GEORGES PEREC – Penser / Classer – Hachette.
Il y a plusieurs Georges Perec. Il y a l’immense romancier de La vie mode d’emploi ou de L’homme qui dort ; il y a l’Oulipiste des exercices contraints et admirables de La disparition (tout un livre sans la lettre E, une prouesse !), il y a le mémorialiste – autobiographe poignant de W ou Le souvenir d’enfance et, c’est la catégorie de ce livre, le Perec sociologue qui lorgne vers l’essai, le nouveau roman et les conceptions les plus modernes de la littérature.
Disons d’emblée que, si le romancier nous passionne, le sociologue de Les Choses ou de Penser / Classer nous intéresse beaucoup moins. La problématique – puisqu’on est dans le territoire de la sociologie – n’est pourtant pas banale et le champ d’étude aurait pu réjouir un Roland Barthes : comment penser, comment classer, et pourquoi ? Pourquoi hiérarchiser, organiser, structurer, catégoriser, distinguer, différencier, séparer, étiqueter ? En gros, comme le dit l’auteur : « vouloir distribuer le monde entier selon un code unique ; une loi universelle régirait l’ensemble des phénomènes : deux hémisphères, cinq continents, masculin et féminin, animal et végétal, singulier et pluriel, droite et gauche, quatre saisons, cinq sens, six voyelles, sept jours, douze mois, vingt-six lettres. Malheureusement, ça ne marche pas comme ça, ça n’a même jamais commencé à marcher, ça ne marchera jamais ».
Ça ne marche pas mais le cerveau humain a besoin d’appréhender, de percevoir le réel par ce moyen, comme pour le rendre supportable intellectuellement et, aussi, comme pour se rassurer.
Un court essai donc, qui s’efforce à interroger cet irrépressible besoin de classer en catégories, sous-catégories, divisions, subdivisions. L’effort est méritoire et le propos original (on est quand même chez Perec), avec l’humour et l’auto-dérision dont il a toujours fait preuve. Un grand enfant triste qu’on préfère cependant lorsqu’il lâche la bride à son imaginaire, plutôt que quand il s’essaie à tailler des croupières à Barthes ou à Butor.
15 pages sur les chapitres, titres et sous-titres du Mallet Isaac. 20 pages de recettes de cuisine… De simples énonciations. La partie la plus intéressante est la dernière, ce Penser / Classer où on a enfin l’impression de s’attaquer au sujet, même si la fantaisie est toujours présente, et c’est tant mieux.
ANDRÉ DHÔTEL – Le train du matin – Folio / Gallimard.
Dhôtel, mon maître ! (jeu de mot). Au vrai, je n’ai découvert qu’assez récemment André Dhôtel dont je ne connaissais que Le pays où l’on arrive jamais, qu’on peut ranger dans la catégorie « jeunesse », encore que l’atmosphère fantastique réaliste qu’il dégage est troublante. Dhôtel est l’écrivain d’un fantastique au quotidien, d’un surréalisme campagnard, d’un merveilleux surgi de la banalité même.
Le train du matin a pour décor une voix ferrée des Ardennes, celle qui part de Rethel et va jusqu’à Reims en reliant une dizaine de villages où les gens vaquent à leurs occupations dans la quiétude et l’ennui que viennent bousculer les personnages de Dhôtel. Un glandeur lunaire, chauffeur de taxi à ses heures et inconstant étudiant en grec, et un idiot amnésique employé comme valet de ferme. Les deux hommes se croisent le long de cette voie ferrée qui semble monter au ciel, ils se cherchent, s’épient et, on le devine, l’intrigue subtile du roman tient dans la vraie personnalité de l’idiot ; dans les mystères et les énigmes qu’elle recèle.
Des mystères et des énigmes que l’auteur construit à partir des petits riens de l’existence, d’un mot étrange entendu, d’une situation bizarre, d’un geste surprenant. Tout est prétexte à inviter l’esprit à divaguer, à battre la campagne, selon l’expression très appropriée ici. Des brimborions, des broutilles qui dérèglent un quotidien trop bien réglé à coup de portes soudain ouvertes sur l’inconnu, l’incongru, l’insolite.
Dhôtel a été toute sa vie professeur de français à Athènes, justement, longtemps en dépression après le refus de ses premiers manuscrits. C’est Jean Paulhan qui l’a publié chez Gallimard et, bien qu’ami avec des surréalistes comme Desnos ou Roger Vitrac, il n’a jamais été adopté par eux. Trop attaché à sa terre, trop classique, trop réaliste. Pas d’envolées lyriques ici, de dérèglement des sens ou de recherche de l’indicible. Non, un conte tranquille à l’écriture limpide qui nous rendrait presque heureux, retourné à l’état d’enfant, quand le merveilleux et l’enchantement étaient à portée de main.
On pense à Vialatte pour le style et l’humour pince sans rire. On pense à André Hardellet pour cette sorte de surréalisme à hauteur d’homme. On pense aussi à René-Louis Des Forêts pour le goût du mystère, à Raymond Queneau pour la facétie goguenarde, à René Fallet côté Beaujolais pour les personnages de ruraux et leur amitié bourrue . C’est dire qu’on est entre de bonnes mains, en bonne compagnie, et qu’on referme à regret chaque livre d’André Dhôtel, qui sont autant d’invitations à la rêverie, à l’onirisme et (aussi) à la joie.
DENNIS LEHANE – Ce monde disparu – Rivages / Thriller.
Et encore un polar pour terminer. L’un des nombreux livres de Dennis Lehane, qui a quand même écrit des romans passionnants aux intrigues chiadées comme Mystic Riverou Shutter Island, portés à l’écran respectivement par Clint Eastwood et Martin Scorcese.
