Yves
J’avais écrit ça en à peine trois mois, en écrivain du dimanche. J’avais commencé un lundi, après un week-end avec des amis où on avait passé notre temps à picoler et à se raconter entre deux fous rires des anecdotes et des souvenirs communs sur nos années passées à Paris, dans les années 70. J’allais avoir 30 ans et je m’étais réveillé la bouche pâteuse et la gueule de bois avec un sentiment de vide et de mélancolie qui exigeait, nécessité intérieure, que je me mesure à la page blanche, sous la tutelle supposée bienveillante de tous les auteurs que j’admirais.
Ça s’appelait Réverbérations (d’après le titre d’un morceau du 13th Floor Elevators, groupe psychédélique texan), sous-titré Passés simples, et se voulait être une chronique des années 60 et 70 à travers l’itinéraire de quelques personnages dont les histoires finissaient par se rejoindre. Un manuscrit de 230 pages qu’il me fallait proposer aux professionnels de la profession, à savoir aux grandes maisons d’édition parisiennes, puisque les quelques éditeurs indépendants dont on m’avait parlé avaient déjà leurs parutions ficelées pour les années à venir. C’est en tout cas ce qu’ils m’avaient tous dit.
Mon ami Luc avait été l’un des premiers enthousiasmés par ce roman et il l’avait recommandé, en tant qu’auteur publié de quelques romans sur le Vietnam, à Simone Gallimard, directrice du Mercure de France, du Mercure François, comme disait le Cyrano de Rostand.
La dame lui avait fait part de ses réticences, arguant que, si le roman avait des qualités indéniables, son langage jeune et un tantinet démagogique ne permettait pas une publication chez elle. À moins de revoir le manuscrit, sans donner la moindre indication pour ce faire. « Un bon brouillon », m’avait dit Luc, qui semblait d’accord avec elle, mais un brouillon quand même qu’il s’agissait de retravailler pour lui donner une forme publiable correspondant aux critères exigeants de l’édition.
Je ne voyais pas trop par quoi commencer et les bras m’en tombaient lorsque je me mettais à retravailler, comme ils disaient, sans savoir exactement ce qu’il y avait à modifier. J’envoyais donc mon manuscrit tel quel chez les principaux éditeurs. Une dizaine de copies étaient tapies dans un grand sac de sport et j’arpentais le quartier de l’Odéon en frappant aux portes des doges de la république des lettres, de ceux qui décidaient si vous étiez un auteur digne d’être publié ou un écrivaillon condamné à n’écrire que pour ses tiroirs. Humble mortel, j’avais l’audace de m’en remettre au jugement des dieux et je ne fus pas déçu, recevant les unes après les autres des lettres de refus stéréotypées avec toujours les mêmes formules hypocrites. Un bon livre assurément, mais qui ne correspondait à aucune de leurs collections, ou qui n’avait pas reçu la majorité des avis positifs du comité de lecture avec des « malheureusement » à longueur de bras et des encouragements pour la suite. J’en étais venu à les collectionner.
Ne voulant pas rester sur un échec, j’en avais commencé un autre, Les journées de plomb (en référence aux années de plomb italiennes), dans un genre différent. Un retraité que j’avais baptisé Adrien Ménard et qui passait son temps à aller aux putes et à supporter un club de football. L’intrigue, assez mince, tournait autour de son fils, gibier de psychiatrie mêlé à une tentative d’enlèvement d’un patron de choc. Quelque chose en phase avec la montée du Front National et les exploits d’Action Directe. Même punition, avec des lettres de refus en pagaille, pile trois mois après mes envois. On ne s’embarrassait même plus de formules de politesse et de petits mots de consolation. Le roman n’était tout simplement pas convaincant, faute d’une intrigue solide qui seule aurait pu lui donner de la consistance. J’avais fait appel à un haut placé de la CFDT qui connaissait du monde dans la maison d’édition proche du syndicat et il n’avait même pas daigné recommander mon manuscrit, pas convaincu lui non plus. Sauf que lui, je ne le savais pas critique littéraire.
Déçu dans mes ambitions du même nom, je décidais d’en rester là quand mon ami Luc m’adressa une publicité émanant de la société Icare, qui se faisait fort de relire et de corriger les manuscrits qu’elle estimait publiables et, par ses relations avec les éditeurs, de les faire éditer moyennant quelques retouches sur la base de leurs précieux conseils. Tout cela évidemment moyennant aussi finance, car leurs services n’étaient pas gratuits, va sans dire.
