Que reste-t-il de René Fallet ? D’éternelles rediffusions télévisées de sa Soupe aux choux, qui fut sûrement son plus mauvais livre. Un grand écrivain oublié, un de plus. Plus que le romancier populaire que les anthologies littéraires ont retenu, René Fallet est d’abord et avant tout un poète, dans la noble lignée des Villon et des Verlaine. Un grand styliste, amoureux de cyclisme, de pêche à la ligne, de jazz et de bonne chanson, celle de son ami Georges (Brassens), dont il fut le biographe, en particulier.
La carrière littéraire du jeune Fallet commence comme un feu d’artifice, alors qu’il vient de se faire embaucher comme secrétaire de rédaction au Libération de D’Astier de la Vigerie. Trois romans publiés de 1947 à 1949. Banlieue Sud-Est d’abord, alors qu’il a à peine 20 ans. La chronique tendre et amère de quelques adolescents banlieusards sous l’occupation, où on entend les rires et les pleurs d’une jeunesse sacrifiée couvrir les claquements des bottes allemandes. La Fleur et la souris, ou l’éducation sentimentale d’un jeune homme passionné de jazz, de sport et de poésie. Puis ce Pigalle, de 500 pages cette fois, l’histoire d’un personnage qui ressemble à l’auteur, lequel, après avoir tué un milicien, s’engage dans l’armée avant de déserter et de s’établir dans un bouge de Pigalle où il vit de toutes sortes de trafic en toute immoralité. Ses éditeurs ont parlé d’apologie du crime et il a dû revoir un roman maudit, premier échec commercial plus tard rejeté par son auteur.
Pourtant, il a mis beaucoup de lui dans ce ratage. Engagé volontaire à 17 ans à l’heure de la libération, voyou coquillard à la Villon avant de trouver sa rédemption dans l’écriture, publié à 19 ans grâce aux anges tutélaires – Cendrars et Prévert – penchés avec tendresse sur sa destinée. Paul Fallet, son père, était cheminot à la gare de Villeneuve Saint-Georges, communiste et fort en gueule, emprisonné en 1943 puis licencié pour avoir chanté l’Internationale un soir de beuverie et peint des slogans communistes sur les murs de la ville. Il faudra une lettre de son fils au maréchal Pétain pour obtenir sa libération. Une humiliation que Fallet le fils n’oubliera jamais.
Lui n’est pas communiste, trop individualiste et profondément inapte à la discipline militante. Il est et a toujours été anar. Anarchiste en pantoufles, anarchiste de bistrot, mais anar quand même. Dame anarchie est assez bonne fille pour tolérer les non pratiquants. Anar de droite, diront certains, irrités par des remugles misogynes, homophobes, voire un tantinet racistes tout au long de son œuvre. Pas faux, mais la bienveillance mettra tout ça sur le compte des errements d’une génération d’écrivains post-céliniens traumatisée par la guerre.
Mais si les Simonin ou les Boudard se revendiquent de l’ermite de Meudon, lui a plus à voir avec la poésie réaliste d’un Pierre Mac Orlan ou d’un Francis Carco. Fallet, on l’a dit, est avant tout un poète, d’une prose riche et imagée, bourrée de trouvailles et d’inventions dans des constructions romanesques au cordeau où l’on rit plus souvent qu’à son tour. Dans les années 50, la parution de ses romans s’espace car il taquine la muse et publie de la poésie, tient chronique au Canard Enchaîné (où il signe R.F comme République Française), écrit un feuilleton pour Europe 1 et, surtout, rédige son journal, dont l’intégralité paraîtra dans les trois volumes de ses Carnets de jeunesse qui sortiront après sa mort. Fallet y consigne tout : ses amitiés trahies, ses amours déçues, son entourage qui ne le comprend pas, son frère Claude qui lui envie son succès et n’admet pas qu’on puisse échapper à l’usine par la grâce de l’écriture. Malgré l’amitié qui l’unira à Blondin, on ne voudra pas de lui chez les jeunes turcs des Hussards, jugé trop popu pour ces esthètes et, surtout, trop à gauche pour ces écrivains de droite vomissant aussi bien De Gaulle et Mauriac que Sartre et les communistes. Et puis, mieux valait être le premier à Jaligny que le septième à Paris.
