De si jolis petits chevaux – Cormac Mc CARTHY – Points Seuil.
Plus connu pour son roman La route, qui décrit l’errance d’un père et de son fils dans un paysage post-apocalyptique où les dangers sont constants, Cormac Mc Carthy s’est imposé comme un géant de la littérature américaine contemporaine. Le cinéma lui a rendu maintes fois hommage et ce n’est que justice, tant son style est imagé et son écriture très cinématographique. Pas très loin des Nature writers non plus ; une nature qui explose à chaque page et dont la beauté sauvage forme contraste avec les hommes et les femmes qui l’habitent.
On a ici trois adolescents qui quittent leurs familles dysfonctionnelles pour tenter leur chance et élever des chevaux de l’autre côté du Rio Grande, au Mexique. Une épopée de quatre sous mais surtout une course vers la liberté et l’autonomie qui finira mal. On peut être parfois rebuté par un style original fait de longues phrases quasiment sans ponctuation, mais c’est aussi ce qui fait l’intérêt d’une écriture rythmée comme une respiration, un souffle qui s’échapperait du saxophone d’un bopper et qui n’est pas sans lien avec les poètes de la Beat Generation.
Le plus jeune des trois sera exécuté par un militaire mexicain pour un meurtre ayant suivi un vol de chevaux qu’il n’a jamais commis. Un autre repartira chez ses parents, à Angelino (Texas), las des vicissitudes du voyage. Seul le héros, John Grady Cole, ira au terme de son équipée mais y laissera ses illusions et ses rêves. On pense au film Les Désaxés (The Misfits) de John Huston avec ses personnages attachants rétifs à s’adapter à l’Amérique moderne tant leur est cher un autre pays, leur Amérique, faite de grands espaces, d’animaux et de liberté. Un pays devenu mythique que quelques romantiques indomptables essaient encore d’habiter, loin du dieu dollar, du mode de vie américain et de la modernité. Des rebelles, des hors-la-loi, des marginaux, aussi beaux et sauvages que leurs chevaux.
Une histoire simple – Leonardo SCIASCIA – Fayard.
Un court roman ou une longue nouvelle (à peine 70 pages) pour une histoire on ne peut plus simple : un homme téléphone à la police en disant simplement « j’ai trouvé », la communication est coupée et on retrouve son cadavre, un revolver à la main, dans une maison inhabitée. Tout est simple, mais tout se complique à chaque page, avec des faits qui viennent se superposer et leur interprétation particulière à chaque personnage, des enquêteurs qui finissent par s’entre-tuer aux voisins ou connaissances de la victime.
« Chacun sa vérité », disait déjà Pirandello, et Sciascia n’est pas sicilien pour rien, qui vénère son compatriote dramaturge presque autant qu’il admire Stendhal. Seul le personnage du brigadier cherche la vérité quand tout le monde cherche à la fuir et à échafauder des récits qui laissent en paix leur conscience et leurs faibles capacités d’entendement. On ne croit pas un instant au dénouement et au fin mot de l’histoire, tant les pistes explorées nous ont amené à nous méfier de la vérité officielle, fut-elle celle de l’auteur. Cette histoire simple est aussi un roman très politique où planent les ombres de la mafia et ses affaires de trafic de drogue, sans que Sciascia ne cite jamais la pieuvre et ses méfaits.
C’est précisément là qu’on retrouve le Sciascia auteur de contes policiers (doit-on parler de polars à son sujet?) qui sont souvent des métaphores de l’actualité politique italienne du XX° siècle, de Mussolini aux Brigades rouges en passant par la mafia. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si des cinéastes politiques comme Elio Petri ou Francesco Rosi mettront en image plusieurs de ses romans. Sciascia fera aussi une résistible carrière politique dans les rangs du PCI où il se fait l’avocat du compromis historique avec la Démocratie Chrétienne, avant de rejoindre le Parti Radical de Marco Panella sur la fin de sa vie.
