PHILIP K. DICK – SUBSTANCE MORT – Folio SF
« S’il y a eu un « péché », il aura consisté en ce que ces gens voulaient continuer éternellement de prendre du bon temps. Ils ont été punis pour cela. Mais, je le répète, le châtiment fut démesuré ».
On a déjà parlé ici de Philip K. Dick et voilà ce que l’on peut trouver en appendice de ce livre. S’ensuivent les prénoms (une quinzaine) des « pécheurs » en question que l’auteur a connus, morts, atteints de psychose ou de lésions cérébrales permanentes.
Substance mort est l’un des derniers Dick (sorti en France en 1977), et il n’émarge pas à la speculative fiction habituelle et follement inspirée de l’auteur. On serait plus proche de chez Burroughs, avec autant sinon plus de paranoïa. Le livre commence sur une scène entre burlesque et pathétique : un camé qui passe son temps à chasser des pucerons imaginaires et qui finit à l’asile. Tout est du même tonneau dans ce roman où Dick se penche sur les éclopés des hallucinogènes et des drogues dures, toutes et tous largués, la cervelle cramée et réduits à l’état d’épaves uniquement guidées par le manque. C’est le San Francisco post-hippie des années 70 et l’envers du décor, le rêve devenu cauchemar. On sent le vécu.
On suit trois personnages, sortes de pieds nickelés ou plus exactement Freak brothers de la came, toujours à proposer des deals par l’intermédiaire de leur copine (elle-même junkie), à mettre au point des combines et à planquer leur dope dans les endroits domestiques les plus improbables. Un univers qui lorgne plutôt vers Crumb, mais là où on entre vraiment dans la cosmogonie de Dick, c’est quand il nous décrit les technologies de surveillance et d’espionnage des personnages par des agents du FBI dont un flic infiltré chargé de fournir des rapports sur les drogués – dont lui-même – dans un cas d’école de schizophrénie. Mais, nous explique Dick le plus sérieusement du monde, la substance M coupée avec l’héroïne a pour effet d’inverser les deux hémisphères du cerveau et de provoquer ce type de dédoublements de personnalité. Et tout est à l’avenant dans cet univers cauchemardesque où les hippies devenus junkies n’ont plus qu’à survivre comme des cafards dans les anfractuosités des cités, épiés par la police et vomis par les « straights », les gens normaux.
C’est loin d’être son meilleur livre et les descriptions techniques – on se croirait parfois dans le film de Coppola post Watergate, La Conversation secrète -, comme les dialogues entre les personnages, sont souvent trop longs. Mais on retrouve le génial Dick quand son infiltré finit lui aussi en hôpital psychiatrique avec pour spécialité de nettoyer les chiottes – à sa demande – et qu’il croise un compagnon de misère qui lui révèle avoir vu Dieu qu’il décrit comme une averse d’étincelles multicolores formant le rideau d’une cascade à travers laquelle il a vu une île paradisiaque plongée dans l’obscurité.
C’est au détour de telles descriptions que Dick réapparaît comme un arc-en-ciel ; Dick le métaphysicien, le visionnaire, le mystique, l’enchanteur, le génie pour tout dire. Jamais loin de la folie et du délire.
JULIEN GRACQ – LA LITTÉRATURE À L’ESTOMAC – José Corti
On a déjà pu dire ici ce qu’on pense de cet immense écrivain qu’est Julien Gracq. Ce n’est pas au romancier qu’on a affaire avec ce livre, mais avec un polémiste redoutable qui nous gratifie d’un court pamphlet ou, si l’on veut, une longue lettre ouverte de 70 pages. Le tout dans une langue parfaite, un style éblouissant.
La littérature à l’estomac est sorti en 1950, et Gracq pointe déjà les travers du cirque littéraire et de la réception des livres par le public et la critique. Pour lui, on ne sait plus lire, on ne lit plus et les auteurs bombardés à vie « grands écrivains », se répartissent selon des coteries de la république des lettres qui ressortissent plus à la politique qu’à la littérature. Le Figaro littéraire a ses auteurs, Les lettres françaises les siens dans une guérilla idéologique où les œuvres pèsent de moins en moins. Aragon contre Mauriac. On pense à Benda et à sa Trahison des clercs. On ne sert plus la création, on défend des positions.
Gracq a raison quand il nous dit qu’un auteur français qui publie un roman à succès doit sans cesse recommencer et, sous la pression de son éditeur, en sortir un tous les ans, jusqu’à sa mort ; alors qu’un écrivain américain peut changer de métier et orienter sa vie ailleurs. Les guerres entre éditeurs, les prix littéraires, les médias ont remplacé les salons littéraires d’antan et il s’agit de parier sur les auteurs en fonction de la puissance de leurs échos médiatisés. Il ne s’agit plus de les lire. La peur, non d’une faute de goût ou d’un enthousiasme suspect, mais de rater le train en marche. Il y a du moraliste, du La Bruyère chez ce Gracq-là.
Que ne dirait-il pas aujourd’hui, alors que ce sont les médias et en premier lieu la télévision qui font les écrivains en fonction de critères (physique, notoriété, liens familiaux, « bon client »…) qui n’ont pas toujours grand-chose à voir avec l’écriture. À l’heure où les sujets choisis sont plus importants que le style ou l’imaginaire. À l’heure où la documentation fait tout. À l’heure où tout est voyeurisme, copinage et putasserie. Le pauvre Gracq pourrait muscler aujourd’hui son pamphlet finalement presque anodin, à moins qu’il ne défaille d’une crise cardiaque ou ne tombe en dépression. Il n’avait pas connu la littérature à l’esbroufe.