J’avais pris rendez-vous avec Yves Finelame, le directeur de ladite société. Dans les bureaux d’Icare, deux pièces obscures dans un immeuble de rapport du quartier latin. Finelame était un grand barbu débonnaire et volubile, avec un gros nez et un regard franc. Il verrait ce qu’il pouvait faire pour mon manuscrit, mon enfant de papier qui l’appelait au secours. Sa secrétaire, une jeune femme accorte au décolleté provoquant, nous servit le champagne et nous trinquâmes à ma réussite. Quinze jours plus tard, Finelame me renvoyait mon manuscrit avec ses propositions de réécriture, ses recommandations. Une dizaine de feuillets tapés à la machine où, chapitre par chapitre, paragraphe par paragraphe et ligne par ligne, il me proposait ses reformulations et ses corrections. Il me demandait également un chèque de 6000 francs pour ce travail avec l’assurance que, à condition de me conformer à ses prescriptions, le manuscrit serait publié dès la rentrée.
Je profitais de quelques jours de vacances début juin pour revoir le manuscrit, en respectant les consignes. Avec les coupes, les conseils de réécriture pour certains passages, les innombrables notes en bas de page et les explications sur tout ce qui concernait les faits et les personnages de l’époque ; mon roman me paraissait formaté, banalisé, appauvri. Les 230 pages étaient passées à 300 mais j’avais la douloureuse impression d’avoir affadi une histoire qui perdait beaucoup de son intérêt, avec un approfondissement psychologique des personnages et des tas de précisions redondantes.
– Vous comprenez, m’avait-il dit, on n’y croit pas. Vous faites référence à des événements et à des gens méconnus du grand public. Certaines expressions utilisées sont peut-être compréhensibles pour quelques initiés, mais pas pour le lecteur lambda. Et puis, tous vos personnages s’expriment de la même façon, sans que vous cherchiez jamais à les différencier.
– Je peux en faire bégayer un, ou lui donner l’accent pied noir, lui avais-je répondu. Maintenant, je ne vais pas mettre une telle somme si vous estimez que ce roman n’est pas digne de faire l’objet d’une publication.
– Je vous assure qu’on réussira à lui donner une forme plus en rapport avec ce que veulent les éditeurs actuellement. On réussira à la rendre sexy. C’était son mot.
J’appris par la suite que Finelame était un ancien taulard, ami de Serge Livrozet et militant du Comité d’Action des Prisonniers. Il avait tâté des QHS et avait publié un livre, Le dénommé, sur son histoire. N’ayant pas retenu l’attention des critiques, c’est une lettre d’un curé progressiste qui recommandait la lecture de son livre dans un courrier des lecteurs du Nouvel Observateur. Tout cela me le rendait plutôt sympathique, mais me donnait l’impression qu’il n’était pas beaucoup plus introduit que moi dans les milieux littéraires.
Je remettais mon manuscrit revu et corrigé dans les délais et j’attendais de ses nouvelles. Rien ne venait, et je finissais, au bout d’un mois, par lui téléphoner pour savoir à quoi m’en tenir.
– Oh vous savez, c’est l’été et les maisons d’édition sont en sommeil. Tel que vous me l’avez renvoyé, le manuscrit tient la route et je ne doute pas qu’il soit publié. Je l’ai recommandé à des lecteurs d’une dizaine de maisons d’édition et ce serait bien le diable si ça ne marcherait pas avec l’une d’elles. Croyez-en un professionnel. C’est du sûr .
En attendant, le chèque avait été débité et Finelame me semblait plus pressé de se faire payer ses signalés services que de m’introduire dans les hautes sphères de la littérature.
Je décidais de patienter encore un peu et, ne voyant toujours rien venir, j’insistais pour reprendre rendez-vous avec lui, dans ses locaux, cette fois accompagné de ma femme qui avait moyennement apprécié un investissement lui ayant paru dispendieux. D’autant qu’elle venait de se faire licencier et que de sérieux problèmes de santé avaient nécessité une opération pour laquelle elle n’était pas entièrement couverte. Je mangeais plus souvent qu’à mon tour de la soupe à grimace à cause de cette histoire où elle me reprochait ma vanité et ma naïveté. Pour elle, Finelame était un aigre-fin qui pêchait en eaux troubles et se servait du besoin de reconnaissance et des problèmes d’ego de jobards comme moi pour son petit commerce malhonnête et illégal. Elle allait lui montrer de quel bois elle se chauffait et lui dire ses quatre vérités. Je l’exhortais à la patience et à la compréhension, lui faisant comprendre que la somme avait été encaissée et qu’il fallait garder espoir, sous peine de tout perdre. Ses excès d’indignation et ses débordements colériques ne pourraient que compromettre une situation déjà mal engagée. Mes arguments étaient de peu de poids, et je voyais bien qu’elle mourrait d’envie d’en découdre. Elle parlait d’un recours en justice, d’un abus de faiblesse, d’une escroquerie dont Finelame devrait répondre devant les tribunaux. Elle se sentait l’âme vengeresse et le bras séculier. Je priais intérieurement pour que le scandale n’éclabousse pas les bureaux feutrés d’Icare, tant qu’il restait un petit espoir.