C’est l’époque de ses romans populaires qui feront des succès de cinéma et lui permettront de vivre de sa plume. Le Triporteur avec Dary Cowl, ou l’odyssée pour rire d’un coursier qui traverse le pays pour assister à une finale de Coupe de France. Les Vieux de la Vieille (Gabin, Fresnay, Noël-Noël), ou la geste comique de trois vieillards alcooliques et mal embouchés ne supportant pas le régime (et les eaux du même nom) de leur maison de retraite. La Grande Ceinture aussi, et le retour à la banlieue, à la pègre et à la vie d’artiste pour ce qui donnera le film Porte Des Lilas, de René Clair, avec Pierre Brasseur, Dany Carrel et Brassens dont ce sera la seule apparition à l’écran. Absorbé par le cinéma, Fallet écrit aussi des scénarios et passe une tête dans quelques films adaptés de ses romans, comme un Hitchcock qui aurait troqué la cup de Earl Grey pour le ballon de beaujolpif.
On en arrive aux années 60 et au bredin (idiot de village du Bourbonnais) incarné par Jean Lefebvre pour Un Idiot à Paris ou à l’amoureux inconsolable après une passade estivale de Paris au mois d’août, qui a les traits de Charles Aznavour. Prix interallié 1964, si les prix littéraires avaient quelque signification pour lui qui détestait par-dessus tout les académiciens (Goncourt ou autres), les grands auteurs et les critiques. Pour situer, son Bourbonnais est une ancienne province regroupant presque intégralement le département de l’Allier et la partie sud de la Bourgogne. Une province dont Fallet se fera le chantre, jusqu’à se faire taxer d’écrivain régionaliste. Un comble !
Fallet se pique d’anglophilie et intrigue pour attirer dans ses rêts Bourbonnais André Hardellet, romancier post-surréaliste admiré par Breton. Viendront Charleston et Comment fais-tu l’amour Cerise ? deux romans qui puent le smog et la Guinness, où un Fallet un rien snob se met à la page du Swinging London. Il boit du thé au bistrot de Jaligny (Allier) pour imiter Hardellet, lui qui n’avait toujours juré que par le Saint-Pourçain. Les étés de Jaligny-sur-Besbre voient d’ailleurs la réunion annuelle de la bande à Fallet où, entre une partie de pêche et une course cycliste pour rire, banquettent Brassens, Hardellet, le dessinateur Escaro, le conteur Jean-Pierre Chabrol, l’éditeur cycliste Louis Nucéra et Jean Carmet ; plus, les bonnes années, des invités de marque comme Michel Audiard, Charles Aznavour ou Lino Ventura. À Thionne (prononcez Thiounn), le village de ses grands-parents, il y a une promenade Brassens – Fallet avec les silhouettes stylisées des deux illustres amis nous invitant à la marche.
Au cimetière de Thionne, j’ai pu me recueillir sur la tombe de Fallet comme, à Jaligny, j’ai fréquenté les bistrots qu’il hantait. Son beau-frère – le frère d’Agathe, son épouse, sa Mathilde (« La Gatte » comme il disait, soit « la fille » en patois Bourbonnais) – tenait une sorte de musée Fallet avec ses œuvres complètes et quelques photos et manuscrits offerts à la curiosité du promeneur. C’est grâce à lui que j’ai pu m’intéresser à ce coin de l’Allier voisin de la Saône-et-Loire, un coin de campagne où chaque trogne croisée nous rappelle Fallet et son bestiaire. Même s’il n ‘avait pas bonne presse en son pays, des femmes qui l’ont connu nous parlant d’un énergumène grossier, va-de-la-gueule et mal embouché. Nul n’est prophète…
Et puis il y a son œuvre parallèle, ses poèmes, sa biographie de Brassens (1967), son essai sur le cyclisme illustré par Blachon ou sur la pêche à la ligne. Et ses derniers romans, Le Braconnier de Dieu qui donnera lieu à un film avec un Jean Carmet inoubliable ; son Il était un petit navire adapté par Audiard sous le titre Le drapeau noir flotte sur la marmite ; Le Beau Rivage, ou la difficile reconversion d’une guinguette en night-club ; Ersatz, qui met Hitler, rescapé de son bunker après un vrai-faux suicide, dans une maison de retraite, en France et Le beaujolais nouveau est arrivé qui paraît fin novembre 1975, juste le jour de l’arrivée dans les bistrots du breuvage à goût de banane ou de fraise, selon les années.