« Nous nous souviendrons de cette planète », tel est l’épitaphe, inspiré de Villiers de l’Isle Adam, qu’on peut lire sur sa tombe. Nous nous souviendrons aussi de Leonardo Sciascia, romancier, journaliste, essayiste et homme politique. Un homme complet, un homme complexe, poète et théoricien à la fois mais surtout, un brillant humaniste.
Remèdes désespérés – Thomas HARDY – Points Seuil.
Avec Charles Dickens, Thomas Hardy est un peu le Victor Hugo britannique. Sans chauvinisme aucun, il faut bien en citer deux pour égaler le grand homme. Si on connaît plutôt bien les romans de la maturité (Jude l’obscur, Loin de la foule en colère ou Tess d’Uberville) où l’on peut souvent voir, dans la province imaginaire du Wessex (qui n’est autre que les Cornouailles), de jeunes paysannes candides séduites puis abandonnées par des suborneurs sans scrupule ; on connaît mal ce premier roman qu’il avait renoncé à faire publier et qui ne paraîtra qu’après sa mort.
Dans ses romans de la maturité, Hardy se complaît à décrire des cœurs purs et des âmes romantiques souillées par la ville, sa modernité corruptrice et ses vaines tentations. Point de Wessex ici mais Londres et ses environs, où se situe l’intrigue. Une intrigue éminemment complexe qu’on ne tentera pas de résumer mais où les constantes de l’œuvre de Hardy sont présentes : jeune orpheline flanquée de son frère honnête et de son fiancé d’une droiture exemplaire qui ont à subir les assauts d’une vieille aristocrate fantasque et du régisseur de ses terres – qui n’est autre que son fils caché – qu’elle tient à marier avec la jeune fille pure. On suit l’évolution des sentiments des uns et des autres tout au long d’un récit rocambolesque où il est question de secrets de famille, d’usurpation d’identité et de machinations diaboliques.
Hardy est proche ici des grands feuilletonistes français du XIX° (les Eugène Sue, Hector Malot, Michel Zévaco ou Paul Féval), et il en endosse aussi les défauts avec des rebondissements improbables et des intrigues qu’on voit venir de loin. Pas son meilleur livre, certes, mais plutôt un brouillon pour les merveilles à venir, là où Hardy se fait le peintre de la campagne anglaise et le chantre des âmes innocentes tout en fustigeant l’aristocratie féodale comme la bourgeoisie industrielle. Un moraliste implacable au service des opprimés, rompant des lances avec les puissants. Une sorte de Don Quichotte britton. Un chevalier.
Bleubite – Alphonse BOUDART – La Table Ronde.
De la résistance à la révolution !, tel était le slogan, et le programme des gens de gauche embringués dans la lutte contre l’occupant. Pour Boudart, anar de droite qui n’avait pas en odeur de sainteté aussi bien les gaullistes que les communistes, ce sera un chemin de traverse de la résistance à la truanderie avec, en bout de course, la prison et l’hôpital mais aussi – dieu merci – la littérature.
Boudart est certainement l’héritier le plus digne de Céline, son maître. Il en a la verve, la truculence, la bouffonnerie, la faconde et l’humour rabelaisien, comme il a aussi hérité de ses manières les plus contestables : éternels croche-pattes contre les intellectuels décrits comme des salonnards donneurs de leçon, mépris des humanistes assimilés à des tartufes bien pensants, animosité contre tout ce qui penche (et pense) à gauche. Sans parler de ses tendances racistes, homophobes et misogynes. De quoi feuilleter avec des pincettes même ses ouvrages les plus jouissifs, de La métamorphose des cloportes au Corbillard de Jules, sans oublier sa magistrale Hostobiographie ou sa désopilante Méthode à Mimile, ou l’argomuche tel qu’on le jacte. Le talent n’est pas toujours de gauche, surtout en littérature.
