JOURNAL D’ANDRES FAVA – Julio CORTAZAR – Denoël.
Je connais finalement peu de choses de Cortazar, surtout ses nouvelles et ce Marelle, qui a servi de base au scénario du magnifique film d’Antonioni Blow Up (1967), l’une des plus grandes réussites cinématographiques de ces riches années 60, emblématique de ses interrogations, de ses angoisses, de ses mythologies et de ses fétiches. On y voit notamment les Yardbirds exécuter un terrible « Stroll On » (version apocryphe de « The Train Kept A- Rollin’ ») sur la scène du Marquee Club et le personnage principal – Dave Hemmings – se saisir d’un morceau de la guitare fracassée de Jeff Beck comme un morceau de la vraie croix.
Cortazar est argentin et a baigné dans l’atmosphère de ses illustres prédécesseurs, au premier rang desquels Jorge Luis Borgès, mais aussi Sabato ou Bioy Casarès. C’est ce qu’on a pu appeler le baroque sud-américain, avec son cortège de labyrinthes, de fantômes, de textes sacrés et de jeux d’esprit, là où tout se mélange : le passé et le futur, les morts et les vivants, la réalité et la fiction.
Le journal d’Andres Fava ressemble à un journal qu’aurait pu tenir l’auteur. Un double de fiction qui nous parle intelligemment de littérature, de la condition humaine, de poésie, d’art et de musique. Cortazar s’en est servi pour son roman L’Examen : des idées, des thèmes, des annotations qui en font le brouillon d’une œuvre foisonnante, pour l’essentiel à venir.
On y fait souvent référence à Mallarmé, à William Blake, à Gide, à Michaux ou à Sartre. Plus quelques poètes argentins obscurs mais qu’on a envie de découvrir. Cortazar, après Mallarmé, participe de cette mystique de la poésie consistant à découvrir l’or des mots derrière les monceaux de verroterie que sont les langues parlées, les usages courants du langage. Comme des musiciens ont cherché la note ultime, jusqu’à la folie. Il est en cela le cousin d’Amérique d’un Roland Barthes ou d’un Roger Caillois.
En plus de la poésie et de sa mystique, il y a la philosophie et toute une réflexion originale sur notre rapport aux mots, aux choses, à l’amour, aux idées, aux morts et à la morale. Une sorte de Foucault latino-américain plus inspiré par les mystiques chrétiens et les pré-socratiques que par les philosophes des lumières.
Tel est Cortazar, d’une richesse inouïe et d’une vaste érudition, jouant en magicien, en prestidigitateur, avec les idées et les mots sans jamais oublier le lecteur, sans jamais omettre d’être passionnant.
« Il est presque infini », disait le critique Albert Thibaudet à propos de James Joyce ; pourquoi presque ?, serait-on tenté d’ajouter à propos de Julio Cortazar. Un infini de grâce et de beauté.
BARBE BLEUE – Max FRISCH – Gallimard.
De Max Frisch, écrivain suisse de langue allemande, on connaissait ce Homo Faber, lequel décrivait à la pointe sèche un ingénieur et homme d’affaires toujours entre deux avions, entre l’Europe et l’Amérique du Sud. Là où tout sentiment semblait exclu dans un univers matérialiste de flux commerciaux, de moyens de transport, de conseils d’administration et de contrats, il finissait par reconnaître sa fille dans l’un de ces aéroports devenu sa résidence secondaire.
Tout différent est ce Barbe Bleue, du même titre que le conte de Perrault. Le docteur Schaad, médecin taciturne et maniaque ayant sombré dans l’alcoolisme, est accusé d’avoir assassiné (étranglé avec l’une de ses cravates) sa sixième épouse, Rosalinde, une demi-mondaine qui se prostituait pour quelques connaissances du temps de son mariage avec Schaad.
La septième femme de Barbe bleue vient témoigner à la barre, comme toutes ses autres épouses, familles et témoins directs ou indirects. Car c’est un roman en forme d’interrogatoire que l’on peut lire presque d’une traite, comme ces films de tribunal qui ont fait naguère les belles heures d’Hollywood.
Un roman policier aussi, polar métaphysique où la culpabilité présumée du docteur Schaad n’est finalement pas le principal ressort dramatique. Non, coupable ou innocent (il sera finalement acquitté mais ira se dénoncer dans le commissariat de son village natal après son procès, l’auteur laissant le lecteur décider), l’important réside dans le clair-obscur autour de ce personnage torturé et anxieux. C’est donc à l’intérieur de lui-même que se niche l’intérêt de l’enquête, de la quête.
