Le site de Didier Delinotte se charge

LES PRÉNOMS ONT ÉTÉ CHANGÉS (14)

MARYSE

Daniel Grardel encore et toujours ; peintre des glorieuses années 60, de ses bistrots interlopes, de ses femmes fatales et de ses rockers solitaires.

Les quatre monts de Flandres avaient pour noms Mont Des Cats, Mont Kemmel, Mont Cassel et Mont Noir. On en comptait un cinquième du nom de Mont Rouge, mais c’était juste histoire de chipoter. Et puis, si on allait par là, il y avait aussi le Mont de l’Enclus, le Mont Saint-Aubert et bien d’autres encore. Je n’étais pas géographe. Tout ce qui culminait à un peu plus de 100 mètres était tellement rare qu’il fallait bien lui donner un nom. Ce plat pays qu’était aussi le mien.

Par suite d’aléas familiaux, ma mère encore à l’hôpital et mon père en service tout l’été, on avait décidé de me faire passer quelques semaines au Mont Noir, chez une vieille tante qui mettait son bungalow à notre disposition, à mon frère et à moi. Dans un gîte voisin séjournaient mon oncle, une autre tante et les cousins et cousines. Un regroupement familial estival.

J’avais vaguement entendu parler à l’époque de Marguerite Yourcenar (on ne disait pas encore Ourse noire, ça ne viendrait qu’après Coluche) et on savait qu’elle habitait dans les parages. Elle faisait partie des curiosités locales. La belle affaire. On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans.

Les distractions étaient rares, une sorte de Luna Park, un bistrot avec des jeux flamands, un dancing pour les vieux et une discothèque pour les jeunes. Plus la campagne aux alentours et les agriculteurs occupés à moissonner. Mes petites marottes de citadins me manquaient, mes 45 tours et mes bandes dessinées. Le patelin s’appelait Saint-Jans Cappel, au beau milieu de nulle part, perdu entre Bailleul, dans les Flandres françaises et les premiers sommets des Flandres occidentales belges, vers Ypres (Ieper en flamand qu’on traduisait par « j’ai peur »).

J’écoutais mes disques en boucle, le Ram de Paul Mc Cartney, le second Plastic Ono Band et le triple album de Harrison, dans un souci louable autant qu’œcuménique de reformer les Beatles rien que pour moi. Le soir, j’écoutaisJean-Bernard Hebey sur RTL et le Pop Club sur France Inter, sans José Artur, viré ou suspendu pour avoir outragé à l’antenne une nièce à Franco. À la place, on ne perdait rien au change avec un Claude Villers persifleur et une première heure musicale que présentait Pierre « Méchamment rock » (son pseudonyme dans Charlie Hebdo) Lattès.

Voilà pour la culture, agrémentée de quelques San Antonio et de la presse bête et méchante qui n’était pas la bienvenue dans le secteur. À côté du bungalow de ma tante, il y avait celui d’une famille nombreuse, les Baroncourt. Le père était un ouvrier du textile à Roubaix et la mère une brave femme au foyer avec une demi-douzaine de gosses. Des gamins braillards, mal embouchés que je fuyais autant que possible et qui n’avaient comme seul mérite d’avoir une sœur aînée, Maryse, dont j’étais tombé amoureux.

La famille Baroncourt connaissait la mienne pour avoir passé d’autres étés côte à côte, ce qui facilita les échanges. J’essayais de faire comprendre à Maryse que j’en pinçais pour elle, mais c’était peine perdue et elle semblait s’intéresser à tout le monde sauf à moi. En même temps, j’adorais jouer les mal aimés avant de prendre la pose du poète maudit. On tapait le carton le soir avec ses parents, mon frère et moi, et ça ne faisait pas vraiment avancer mes affaires. Elle passait son temps aux tâches ménagères et à engueuler ses jeunes frères toujours dans ses jambes. J’aurais aimé être à leur place ! On sortait parfois ensemble pour aller faire un tour à la discothèque ou au Luna Park et j’étais fier quand des gars du coin me demandaient si c’était ma copine. L’honnêteté la plus élémentaire m’obligeait à démentir. Non, je n’étais ni le petit ami et encore moins l’amant de cette jolie blonde aux yeux bleus délavés qui portait des mini-shorts sur des collants noirs et des pulls serrés qui laissaient deviner une poitrine généreuse. J’étais, au mieux, son accompagnateur ou, pour être plus précis, quelque chose comme son soupirant.