L’action se passe en 1943 à Tampa (Floride), où des gangsters se tirent la bourre entre le Cuba de Fulgenzo Battista où est réfugié Meyer Lanski et les ports de Floride, stratégiques pour l’armée américaine, entrée en guerre après Pearl Harbour.
Voilà pour le contexte. Plus particulièrement, on s’intéresse à Joe Coughlin, un gangster d’origine irlandaise qui apprend par une femme condamnée à la prison à vie qu’un contrat a été mis sur sa tête. Le meurtre doit avoir lieu le mercredi des Cendres, et l’intrigue principale réside dans la recherche effrénée du tueur potentiel et, surtout, de son ou de ses commanditaires.
Joe vit avec son fils Tomas, sa femme étant morte en couche, et avec Dion, frère du chef d’une bande rivale et parrain de Tomas. Joe Coughlin a des hallucinations : il voit un petit garçon blond qui lui ressemble, une projection de lui-même au temps heureux de l’innocence. Dion se révélera un traître à la main du FBI et son frère Rico mourra étouffé sous une cagoule dans le bureau- bateau de Meyer Lanski, pour avoir trafiqué ses comptes. On ne rigole pas chez ces gens-là. On ne rigole pas dans le roman non plus, même si la dimension tragique n’émeut pas vraiment. On nous souhaiterait fascinés par de tels personnages, des samouraïs à la Melville prêts à la fois à mourir et à tuer.
La grande ambition maintenant est de libérer Lucky Luciano, toujours en prison. C’est presque la Yiddish Connection au complet, reconstitution de ligue dissoute. Ne manquent que Arnold Rothstein, « le roi des juifs » ou Bugsy Siegel.
Ce monde disparu est celui de la jeunesse des protagonistes, du temps sublimé des bandits d’honneur et des codes de bonne conduite qui avaient cours chez les truands. Souvent des tueurs sadiques et des mégalomanes ivres de pouvoir et cupides. Franchement, même si l’intrigue est rondement menée, on a du mal à s’intéresser à tous ces types dont l’horizon se limite à leurs bites, à leurs mitraillettes et à leurs dollars. Les truands de Simonin ou de Le Breton avaient plus de relief, et surtout plus d’humour. On a du mal à se passionner pour les états d’âme des personnages de Lehanne, comme on a du mal à trouver crédible ce crépuscule des grands hommes qu’il dépeint.
On sent le bon faiseur. C’est professionnel, comme du Michael Connelly ou du Harlan Corben (pas spécialement des références pour moi), mais tout cela manque d’âme et de style. On est à des années-lumières d’un Chandler, d’un Thompson ou d’un Goodis ; très loin même d’auteurs contemporains comme Rankin, Winslow ou Peace.
Peut-être est-ce dû à l’absence de romantisme comme au fait que les personnages principaux sont des gangsters et pas ces chevaliers modernes que pouvaient être les privés de l’âge d’or. Des héros qui ne tiraient pas profit du monde tel qu’il est et qui défiaient les puissants, qui défendaient les faibles. C’est plutôt ça, le monde perdu.
On peut cependant rendre cette justice à Lehane de placer son roman en un temps où les enquêtes de police ne se résolvaient pas par les seuls secours de la biochimie, de l’informatique et de la téléphonie. Pour le dire autrement, par l’ADN, les disques durs et la géolocalisation. Tout ce qui empoisonne les fictions modernes, qu’elles soient télévisées, romanesques ou cinématographiques sur fond de terrorisme, de secte, de pédophilie ou de néo-nazis. C’est déjà ça…
Pour terminer, avais-je écrit. Pas tout à fait, puisque Corrado, un ami, m’a envoyé cette chronique d’un essai historique que je vais me procurer incessamment. Merci à lui.
Je l’ai pas lu mais j’en ai entendu causer, comme disait feu Cavanna.
ANTONIO SCURATI – M. L’enfant du siècle – Les Arènes – 2019. 864 pages.
J’ai été sérieusement bluffé par ce roman historique dont et j’ai lu les 800 pages en l’espace de 6 jours.
Il est vrai que sa lecture – déjà passionnante – est encore facilitée par ces chroniques quasi quotidiennes complétées par les articles de presse ou les archives. Ce qui donne un souffle et un rythme percutant au récit.
J’ai appris beaucoup de choses que je ne connaissais pas de cette période. Notamment le poids considérable de Bologne et Ferrare dans la naissance des Fasci.
Certains aspects de cette montée du fascisme sont vraiment fascinants:
– l’incapacité et la lâcheté de l’État et de son appareil à s’opposer à la marche sur Rome. Alors que pourtant rien n’est joué jusqu’au dernier moment …
– le rôle déterminant de la bourgeoisie agraire ou industrielle dans la montée de ces bandes de nervis qui se transformeront ensuite en outil politique de Mussolini
– l’impuissance incroyable des socialistes et du Parti socialiste à s’organiser pour s’opposer aux Fasci, englués dans des appels répétés à la grève générale sans aucune perspective et ne se référant qu’à une morale particulièrement inefficace.
C’est moins la force du Parti National Fasciste que ces deux facteurs associés qui expliquent la prise de pouvoir de Mussolini. D’ailleurs, ce premier volume dessine une image du mouvement fasciste avant et après 1922, somme toute, assez fragile.
L’utilisation de ces bandes fascistes par les propriétaires terriens et grands patrons m’a fait penser au livre d’Eric Vuillard « L’ordre du jour » qui débute par une réunion des nazis avec des grands patrons afin que ces derniers financent le parti. Même propos, même puissance littéraire, mais … taille de manuscrit différente (100 pages pour « L’ordre du jour »).
Corrado Delfini
8 mars 2021
Merci.