GEORGES PERROS – L’OCCUPATION ET AUTRES TEXTES – Joseph K.
Je connais Georges Perros par Antoine Blondin, lui qui le citait si souvent dans ses œuvres non romanesques. Un gage de confiance. J’avais déjà lu ses Papiers collés, fragments poétiques, courtes nouvelles, aphorismes, souvenirs… Un bric-à-brac dont le disparate réjouit et qui fait penser à ces cahiers d’écoliers où on mélange allègrement toute sorte de matière et toute sorte d’écriture.
L’Occupation est une courte nouvelle, l’histoire d’un ancien prisonnier qui croit avoir épousé une Allemande à la libération et se demande si elle a vraiment existé, ou s’il ne l’a pas plutôt tuée. Le ton est donné où l’absurde s’invite plus souvent qu’à son tour.
On a aussi une longue nouvelle appelée ironiquement Gardavu, récit désopilant d’une garde à vue prise au second degré, en toute ironie. On a aussi des poèmes, sûrement pas ce qu’il a fait de mieux dans le genre, des chroniques de télévision qu’il a tenu vers la fin de sa vie pour la N.R.F, des souvenirs d’enfance touchants, une lettre au père (comme Kafka), des aperçus politiques et quelques descriptions féroces de ses contemporains. Perros devait plutôt être un gentil, mais avec des moments de fureur et des haines tenaces.
Et puis il y a surtout des aphorismes dont certains feraient presque passer Cioran pour un gai luron. Un désespéré mais sans mélodrame et sans le moindre romantisme. Du désespoir au naturel, sans posture.
On a donc un patchwork cousu avec talent et dont la constante est une langue parfaite, à la grammaire ambitieuse et au vocabulaire choisi. Pas étonnant que Blondin l’aimait si bien, cet ancien acteur et saltimbanque admirateur de Jouvet et de Gérard Philipe rattrapé sur le tard par les démons de l’écriture.
Mais Perros n’a jamais voulu être un romancier. C’est l’un de ces poètes – philosophes à ranger dans la catégorie rare des Vialatte ou des Queneau. Un irrégulier.
Il a fait éditer tous ses livres chez des petits éditeurs bretons, de Quimper de préférence, des éditions soignées et originales qui correspondaient bien à sa manière, mélange d’élégance, de style et de loufoquerie.
LAURENT PETITMANGIN – CE QU’IL FAUT DE NUIT – La manufacture de livres
Ce bouquin, un ami me l’a mis dans les mains. « Tiens, toi qui tiens des notes de lecture ! ». Il doit se figurer que j’ai une tribune… Tu parles, c’est trop d’honneur. D’autant que je ne suis pas très à l’aise avec les nouveautés. J’ai tendance à laisser le temps faire son œuvre. Trop de livres récents me tombent des mains et je joue souvent les pisse-froids de service quand des copains me les recommandent.
Rien de tel ici. Un grand roman, un roman social qu’on aimerait porté à l’écran par un Ken Loach ou les Dardenne. Ça aurait inspiré aussi un Sautet, le Sautet du « Mauvais fils » avec Dewaere. L’histoire est simple : un père courage qui élève ses deux fils après la mort de leur mère. Des notations justes sur le boulot (il est cheminot), le militantisme dans une section PS qui n’y croit plus, l’aîné au foot le dimanche matin, le petit qui travaille bien à l’école… Et le souvenir de l’épouse, de la mère qui obsède tout le monde. Et puis, pendant que le petit va poursuivre ses études grâce à un copain d’un milieu plus aisé qui le prend sous son aile, l’aîné commence à frayer avec des jeunes fachos et c’est le drame qu’on ne va pas raconter.
Mine de rien, il y a tout dans ce petit livre : le déclin industriel, le chômage qui se profile, les zones périurbaines abandonnées, la confusion politique, le militantisme qui se délite, l’espoir rabougri…
Dans un style à l’économie, sans fioritures et au service du récit, Petitmangin, dont c’est le premier roman, nous bouleverse par la simplicité même de son livre. C’est du roman à l’anglo-saxonne par un auteur humble, qui sait nous émouvoir sans jamais tomber dans le mélodrame et qui ne se regarde pas écrire. On referme ce livre presque en larmes, en se demandant comment fait ce type pour nous secouer à ce point avec une histoire dont la banalité pourrait rebuter, sans artifices aucun. Puisqu’on est en Lorraine (toute la famille supporte le FC Metz), on pense à Didier Éribon, à un auteur comme Édouard Louis ou à une Annie Ernaux. Une belle sensibilité qui affleure sans jamais se hisser du col, en toute simplicité. Une simplicité que n’atteint pas qui veut, et on pense aussi aux écrits d’un John Fante ou d’un Bukowski, coulant tellement de source qu’on se serait cru capable d’en faire autant. Sans que personne n’y arrive jamais, sauf à en faire de pâles imitations.
Allez, ce bouquin, je me le garde. Fallait pas me donner ça. Et je le classe dans ma bibliothèque, bien calé entre Georges Pérec et René-Victor Pilhes. Venez me le chercher, tiens !
10 avril 2021
Merci.