Je n’avais à vrai dire aucun talent de société qui aurait pu l’attirer. Je maudissais des gratte-guitares qui venaient parfois le soir à la veillée campagnarde, quand les soirées n’étaient pas trop froides ou pluvieuses. Toca toca sur la guitare à Manuel ! Quand ce n’était pas des joueurs de flûte indienne pour « El Condor Pasa ». Ou des motards qui se la jouaient « équipée sauvage » en remontant la route principale. Ou des champions du Rubik’s Cube ou des sports de plein air. Non, je n’avais rien pour lui plaire, si ce n’étaient mon romantisme mélancolique, mon humour douteux et mon érudition sur tout ce qui concernait la pop music. De tout cela, elle n’avait rien à faire. Je me consolais en ayant un petit succès avec la serveuse de l’auberge du coin, une taverne flamande où je vidais mes premières bières belges, stouts et bières de garde. L’habitude m’en est restée.

Un jour, j’aperçus le père Baroncourt enfourcher sa mobylette aux sacoches encombrées pour repartir chez lui. Ses congés payés étaient terminés et la famille ne tarda pas à suivre. Maryse et sa mère vinrent prendre congé de nous, ma tante, mon frère et moi, et j’en ressentis une douleur, comme un spasme, une sensation de vide dans la poitrine et le cœur qui battait la chamade ; un cliché que j’avais lu chez Sagan. L’été était bien fini.

À la rentrée, j’allais lui faire quelques visites qui ne poussaient en rien le petit avantage que j’avais cru avoir sur la base de rêvasseries et de superstitions. J’avais lu dans un magazine que les filles aînées étaient sujettes à tomber amoureuses des fils cadets. J’alimentais ma fièvre avec toutes sortes de combustibles trouvés dans mes lectures, des horoscopes ou des signes compréhensibles uniquement par moi.

Son père avait été mis au chômage technique et il s’ennuyait comme un rat mort, à demi endormi devant sa télévision. Sa femme devait le pousser pour qu’il se bouge un peu. Les gamins étaient de plus en plus effrontés, me demandant à brûle-pourpoint ce que je venais faire chez eux. L’aîné, un merdeux que j’aurais voulu gifler, avait deviné que c’était pour sa grande sœur. J’étais percé à jour.

Je préférais entretenir mes phantasmes et ne plus la voir. Elle hantait mes nuits et brouillait mes jours. Je me demandais parfois lucidement ce que je pouvais lui trouver, pour moins souffrir. Franchement, elle méprisait tout ce que j’aimais et je détestais tout ce qui constituait son monde, son univers étriqué de starlettes à la mode, de haute couture, de films grand public et de magazines féminins. Je me disais qu’elle était stupide et pas si belle que ça. Le lendemain, je reniais mes vilaines pensées et elle venait ré-habiter mon esprit. Elle était en moi, définitivement.

J’allais passer mon bac et j’ambitionnais de le réussir pour pouvoir lui prouver que, en dépit de mes aspects rêveurs et farfelus, je pouvais prendre un bon départ dans la vie, formule qui me paraissait creuse, mais qui avait son importance pour la fille réaliste qu’elle était. J’avais failli tout gâcher quand, à l’oral, je m’étais aperçu que je n’avais pas emporté la carte d’identité réclamée. Quelques autobus et un marathon dans les rues plus tard, j’étais muni du précieux sésame et prêt à tenir la dragée haute à des examinateurs plutôt bienveillants. « Vous ne ferez jamais rien dans la vie », m’avait craché une daronne antipathique après l’oubli de ma fameuse carte. Je n’étais pas loin d’être d’accord avec elle, et d’ailleurs, mon identité était des plus floues.