Schaad est bien dans la ligne des personnages de Frisch, quelqu’un qui jouit d’une profession lui conférant du prestige et vit dans le confort avec des passions simples comme le billard ou la géologie. C’est pourtant un homme malheureux, pris de vertige devant le vide de son existence et incapable de communiquer avec les autres. Un être asocial et tourmenté, psycho-rigide et paranoïaque. L’homme moderne, en fait, semble nous souffler Frisch, le produit d’une société matérialiste et consumériste sans âme et sans joie, désertée par la grâce.
Grave mais non dénuée d’ironie mauvaise et d’humour à froid, l’œuvre de Max Frisch retient l’attention par sa vision désespérée de l’humanité. Il est certainement l’un des plus grands romanciers de langue allemande, à placer aux côtés des Alfred Doblin, Thomas Mann et autres Bertold Brecht, qui l’a beaucoup inspiré. Un spéléologue de l’âme humaine, littéralement obsédé par l’échec, l’errance, les relations hommes – femmes et, peut-être surtout, l’inadéquation permanente entre l’identité des individus, leurs rêves, leurs tentatives pour rechercher le bonheur et l’implacabilité, la brutalité des sociétés modernes.
Si Max Frisch peut aussi se rattacher à Camus, à Sartre et à l’existentialisme, on trouve parfois sa trace dans certains films de Wim Wenders, dans l’expressionnisme allemand ou dans le kraut-rock désincarné de Kraftwerk. Là où l’on prend conscience de l’absurdité de la condition humaine.
Une belle postérité pour un écrivain précieux et résolument moderne.
UN BEAU TÉNÉBREUX – Julien GRACQ – José Corti.
Un beau ténébreux n’est peut-être pas le meilleur roman de Julien Gracq. On peut lui préférer Le Rivage des Syrtes, prix Goncourt (refusé) en 1951 ou Un balcon en forêt, qui a donné un film magnifique de Michel Mitrani. Le premier est proche du Désert des tartares, de Dino Buzzatti, le second évoque la drôle de guerre vécue par des soldats dans une forêt des Ardennes.
Gracq est un écrivain précieux dans tous les sens du terme. Un styliste, un stendhalien. Un style d’une sombre beauté servi par un vocabulaire précis. Un virtuose de la plume. Son écriture élégante évoque aussi bien un Blondin – fors l’humour et qui se regarderait un peu écrire – ou ces surréalistes tardifs que sont les André Hardelet, André Dhotel ou René-Louis Desforêts. Ce n’est pas pour rien qu’on lui doit un essai sur André Breton, ni que son premier roman, Le château d’Argol, empruntait au fantastique et lorgnait du côté de Lautréamont.
Un style nimbé de mystère et souvent touché par la grâce. Parmi toutes les références déjà citées, on doit bien sûr convoquer Proust, car le merveilleux travail de Gracq consiste aussi à évoquer l’indicible, le fugace, le subreptice. Des romans intelligents, peut-être trop.
Un beau ténébreux, c’est l’histoire – sous forme du journal tenu par l’un d’eux – d’une demi-douzaine de plaisanciers dans un hôtel luxueux de Bretagne, l’hôtel des vagues. Une traversée de l’été, de fin juin à fin septembre, où des hommes et des femmes jeunes, cultivées et riches s’adonnent aux intrigues amoureuses comme ils jouent aux échecs, au golf ou au tennis.
Le beau ténébreux, c’est Allan, un personnage dostoïevskien venu ici pour apporter le trouble et la confusion. Aussi beau que ténébreux justement – d’une intelligence diabolique et d’une sensibilité morbide – il se plaît à séduire pour pousser ses conquêtes au désespoir comme il passe ses soirées à perdre volontairement sa fortune sur le tapis vert. Il est venu là pour finir en beauté et seule la mort le passionne.
On a donc une succession de pages d’un journal, de monologues intérieurs et de dialogues dans un désordre maîtrisé qui préfigure le nouveau roman et les constructions biscornues d’une Duras ou d’un Robbe-Grillet. Le roman est sorti en 1945 chez José Corti, l’éditeur historique des surréalistes, et la guerre n’est pas loin ; le personnage qui tient le journal se souvenant sporadiquement de ses années de combat et, surtout de captivité. C’est ce que Gracq met de lui dans son roman, toujours avec délicatesse et pudeur.
Julien Gracq, réputé écrivain difficile, est devenu après sa mort – quasi centenaire, en 2007 – une institution des lettres françaises. Les plus grands auteurs de l’époque, les Pierre Michon ou Pierre Bergougnoux, savent d’ailleurs ce qu’ils doivent à Louis Poirier, modeste professeur de géographie de province, alias Julien Gracq, styliste hors pair, à la fois poète, philosophe et moraliste.
Écrit le 21 décembre 2020