Léna et Guido
C’était bien après la chute du mur, juste après la réunification allemande et le référendum sur le traité de Maastricht. On ne parlait plus que de l’Allemagne dans les dîners en ville et dans les débats politiques. J’avais maintenant un ami italien et une amie allemande. Je faisais tout mon possible, à mon modeste niveau, pour faire vivre l’Europe.
Cet été-là, j’avais pu voir Van Morrison sur la plage de La Panne, en Belgique. Je le revois avec son pardessus et son chapeau emboucher son saxophone ou souffler dans son harmonica. Il semblait d’humeur massacrante et, bien qu’ayant prévu d’écrire sa biographie, je ne me voyais pas en train de jouer des coudes pour aller l’interviewer en coulisses. C’était peine perdue et il m’aurait accueilli avec des sarcasmes que j’aurais eu toutes les peines à traduire.
J’avais été ému quand le public s’était mis debout dès l’entame de « No Guru, No Method, No Teacher » et bouleversé après les applaudissements nourris succédant à « Have I Told You Lately That I Love You ?», susurré sur le ton de la confidence. Mais c’est après son « Sweet Thing » que je craquais en pensant à Léna. « Sugar-baby, sugar-baby, sugar-baby / With your champagne eyes /
And your saint-like smile ». Des yeux couleur champagne et un sourire de sainte, telle qu’elle m’était apparue la première fois.
Je faisais de la musculation chez mon ami Guido, propriétaire d’un magasin de fringues mi-punk, mi-sexy à la frontière, dans la rue principale. Il avait aménagé une salle à l’étage à cet effet, avec ce qui m’apparaissait au début comme autant d’instruments de torture. Petit à petit, je m’étais familiarisé avec les espaliers, la fonte et les bancs de musculation, allant jusqu’à soulever mon poids tout en restant aussi musclé qu’un rollmops. Avant l’exercice, il me faisait prendre une cuillerée de poudre blanche dissoute dans un liquide jaunâtre. «Une boisson énergisante », disait-il, et il m’en resservait derechef avant de partir : « un reconstituant ! », cette fois. Soit. Guido marchait avec difficultés, séquelles d’une poliomyélite, claudiquant d’un instrument à l’autre et m’invitant à me confronter à tous ses appareils. Une démarche mal assurée de faucheuse. Il était d’origine italienne, né à Saint-Marin (il disait fièrement San Marino) et échoué en Flandres occidentales poussé par la misère qui avait fait émigrer sa famille. De Saint-Marin, je n’avais que de vagues souvenirs philatéliques, incapable que j’étais de situer la principauté sur une carte. Son beau-fils, un champion d’athlétisme en phase de qualification pour les J.O, venait parfois nous rejoindre et conjuguer ses efforts aux nôtres.
Après chaque séance, Guido me faisait tirer les cartes d’un jeu basé sur le Tao Te King, que je comparais aux sentences mystérieuses des biscuits chinois que l’on proposait dans certains restaurants asiatiques. Les cartes me prédisaient à chaque fois un grand amour, avec une étrangère. Ça tombait bien. Léna Setzer était allemande et les augures m’étaient donc favorables.
Je mettais la dernière main à un roman policier dont le titre, Le diable est venu du Texas, était tiré d’une chanson de Procol Harum où il était question d’un prédicateur fou au fin fond du Kansas. Une intrigue compliquée à base de complots de famille, de country’n’western, de pédophilie, de fanatiques religieux et de snuff movies. Une plongée dans les entrailles du mal que j’explorais en amateur. J’avais fait la connaissance de Léna alors que j’animais un journal d’entreprise et que ma direction m’avait orienté vers les services de son imprimerie. Elle gérait son affaire en maîtresse femme, régnant sur une petite équipe de deux salariés rodés aux mécanismes de toutes ces machines crachant avec précision du papier en dégageant chaleur et lumière.
Elle était de Karlsruhe, et avait suivi en France son mari, un militaire français caserné en Allemagne. Elle avait divorcé récemment et s’était lancée dans une affaire qu’elle revendrait pour rentrer au pays, un jour. Au fil de mes visites, j’avais réussi à apprendre deux ou trois choses d’elle. Son prénom était en fait Magdalena, et, si tout le monde l’appelait Maggie, elle avait exigé qu’on mît fin à la tradition depuis l’arrivée de Thatcher au pouvoir. Un bon point. C’était donc désormais Léna, et elle consacrait ses loisirs à l’aquarelle et au piano, tout en servant le week-end dans un restaurant de la banlieue lilloise, histoire d’arrondir ses fins de mois.