Je n’en obtenais pas moins le diplôme assorti d’une réussite à un concours dans l’administration des Postes. Je retournais chez elle fort de mes succès, m’attendant à ce qu’elle révise ses jugements à mon endroit. Las, rien n’avait changé. J’occupais toujours l’emploi du soupirant zélé dont la belle abusait de la patience. Ses parents voyaient pourtant en moi, sinon un beau parti, au moins une union possible pour leur fille qui travaillait maintenant comme employée dans une entreprise de vente par correspondance. Maryse avait abandonné des études pour lesquelles, de son propre aveu, elle n’était pas douée. Je me repassais le « Factory Girl » des Stones dans ma tête chaque fois que je la voyais, le plus souvent possible, sans que cette assiduité qui devait lui être encombrante ne changeât ses sentiments à mon égard. Au contraire.

J’avais aussi renoncé à la fac, pour acheter des disques. C’était aussi simple que ça. Mon père avait payé des études d’ingénieur à mon frère aîné et le quota de matière grise subventionnée était atteint. Je n’avais qu’à travailler pour me payer des études. La double peine. Je choisissais donc le salariat et les lauréats du concours de contrôleur étaient invités à se familiariser avec la grande maison en exerçant à titre provisoire les fonctions d’auxiliaire du tri postal à Paris. Entre temps, je m’étais acclimaté à la vie active en occupant un poste administratif à l’inspection du travail, pistonné par un oncle. À nous deux Paris, donc, et au revoir Maryse. Je savais que je n’allais pas trop lui manquer et, pour faire croire à mes compagnons de galère du foyer de Boulogne-Billancourt que j’entretenais une relation sérieuse ; je lui envoyais des lettres dénuées d’intérêt sur ma nouvelle vie, juste aux fins d’entretenir je ne sais quel espoir. Je la revis à Noël, après m’être fait discrètement fait soigner pour une chaude-pisse dans un dispensaire où des religieuses en cornette me piquaient les fesses. Je m’étais dépucelé au bordel mais j’avais pensé à elle pour conclure un rapport tarifé des plus laborieux. Romantiques, pas morts.

Je reçus un jour une convocation pour le conseil de révision, trois jours à Cambrai, caserne Mortier, pour trier le bon grain et l’ivraie aux fins de servir l’armée française. Mon frère aîné venait d’achever son service dans les chasseurs alpins et l’autre avait été réformé au bout de deux mois d’hôpital militaire en Allemagne. J’avais déjà remarqué que Maryse était sensible aux charmes de l’uniforme, mais de là à partir à Trêves ou à Fribourg, il y avait des limites que j’étais bien décidé à ne pas franchir.

Je perdais régulièrement mon bataillon et je me retrouvais seul à essayer de retrouver mon chemin dans un enchevêtrement de bâtiments à la gloire de l’architecture militaire. Le gradé qui nous guidait me prédit un bel avenir dans l’armée de l’air, tant je planais à quinze miles (prononcer mille). Le soir, on avait droit à des séances de cinéma, une semaine Mankiewicz avec Le Reptile et Le Limier, deux films devant lesquels je m’endormais. J’avais bâclé mes tests psychotechniques et j’en inférais une soudaine débilité mentale qui pouvait me valoir exemption. Après moult examens, les médecins de l’endroit me diagnostiquaient une schizophrénie latente, eu égard à mes antécédents familiaux. Je sortais avec un bulletin d’exemption, « réserviste du service actif, sauf inaptitude à tout emploi ». Telle était la formule en usage pour mon cas. Je prenais le train avec un conscrit potentiel avec qui j’avais sympathisé, et lui se désolait d’avoir été réformé pour des pieds plats ou je ne sais quelle avanie. Rentré chez moi, j’eus à affronter mon père, ancien d’Indo et d’Algérie, qui apprit la nouvelle de mon inaptitude avec colère : « qu’est-ce que tu veux, y’ a des hommes et y’ a des lopettes », conclut-il son couplet à la gloire de l’armée et à la honte de jeunes glandeurs tels que moi. Désormais, nous appartenions clairement à deux camps séparés et il était l’ennemi principal.

