. THOMPSON / GONZO HIGHWAY Robert Laffont – Pavillons.
Inventeur du nouveau journalisme, rebaptisé par lui-même journalisme Gonzo, Hunter S. Thompson – journaliste et écrivain – a éclaboussé de son talent la presse américaine sur les sujets les plus inattendus. Une sélection de son abondante correspondance (des centaines de lettres depuis son adolescence) nous livre une autre facette de son art, celui d’un redoutable polémiste décrivant jour après jour le naufrage du rêve américain.
On est tous censés avoir des souvenirs précis de ce que l’on faisait le 11 septembre 2001 ou, pour les plus vieux, de celui de l’assassinat de JFK, le 22 novembre 1963. La mémoire collective, ça s’appelle. Je sais précisément ce que je faisais le 20 février 2005, le jour où la radio a annoncé le suicide de Hunter S. Thompson. La voiture était prise dans les neiges, quelque part entre Hirson et Fourmies, retour d’un match à Sedan que Reims avait perdu. L’autoradio s’était fait l’écho de la funeste nouvelle. Une sale journée.
Je connaissais Thompson comme un irrégulier, un flibustier de la presse, auteur de reportages délirants dans le magazine Rolling Stone, tellement longs qu’ils avaient souvent donné lieu à des courts romans. Aussi bien, le journalisme de Thompson se confondait largement avec la littérature, comme la réalité se noyait dans l’imaginaire. L’auteur se mettait en scène à travers ses articles et en était le sujet principal, dans une subjectivité revendiquée qui prenait délibérément des libertés avec le réel. Si le sémillant Tom Wolfe était devenu le théoricien de ce nouveau journalisme lancé par Rolling Stone mais ayant contaminé une bonne partie de la presse américaine (sans parler de l’ami Philippe Garnier dans Rock & Folk chez nous), Thompson en était l’inventeur, partant des écrits des auteurs de la beat generation pour aller vers un style halluciné où l’agressivité et la colère se mêlaient à l’auto-dérision et à l’humour.
Mais revenons à ces lettres, qui tracent les contours biographiques d’un écrivain remarquable. D’abord, une lettre du jeune Thompson à William Faulkner, qui restera sans réponse. Condamné pour un vol, Thompson choisit d’éviter la prison pour s’engager dans l’U.S Air Force où ses états de service sont aussi brefs que jugés dispensables. Il a commencé à écrire pour le journal de la base, ce qui lui a valu ce commentaire : «le soldat Thompson a rédigé de remarquables articles, mais a ignoré le règlement en vigueur ». L’apprentissage d’une écriture rebelle à toutes les institutions. Il écrira aussi à l’époque un roman de jeunesse, Rhum Express, qui ne sera édité qu’en 2000.
Le natif de Louisville (Kentucky) – comme Cassius Clay, l’un de ses héros – écrit des chroniques sportives pour un journal de San Juan, à Porto Rico. Des piges sous-payées, mais il se rattrape en organisant des paris sur des compétitions qu’il gagne régulièrement. Après des débuts discrets au San Juan Star, Thompson frappe aux portes des rédactions des grands journaux de l’est et, sur des sujets divers, commence à piger pour le National Observer. Après avoir réussi à publier un long article sur la musique Bluegrass (du Kentucky) et interviewé des pionniers du genre, il s’installe en Californie – dans le Big Sur d’Henry Miller – et commence à fréquenter les milieux marginaux de San Francisco au début des années 60, ces mêmes années où il figure un improbable correspondant pour le même journal en Amérique latine (Colombie puis Équateur avant un piteux retour au bercail). C’est le début des reportages fleuves où, défoncé à la mescaline et aux amphétamines, Thompson écrit des articles interminables à pleurer de rire sur des réalités souvent tragiques tirées vers la bouffonnerie.
Alors qu’il doit livrer un long article sur la communauté étudiante de Berkeley et la mode des « free speech » (orateurs subversifs qui haranguent les campus), Thompson se fâche avec l’Observer et propose à The Nation le reportage qui le rendra célèbre ; infiltré dans un gang de hell’s angels durant deux ans (1964 – 1965), il décrit leur mode de vie et tient surtout à répondre à la question : quelle société a pu produire ces jeunes ultra-violents ? Comment le pays a pu accoucher de ces marginaux nihilistes ? Le livre (Hell’s Angels), paraîtra en 1967 et il s’en vendra 500000 exemplaires en poche. Thompson est lancé, plein gaz !
