On m’a parfois demandé pourquoi m’en tenir au rock dans ce blog. C’est ma culture et je me vois mal pontifier sur d’autres genres. On va faire une exception pour le jazz. 10 disques de jazz choisis en toute subjectivité. On trouvera surtout Bop et Hard bop, New thing et Free Jazz, à l’exception de genres plus traditionnels comme le New Orleans, le Middle Jazz, Big Band, Cool, West Coast ou Jazz-rock. Sans parler des formes les plus actuelles mariées au funk, à l’électro, à la techno ou au rap. Voilà, c’est mon choix, rien ne vous empêche de me communiquer vos listes. Le blues la fois prochaine, toujours en toute subjectivité bien sûr.
1. JOHN COLTRANE – A LOVE SUPREME – Impulse. 1965
En 1965, Coltrane n’a plus que deux ans à vivre et il arrive presque au bout de sa quête mystique. On aurait pu choisir Olé, Favourite Things, The Blue Train ou Giant Steps, mais il faut bien choisir et Love Supreme va jusqu’au bout de la démarche spirituelle d’un mystique assoiffé de vérité. Il y célèbre son dieu et sa foi accompagné par son quartet idéal : Mc Coy Tyner (piano), Jimmy Garrison (contrebasse) et Elvin Jones (batterie). Ne manque guère que Pharoah Sanders. C’est le disque de la transe mystique, de la recherche de l’absolu. C’est une expérience qui engage le corps et l’esprit. Depuis 1957, Coltrane a connu « son réveil spirituel par la grâce de son dieu », a-t-il dit. C’est un jazz expérimental, un jazz modal, atonal, un album qui, de remerciement / reconnaissance (« acknowledgment ») en psaume (« psalm ») préfigure le free-jazz et nous transporte dans une dimension inexplorée, insoupçonnée. Une transfiguration.
2. CHARLIE MINGUS – OH YEAR ! – Atlantic. 1962
J’ai lu Moins qu’un chien très jeune et ce livre m’a ouvert les yeux sur le racisme. Sa lecture devrait être obligatoire dans les écoles primaires. Mais j’avais entendu le nom de Mingus avant, quand beaucoup de groupes anglais du Swinging London le citaient comme influence. On connaît aussi son caractère de chien, justement, et ses colères légendaires. Un homme dont la colère forme contraste avec le moelleux de sa contrebasse. J’ai longtemps hésité entre cet album et le somptueux The black saint and the sinner lady. Mais celui-ci est plus politique et moins mystique, avec ce morceau qui dit tout de Mingus, de sa révolte et de son engagement : « Oh lord, don’t let them drop the bomb on me ». Roland « roll on » Kirk est à la flûte et aux saxophone, Mingus s’est mis au piano et c’est Nesuhi Ertegün, le frère de Ahmet, qui produit. Une grande claque.
3. SONNY ROLLINS – AT NIGHT AT THE VILLAGE VANGUARD – Blue Note – 1957
J’ai toujours cette vision d’un Sonny Rollins dépressif soufflant sur son saxophone sur le pont de Brooklyn. Quand je lisais les meilleurs romans de Kerouac, j’avais des grooves de saxophone de Sonny Rollins dans la tête, et ce n’est pas par hasard. C’est le seul de cette liste que j’ai pu voir sur scène, et c’était quelque chose d’intense, pas le genre de concert dont on sort léger et qu’on finit par oublier. Sonny Rollins a inventé le hard-bop, une accélération agressive d’un Bop finalement assez tranquille. Il faut citer aussi à ce titre Clifford Brown ou Art Blakey dont on aurait pu aussi choisir un disque. Mais Rollins les résume tous et les dépasse tous. En public, en plus. Comme disait Sartre, le jazz, c’est comme les bananes, ça se consomme sur place. Bien vu.
4. HERBIE MANN – MEMPHIS UNDERGROUND – Atlantic – 1969
Je ne connaissais pas cet album avant d’avoir lu la correspondance de Hunter S. Thompson, assez récemment. Bien sûr, je connaissais le flûtiste Herbie Mann, celui qui a introduit cet instrument jusque-là inusité dans l’univers du jazz. Ici, la flûte enchantée de Mann revisite des classiques du rhythm’n’blues (« Hold On I’m Comin’ » de Sam & Dave ou « Chain Of Fools » de Don Covay). C’est de la magie, une alchimie capricieuse, un bonheur total. S’il y a de la musique au paradis, elle doit ressembler à celle-là.