On était fin juillet et Finelame nous reçut sans les coupes de champagne et la secrétaire accorte, probablement en congés. Le camelot avait fait place à quelqu’un de soucieux, presque austère. Il reprit mon manuscrit, le tritura et le froissa, comme pour nous faire constater qu’il ne tenait pas facilement en main.
– C’est encore trop tôt pour avoir une réponse. Vous savez, c’est l’été et les personnels sont réduits. Souvent des intermittents qui n’ont pas le pouvoir de décision. On en saura plus en septembre.
– Et vous nous remboursez si ce bouquin n’est pas édité ? lui lança mon épouse.
– Euh, on a quand même passé du temps sur ce manuscrit, on a fait jouer nos contacts, on vous a suggéré des corrections. Tout travail mérite salaire, même si vous pouvez considérer que le prix à payer…
– On considère effectivement que c’est cher payé, mais on ne va pas en rester là et, si vous ne tenez pas vos engagements, on hésitera pas à vous faire de la publicité. Vos méthodes et vos combines relèvent tout simplement de l’escroquerie !
– Si vous le prenez comme ça… Je suppose que vous pensez la même chose, dit-il en se tournant vers moi.
– J’attends encore un peu avant de me prononcer, mais je ne suis pas loin de penser la même chose. De toute façon, vous jouez sur du velours en ne stipulant pas par contrat que vous avez obligation de résultat.
– Obligation morale ! Je suis un homme d’honneur et je n’ai connu que peu d’échecs dans ma profession. Vous me remercierez quand vous serez publié et les sommes perçues vous paraîtront dérisoires en regard de celles que vous percevrez. Croyez-m’en !
Finelame se lançait dans une tirade qui, loin de convaincre mon épouse, décuplait son agressivité. Je décidais d’en rester là et n’entretenais plus grand espoir d’une éventuelle publication. Elle avait raison, j’étais un vaniteux à l’ego chatouilleux qui s’était laissé piéger par un escroc. Un papillon, une phalène brûlée à la lumière. L’image était d’elle et elle semblait y tenir.
Dans le train du retour, j’appris la mort de Michel Audiard par le transistor mis en sourdine par un voyageur assoupi. Ma femme embraya aussitôt sur le grand dialoguiste, enchaînant les bons mots des films de Georges Lautner. Moi, je repensais à l’un de ses seuls livres, La nuit, le jour et toutes les autres nuits, que j’avais terminé les larmes aux yeux. Je repensais à ce final sublime où un personnage conseillait au narrateur de guérir sa dépression en voyageant : le Kilimandjaro, Venise, les chutes du Niagara… « Les chutes du Niagara, elles me tombent dessus toutes les nuits, ma vieille !». Jamais, dussé-je écrire toute ma vie, il ne me viendrait une phrase comme celle-là et j’en arrivais à la conclusion que Finelame, fût-il un escroc et aussi contestable que soit son négoce, ne pouvait pas grand-chose pour moi, un écrivassier (j’avais lu le mot chez Villiers de l’Isle Adam), un écrivain du dimanche pas vraiment prêt à souffrir pour ce qui serait présomptueux d’appeler son œuvre. Pas prêt à relire, à réécrire, à suer sang et eau pour trouver le mot idoine, la phrase parfaite. Pas prêt à retravailler, comme ils disaient tous. J’avais déjà tant de mal pour travailler. « Je hais tous les métiers, maîtres et ouvriers . Tous paysans, ignobles. La main à la plume vaut la main à la charrue », comme écrivait Rimbaud.
Je n’avais plus qu’à ranger mes cahiers d’écolier, mes stylo-plumes, et à retrouver la grisaille sécurisante de l’administration. Je m’étonnais même d’avoir eu l’audace de penser y échapper. Non seulement être publié, mais vivre de sa plume et fausser compagnie à mes compagnons de galère de la Cosmodémoniaque. Un doux rêve, et Finelame m’avait donné une bonne leçon. Un peu chère, mais tellement utile. Je n’eus plus de nouvelles de Finelame et je n’en attendais plus. J’avais compris la nature de son commerce, et je n’avais pas envie de lui porter préjudice.
J’ai depuis accumulé les manuscrits, sans même parfois les présenter à un éditeur. Écriture thérapeutique pour graphomane compulsif. Il m’aurait peut-être fallu un Finelame pour espérer les soustraire à mes tiroirs et les projeter à la lumière. Un Finelame ou un miracle.
8 mars 2021
Donne de quoi réfléchir à ceux qui sont passés par là. Merci.