Thompson qui finira par se faire tabasser par ses nouveaux amis mais restera lié à Sonny Barger, le chef incontesté des anges. Pas de voyeurisme dans ce reportage devenu livre : un témoignage honnête sur un phénomène de société et un récit passionnant sur une frange de la jeunesse américaine ; sur l’Amérique de ces temps, presque en sociologue. Thompson, sous des dehors intimidants – camé en permanence et collectionneur d’armes à feu – n’a rien d’un cynique. Il en est resté aux idéaux des pionniers, des Jefferson et Lincoln pour qui l’Amérique, nation élue, doit aller vers la fraternité et vers l’ouest, avec San Francisco comme nouvelle Jérusalem. Il est effondré par la mort de Kennedy, qu’il attribue d’abord aux castristes, avant de se raviser. Thompson combattra dans ses écrits Johnson et Mac Namara, qui font tuer les jeunes des classes populaires au Vietnam alors qu’ils savent le combat perdu. Il déteste autant les républicains que les démocrates mous du type Humphrey ou Mac Carthy et la convention démocrate de Chicago, en 1968, le vaccinera contre ce parti de l’âne, même s’il soutiendra la campagne de Mc Govern et sera ami avec Carter. Voilà pour la politique.
Enfin pas tout à fait, car il postulera en 1970 à la fonction de shérif d’un comté du Colorado où il s’est établi, défendant les valeurs du « freak power » (les freaks étant les jeunes contestataires plus politisés que les hippies). Il sera battu de peu par une coalition démocrates et républicains effrayés par la perspective d’une victoire des freaks et par un mandat de Thompson qui, pas découragé, songera même à investir le Sénat.
Auparavant, Thompson a fait la connaissance de Ken Kesey et des Merry Pranksters à San Francisco et il lui fera connaître les hell’s angels. Les hippies le déçoivent et il aura des rapports tendus avec le L.A Free Press qui va descendre son premier livre. Même s’il partage les idéaux des enfants fleurs, son goût pour les armes (il est adhérent de la sinistre NRA – National Rifle Association) et son scepticisme sur la non violence ne lui attireront pas leurs faveurs.
C’est dans Rolling Stone, à partir de 1969, qu’il va donner sa pleine mesure avec d’abord un reportage sur une course de chevaux dans le Kentucky puis ce fameux Fear And Loathing In Las Vegas (adapté au cinéma par Terry Gilliam sous le titre Las Vegas Parano) où, avec l’avocat Oscar Acosta, activiste chicano aussi dingue que lui, il est censé couvrir un événement dont il se fiche éperdument, passant le plus clair de son temps à se saouler à son hôtel. Exemple parfait du journalisme Gonzo, où ce qui se passe n’a qu’une importance relative en comparaison de ce qui se joue dans la tête du narrateur. Rolling Stone refusera de lui rembourser des notes de frais colossales mais le film, sorti en 1997, le rendra célèbre.
Tout cela n’empêchera pas Rolling Stone de lui ouvrir son bureau de Washington où, en vrai spécialiste de politique intérieure, il couvrira la campagne de Mc Govern en 1972 (Fear And Loathing On The Campaign Trail), pour un nouveau livre où le pitre, le vibrion, se transforme en fin analyste politique, et toujours aussi drôle ! Dans les années 70, la plupart de ses livres seront disponibles en France, souvent des compilations d’articles (La Grande Chasse Aux Requins, Le Nouveau Testament Gonzo…). Le journaliste « hors-la-loi », selon son biographe William Mc Keen, deviendra une référence ultime dans les milieux punks.
Il interrompt sa collaboration erratique avec le journal quand on l’envoie couvrir la chute de Saïgon en 1975 et qu’il s’aperçoit vite que ses employeurs ont résilié dans son dos son assurance santé, estimant le périple guerrier du lascar trop risqué. Jann S. Wenner, le directeur de Rolling Stone, dira, à la question de savoir ce qu’aurait pu être Thompson sans la drogue et les armes à feu, «il aurait été un comptable ». Thompson, lui, dira de Wenner « qu’il a écrit quelques bons trucs au début, avant de se transformer en contrôleur de gestion ». Le divorce est consommé et Thompson poursuivra une résistible carrière de grand reporter au Scanlan’s Monthly et dans d’autres organes de presse moins prestigieux. La correspondance s’arrête là de toute façon, en 1976, l’année qui voit le Gonzo baroudeur se rapprocher du sénateur de Georgie Jimmy Carter, futur président. Une amitié au long cours. Les contraires s’attirent, dit-on.
« J’ai l’impression que les gens préfèrent mes lettres à mes articles », écrira-t-il sur la fin de sa vie. Les deux, mon général ! Épris avant tout de liberté et soucieux de la vivre dans la fantaisie la plus débridée, Thompson avait quelque chose de lumineux mais c’est bien sa face d’ombre, toujours en deuil du rêve américain, qui a fini par triompher de lui, dans une dernière détonation pour une vie qui aura été un fantastique feu d’artifice permanent. Peur et dégoût à Woody Creek (Colorado), où il s’était retiré. Et bravo pour le clown !