Un restaurant où je ne manquais pas de l’inviter, un soir qu’elle n’était pas de service. Durant toute cette histoire et à chaque fois que je la voyais, je ne pouvais pas m’empêcher d’avoir en tête le « Maggie May » de Rod Stewart, cette chanson qui faisait référence à un jeune lycéen séduit par une femme mure se jouant de lui. Bien que plus âgée que moi, la situation n’avait strictement aucun rapport, mais l’inconscient dominait les réalités objectives. Elle m’avait invité à prendre un digestif chez elle et, enhardi par les prédictions du Tao Te King, j’avais essayé de l’embrasser et elle m’avait écarté sans ménagement, me faisant subir une humiliation qu’en d’autres termes on peut qualifier de « râteau ». Maggie était restée de fer et Léna de bois. Si on ne pouvait même plus se fier aux oracles…
Je retrouvais Guido et lui faisait part de ma déconvenue. Pour lui, il s’agissait d’un malentendu, peut-être d’un excès de précipitation de ma part. Les cartes ne pouvaient pas se tromper et ce n’était guère qu’une question de temps. Il m’incitait à oublier mes peines de cœur dans la souffrance de l’exercice physique. Le corps ne ment pas. À la fin de l’envoi, on allait manger des spaghettis bolognese au bistrot du coin et je lui faisais part de mes désillusions. C’était déjà septembre et Léna s’apprêtait à repartir en Allemagne. Pas chienne, elle m’invitait à venir la voir chez elle, à Karlsruhe, sitôt qu’elle y serait installée. On avait fêté son anniversaire le 9 novembre, trois ans après la chute du mur, le même jour, et elle m’avait donné un dernier baiser, trop chaste, comme une compensation due à mes efforts. Puis elle s’était retournée en Allemagne.
J’allais la voir sur son invitation à Karlsruhe, croyant encore pouvoir donner suite à ce qui était pour moi une histoire d’amour. Auprès de ma compagne, j’invoquais un prétexte professionnel pour me libérer une petite semaine, une histoire de rapprochement avec Deutsche Telekom dont elle faisait semblant d’être dupe. Je passais des journées mornes dans ce pavillon à l’extérieur de la ville, me baladant dans les alentours quand elle renouait avec ses connaissances, famille et amis. Je ne comprenais rien à ce qui se disait et je passais pour un asocial germanophobe et grognon. Moi qui espérait encore, je faisais définitivement tapisserie, passant le plus clair du temps dans une chambre d’amis, là où j’avais rêvé d’une chambre d’amants.
Rentré chez moi, je lui expédiais encore quelques cartes postales auxquelles elle répondait sans aucune chaleur particulière, parlant du temps qu’il faisait ou de ses nouvelles activités dans son « heimat » retrouvé. Tout était bien fini et je n’avais plus à mettre mon cerveau à l’heure allemande, à parler à tort et à travers de Schopenhauer, de Bach, de Dietrich ou de Mahler. Noch einmal ? Nein ! Nevermore.
L’hiver passait avec ma carte postale mensuelle envoyée machinalement aux bons soins de la Bundespost. Les réponses étaient invariablement les mêmes, le temps et ses nouvelles occupations de professeur de français dans un lycée de Stuttgart. Ses difficultés à s’imposer devant des gamins effrontés et ses lectures pour se familiariser aux grands auteurs de la littérature nationale. En cela elle souhaitait mon aide, mais je n’étais pas disposé à accepter un lot de consolation qui aurait consisté à lui parler en pontifiant de Flaubert ou de Huysmans.
Un week-end de Pâques, chez mon ami à Paris, j’avais vécu une journée particulière. Après avoir fait nos emplettes chez des disquaires du coin, nous avions vu un ex-journaliste de Rock & Folk que nous admirions tous deux. Je l’imaginais négocier les tarifs d’une prostituée de la rue Saint-Denis, mais avais-je rêvé ? Aux Halles, nous étions allés voir ce Bad Lieutnant avec Harvey Keitel interprétant un inspecteur de police héroïnomane. J’avais tout détesté dans ce film qui m’avait profondément déprimé. C’était ensuite la déroute des socialistes aux législatives et la pensée de deux années avec Teddy Ballamou et ses affidés. Encore un printemps libéral. C’était plus que je n’en pouvais supporter et j’ai eu ce soir-là comme un effondrement, une déconnexion, une sorte de rampe de lancement vers la psychose. J’étais un peu mieux trois Témesta plus tard, mais j’avais entrevu l’enfer.