5. CHARLIE PARKER – CHARLIE PARKER ON DIAL : THE COMPLETE SESSIONS – Dial Records, enregistrements 1946 – 1947 rééditions Spotlite jazz 4 CD. 1993
Le colosse du saxophone est mort à 35 ans après avoir été, avec Dizzy Gillespie, l’inventeur du jazz moderne. Que choisir chez Parker, Savoy ou Dial ? Tout est bon chez lui et on n’a pas trop de 4 CD pour en faire le tour. Ses morceaux les plus inspirés, « Ornithology », « Yardbird », « Dexterity » plus les reprises de Dizzy Gillespie et de standards de Broadway qu’il transcende. Plusieurs prises sont proposées, et on succombe à ce déluge de sons sortis d’un saxophone ténor dont il joue en virtuose, mais avec une humanité qui disqualifie d’emblée le mot. C’est le plus grand, celui dont on reconnaît le style au bout de trois mesures. Il faut revoir le film de Clint Eastwood (Bird) pour savoir combien de douleur et de souffrances il aura fallu pour en venir à ce lyrisme incandescent.
6. MILES DAVIS – KIND OF BLUE – CBS – 1959
C’est à mon avis son meilleur disque, mélodique, velouté et d’une sensualité torride. Miles a décidé d’arrêter de courir après Charlie Parker en jouant des notes à profusion, et il opte pour ce qui fera son style : la lenteur, les silences, les notes bleues. On aurait pu choisir autre chose, In A Silent Way par exemple, mais Kind Of Blue a encore quelque chose du Bop, avant les dérives jazz-rock. Et puis, le nègre bleu joue ici avec Coltrane, Bill Evans et Cannonball Adderley. Quand le jazz devient un art à part entière, une sorte de miracle permanent où chaque note est à sa place, dans une harmonie parfaite. So what ?
7. ALBERT AYLER – SPIRITS REJOICE – ESP – 1965
Avec Sun Ra, Ornette Coleman et Sonny Murray, il est considéré comme l’un des pères fondateurs du free-jazz et certainement le musicien le plus inspiré du genre. C’est un mystique tourné vers la spiritualité à qui l’on a reproché son peu d’appétence pour les combats des Black Panthers et la révolution. Son but était au-delà, et il s’est suicidé en 1970. Son parcours est aussi étonnant que sa musique, lui qui avait joué derrière le bluesman Little Walter à ses débuts avant de faire les belles nuits de la fondation Maeght dans les années 60. Son jeu est troublant, profond et riche, proposant une musique d’une incroyable complexité, sorte de méditation sonore dont on ne sort pas indemne. Sonny Murray est à la batterie et le morceau titre reprend les notes de la Marseillaise. De première Albert ! comme disait San Antonio.
8. ORNETTE COLEMAN – FREE JAZZ – Atlantic – 1961
L’album fondateur du free-jazz paru en 1961 et qui allait servir de maître étalon à toute une génération de musiciens en révolte et farouchement désireux de s’affranchir d’un jazz devenu conventionnel et respectable. L’album est sous-titré « une improvisation collective », avec une expérience stéréophonique et des instruments différents joués dans les deux canaux. L’homme qui soufflait dans son saxophone en plastique blanc dans les rues de Los Angeles invite Eric Dolphy, Charlie Haden, Don Cherry, Freddie Hubbard… La crème de la new thing pour un long délire inspiré de 36 minutes.
9. THELONIOUS MONK – THELONIOUS MONK PLAYS DUKE ELLINGTON – Riverside – 1955
Ça nous permet de célébrer à la fois Monk – pianiste un peu schizophrène et improvisateur de génie placé sous la protection de la baronne Koenigswarter – et Ellington, le plus grand mélodiste de l’histoire du jazz. Les standards habituels (« Caravan », « Moon Indigo », « Sophisticated Lady », « Solitude ») joués à la manière du maître avec la batterie de Kenny Clark et Oscar Pettiford à la contrebasse. Ne manque guère que « Satin Doll ». Sphere (c’était son surnom) joue comme sur du velours et nous régale sans élever le ton, in a silent way. On aurait pu aussi prendre Sinatra chantant Count Basie, dans un autre genre.
10. SUN RA – THE SOLAR MYTH APPROACH VOL 2 – Byg Actuel – 1971
Où l’on retrouve le grand Sun Ra avec ses soucoupes volantes et sa passion pour l’égyptologie. Rappelons que le bonhomme, à l’origine plutôt rhythm’n’blues, se prenait vraiment pour la réincarnation d’un dieu égyptien venu d’une autre planète. Ou feignait de le croire, car le bougre est retors et mystérieux. Sombrero et lunettes en plastique orange (sans verres) pour cet album paru sur le label des trois compères Bizot, Yung et Georgekarakos (label aux méthodes parfois contestables mais qui réunira le meilleur de la New thing) . Tout ce qu’on aime dans le free jazz, les scansions, les dissonances, les stridences, les ruptures de ton. Avec le sens du rythme et de la fête.
20 février 2021
Merci pour ce retour aux sources du jazz moderne, surtout que certains de ces enregistrements ont été faits dans mon quartier. Malheureusement, l’un de ces immeubles vient d’être démoli.