Bleubite, c’est l’histoire d’un jeune homme et de ses faits d’arme dans les FFI, en septembre 1944 où ce sont les Allemands cette fois qui résistent. Trois soldats de fortune qui vont traquer ce qui reste d’Allemands jusqu’à Nancy et à qui il arrive toutes sortes d’avanies. Leur parcours en traction depuis Pantruche jusqu’aux confins de l’Allemagne. Une odyssée de carnaval. On s’aperçoit au fil du récit que ce n’est pas si simple et que le chef est un collabo fraîchement déguisé en résistant et que son second était truand dans le civil. C’est bien connu : tous collabos pendant la guerre et tous résistants en 1944. Ça doit beaucoup à San Antonio avec force sexe (pour rire) et scatologie. On pense aussi au Fallet de Banlieue Sud-Est ou au Blondin de L’Europe buissonnière. C’est dire si on est en bonne compagnie avec cette génération perdue dévastée par la guerre qui a pris le parti d’en rire pour oublier la débâcle, les blessures, la douleur et les traumatismes. Car on rit beaucoup avec le père Alphonse, même si tout cela laisse un arrière goût amer qui passe quand même grâce à un style heurté, syncopé, agressif, argotique. C’est un langage travaillé, poli, « rendu émotif » comme disait Céline. Un langage que les moins de 60 ans ne doivent déjà plus comprendre. Un style Célinien pour tout dire ; pour le pire parfois, mais souvent pour le meilleur.
Absalon ! Absalon ! – William FAULKNER – L’imaginaire Gallimard.
L’immense Faulkner et son Sud maudit qu’il a passé sa vie à observer comme un dieu perché dans les nuages planant au-dessus de Jefferson (Mississippi). Faulkner et ses thèmes de prédilection : la guerre de sécession, l’esclavage, le racisme et toutes ces histoires de sang mêlé, de quarterons ou d’octavons où le pire pour ces riches familles de planteurs serait d’avoir ne serait-ce qu’une once de sang noir.
Levé dès 5h du matin avec la bouteille de Southern Comfort à portée de main, il écrit inlassablement et raconte souvent les mêmes histoires de haine racontées depuis une université de nouvelle Angleterre par le dernier descendant d’une dynastie sudiste dégénérée. « Une histoire racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien », selon Shakespeare. Les œuvres complètes de Shakespeare dans une main et la sainte bible dans l’autre, Faulkner nous emmène dans l’ancien paradis du Sud devenu un enfer après la guerre de sécession. Ses héros sont des fermiers bravaches qui ont fondé des familles pathogènes minées par des haines ancestrales et un ressentiment constant. Les noirs sont finalement les seuls personnages qui échappent à la malédiction, eux qui font semblant de ployer sous le joug des maîtres tout en les moquant gentiment car, finalement, ils sont les vainqueurs. Ne manquent que le blues et ses douze mesures.
Ici, c’est l’histoire de la famille Suptren qui est contée à travers Thomas le patriarche, lequel se venge d’une humiliation enfantine (des noirs qui ne l’ont pas laissé entrer pour délivrer un message à un riche planteur) par une soif de réussite finissant par faire le désespoir de son clan. On résume à gros traits, car le tout dépasse les 400 pages.
Le style de Faulkner est d’une densité parfois étouffante. Ce n’est pas un auteur facile à lire et il était réputé pour brouiller les pistes et parfois même tirer aux cartes l’ordre des chapitres de ses livres. On se demande parfois qui parle (et à qui) et où et quand se situe l’action tout au long de monologues intérieurs qui seront la caractéristique principale de toute la littérature moderne, à commencer par Joyce et le nouveau roman. Mais on est emportés par le souffle mystique et l’ampleur du flot des mots.
Car William Faulkner, qu’on ne s’y trompe pas, est à mon avis le plus grand écrivain tous genres, toutes latitudes et toutes époques confondues. Le chaînon manquant entre les pères de la littérature américaine (Twain, Poe ou Melville) et la génération perdue des Miller, Dos Passos, Hemingway ou Fitzgerald. Un monument.
26 janvier 2021