Je repartais le lendemain bien résolu à oublier Léna et toutes ces romances qui ne m’apportaient que des tourments. J’étais au rendez-vous du mardi soir avec Guido et on retirait le Tao Te King où il était question à présent de prendre ses distances, de se déprendre des choses matérielles, de faire le vide et de se retrouver enfin. J’y voyais des encouragements à ne plus rien attendre, à ne plus rien espérer et à ne plus rien désirer. Je pouvais ramasser mes livres et retourner à l’école, selon les paroles de la chanson de Rod The Mod. Ça voulait dire renouer avec mon quotidien et les petites choses qui en faisaient le sel, continuer à apprendre et à m’instruire, renoncer aux tentations et aux petites satisfactions de l’ego et de la vanité. En conformité avec l’oracle, en paix avec les astres, les dieux, les esprits. Les sages, les mages et les prophètes.
J’étais allé chez Guido, à Vevelghem, pour voir la retransmission de la finale de la coupe d’Europe des clubs entre le Milan A.C et l’Olympique de Marseille. Je prenais mon vélo et remontait la Lys, vers Courtrai, en bifurquant dans ce village bien connu des amateurs de cyclisme. Nous avions fêté la victoire, bien que l’O.M de Tapie et Goethals représentât tout ce que je détestais dans le football professionnel. On avait tiré à nouveau les cartes après avoir fait bombance et liquider force bières de garde. Cette fois, il était question de succès, de gloire et d’honneurs. J’imaginais aussitôt, dans mon incorrigible naïveté, une publication de mon livre pour lequel j’avais reçu une gentille lettre d’un membre du comité de lecture de chez Gallimard me signifiant que, en dépit de tous ses efforts, mon manuscrit ne serait pas publié chez eux. Peut-être ailleurs ? Un autre ami m’avait pistonné chez Florent Massot.
Je faisais encore le déplacement pour des rencontres de football et notamment cette défaite historique de l’équipe de France face à la Bulgarie de Kostadinov qui, d’un boulet de canon dans les arrêts de jeu, nous avait laissés effondrés. Même ces soirées conviviales nous mettaient parfois au désespoir.
93, l’année terrible. J’en avais terminé avec ma correspondante allemande comme mes séances de musculation s’espaçaient et avec elles le cérémonial de la poudre énergétique et du Tao Te King. On avait passé l’été dans l’Aveyron et j’avais pris la ferme décision de ne plus jamais recommencer ce genre d’histoire, m’efforçant à trouver toutes sortes de plaisir dans mon banal quotidien. J’écrivais une biographie des Byrds, un groupe de folk-rock de Los Angeles, en soignant mes amitiés pris comme des remèdes aux débordements amoureux. À la rentrée, je reprenais mes activités de pseudo-journaliste et je signais la moitié des articles de ce journal d’entreprise que j’essayais de tourner vers la dérision et la bouffonnerie. On me reprochait assez dans mon syndicat de «faire le jeu de la boîte ». Ma récente élection au Bureau fédéral rendait suspect ce genre de fonction compromettante. Tant qu’à faire un sale boulot, autant le faire salement. L’expérience tourna court assez vite. J’allais devenir un syndicaliste à mi-temps, placardisé pour ce qui était des activités professionnelles. Une situation plus confortable, à tout prendre.
La sagesse l’emportait et je n’avais plus besoin du Tao Te King, de Lao Tseu ou de Confucius. De personne d’ailleurs. De même que j’avais presque oublié Léna et Guido. J’étais enfin libéré de leurs influences. Terminée l’Europe, la réunification, les unités italiennes ou allemandes, Garibaldi ou Bismarck. Libéré du souci de leur plaire, pour l’une, ou de me conformer à l’image fausse qu’il avait de moi, pour l’autre. J’étais surtout libre de recommencer à désirer et à souffrir.
Libre de trouver une nouvelle illusion.