J’avouais du bout des lèvres mon infortune à Maryse, qui ne comprenait pas qu’on puisse chercher à échapper à la conscription, elle qui rêvait d’embrasser la carrière dans le personnel féminin de l’armée de terre. Inutile de préciser que je ne marquais pas de points et je sentais que ma présence insistante à ses côtés lui était de plus en plus pénible.

Je ne la vis plus pendant quelques mois, et j’avais presque réussi à la chasser de ma mémoire. J’avais pris goût à la lutte sociale et participé activement aux grèves dites de 1974 qui agitaient mon bureau de poste. J’étais fier de composer des petits couplets, sur des airs connus de François Béranger ou de Greame Allwright, et de les chanter à la bourse du travail accompagné par un copain à la guitare. J’étais fier des piquets de grève, des caisses de solidarité et des meetings le week-end. Maryse, que j’avais revu dans la période, ne comprenait pas mon enthousiasme pour cette grève qui paralysait son entreprise et allait finir par la faire licencier, si ça continuait. Je lui avais donné rendez-vous dans un bistrot, sur terrain neutre, et elle n’en finissait pas de maudire les syndicats, les grévistes et les gauchistes dans les rangs desquels elle me comptait. « Quand on a un boulot, on s’y tient ». « Ces fainéants de fonctionnaires, votre ministre a bien fait de vous traiter d’idiots ». « Au moins quand ce sera privatisé, on verra plus tout ça ». Militariste et antisociale.

C’en était trop et ma conscience sociale avait pris le pas sur l’amoureux transi. Je trouvais le courage insoupçonné de lui dire qu’elle était une belle conne, certes, mais une conne quand même. Je lui dis aussi qu’elle représentait tout ce que je détestais, les midinettes réacs et soumises. Je lui dis enfin que j’en étais venu à la détester. Que pourtant je l’avais aimé mais que c’était bien fini maintenant et que je ne chercherai plus à la revoir. Qu’elle reste dans sa médiocrité et son conformisme, en attendant le prince charmant, un camionneur peut-être, ou un marchand de soupe, ou un flic, pourquoi pas ? Ou un militaire. Un petit gars qui n’en veut, les pieds sur terre, avec poil aux pattes et biscottos. Je n’oublierai jamais le regard qu’elle me lança, comme si elle avait vu des monstres atroces sortir de ma bouche, comme dans L’Exorciste. Elle se mit ensuite à pleurer et je ne fis rien pour la consoler. Ô mes petites amoureuses, que je vous hais !

Je fus licencié en tant qu’auxiliaire mais j’avais un stage de contrôleur sur le feu, et je me rendais dans un centre de formation de la banlieue parisienne pour apprendre le métier de télégraphiste. J’avais toujours des pincements au cœur en revoyant pleurer Maryse, dont le seul tort était finalement de ne pas m’aimer. Étais-je en droit de l’en blâmer ? Je m’étais trompé d’histoire d’amour. Il ne me restait plus qu’à lécher mes blessures et à garder le cœur ouvert, pour une prochaine fois. Sait-on jamais. Dans un autre temps, dans un autre endroit. Ailleurs et demain.

5 avril 2021

Comments:

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.

Catégories

Tags

Share it on your social network:

Or you can just copy and share this url
Posts en lien