Sans oublier la trilogie amoureuse, là où Fallet rumine avec truculence ses peines de cœur et avec aussi « une discrétion de cor de chasse », comme disait Blondin. Ça commence avec le splendide L’Amour baroque (1971), de loin son plus beau roman, un cri d’animal blessé pris au piège de l’amour fou ; ça continue avec Y a-t-il un docteur dans la salle ? (1977), du même tonneau, là où le vieux lion retiré en solitaire dans son appartement face à Beaubourg s’amourache d’une jeune fille moderne ; et ça se termine avec son dernier cadeau, L’Angevine (1981), ultime variation sur le même thème, version provinciale. Une décade d’amour, une carte du tendre que l’on arpente entre euphorie et dépression.
« Au regard des gros sujets que lui suggère parfois son imagination créatrice, sa délicatesse de facture fait songer à un fabricant de porcelaine dans un magasin d’éléphants » (Antoine Blondin). De Fallet, c’est encore son ami Blondin qui en parle le mieux.
Des Fallet, devrait-on dire. Le Fallet naturaliste des romans picaresques fleurant bon la France profonde comme le Fallet intimiste des peines de cœur et de l’introspection douloureuse. Le Fallet jazz (fan irréductible de Mezz Mezzrow ou de Bix Biederbecke) et le Fallet java. Le Fallet whisky de la mélancolie et de l’amertume comme le Fallet beaujolais de la gaîté et de l’insouciance.
« Celui qui n’est pas capable de boire 7 litres de vin par jour, c’est qu’il n’est pas en bonne santé », disait-il, goguenard, à Bernard Pivot sur le plateau d’Apostrophes, en 1979, revêtu d’un maillot de coureur cycliste pour faire la promotion de sa Soupe aux choux. Il avait même organisé à Jaligny un tour de France pour rire (les boucles de la Bresbe), où toute échappée était interdite et les arrêts au bistrot obligatoires. Sans parler des témoins de Gévéor, dont il était le seul membre avec Jean Carmet, et cette S.P.A, société protectrice des amoureux, dont il était le dévoué secrétaire.
Sur la fin, il tournait en rond dans sa maison de Jaligny, répétant avec des mines chagrines à son Agathe de femme : « la gatte, j’ai plus de talent !», sans jamais cesser d’écrire, jusqu’au bout. On peut y voir une vanité d’auteur ayant besoin de se rassurer.
Le vin frais, les cigarettes brunes et les brutaux émois amoureux auront eu raison de lui, mort d’un cancer généralisé à l’été 1983. Le lendemain de la victoire de Laurent Fignon sur la grande boucle. Jean-Paul Liégeois pourra écrire sa biographie, Michel Lécureur entretenir sa mémoire, Agathe Fallet chérir son souvenir. Et tous les rebelles, les ivrognes et les malpolis chanter ses louanges et se raconter ses frasques en riant, verre en main et clope au bec. « Se rencontrent chez lui le pastoureau et le casseur ; Virgile et Ravachol », écrivait dans une préface Michel Audiard. On lui laissera volontiers ce dernier mot.
Tous les romans de René Fallet sont parus chez Denoël, réédités en poche chez Folio / Gallimard.
26 décembre 2020
magnifique ! J’avais lu sa bio de Brassens, mais rien plus, car rebuté par cette odeur d’anar de droite »… Je vais chercher tout de suite « l’amour baroque » et y-a-t-il… » De Plus en plus, j’accepte que les artistes ne soient pas forcément de gauche ou révolutionnaire… mais bon, j’accepte à petits pas !
Merci, salut à toi, continue !
Merci Jean-François, c’est le genre de commentaires qui fait plaisir et justifie tout ce travail.
Je me suis aperçu avec le temps que le talent (ou le génie) dépassait largement les frontières du « politiquement correct », malheureusement.
Pas de danger cependant pour Fallet, c’était quelqu’un qui détestait le bourgeois et qui croyait en l’amitié, en la fraternité. Est-ce assez pour définir quelqu’un de gauche ? J’aurais tendance à répondre oui.
Amitiés
PS : dans l’Humanité de ce jour, un dossier sur les migrants avec des reportages depuis Calais et Grande-Synthe. Je te l’aurais bien scanné mais j’ai un problème informatique.