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NOTES DE LECTURE (9)

GEORGE ORWELL – LE QUAI DE WIGAN – Champ libre

Le quai de Wigan est sorti en 1937 et Orwell, avec sa lucidité proverbiale, sent monter le péril fasciste en même temps qu’il s’est déjà alarmé par le totalitarisme stalinien. Ce livre a été écrit juste avant son engagement dans les brigades internationales et son témoignage sur la guerre d’Espagne (Hommage à la Catalogne libre). Il n’est pas indifférent que la plupart des livres d’Orwell soient sortis au Champ libre, la maison d’édition de Gérard Lébovici et des situationnistes, tant la dénonciation aussi bien du fascisme que de la bureaucratie soviétique a toujours inspiré l’auteur.

Le livre commence comme un véritable traité de sociologie sur les conditions d’existence de la classe ouvrière anglaise, et en particulier sur les mineurs en Angleterre et ici ceux de Wigan, ville ouvrière du nord-ouest, près de Manchester. Tout y passe, de l’habitat à l’alimentation en passant par les salaires et les – rares – loisirs. Une plongée, chiffres à l’appui, dans le quotidien de ces mineurs de fond surexploités, méprisés et souvent victimes de maladies professionnelles ou d’accidents.

Orwell a été policier en Birmanie, au service de l’empire dans l’un de ses confettis asiatiques, et on dirait qu’il cherche à se faire pardonner en frayant d’abord avec les marginaux (Dans la dèche à Paris et à Londres), puis avec le prolétariat sur lequel il évite de fantasmer, décrivant sans romantisme révolutionnaire les vies et mœurs du peuple des galeries souterraines.

La seconde partie du livre est tout aussi intéressante, qui tente d’analyser pourquoi cette classe ouvrière est souvent réticente à s’engager derrière les socialistes (on ne parle pas ici de communistes, on est en Angleterre, quand même !). Pourquoi les socialistes paraissent si étranges à ce petit peuple par leur jargon marxiste, leur incapacité à parler aux gens de la « décence commune » (autre thème orwellien), leur excentricité revendiquée, leur carriérisme (déjà) et, surtout, leur inaptitude à incarner ses valeurs sitôt parvenus au pouvoir. Vieille histoire.

C’est déjà en fait tout un système de dévoiement des élites marqué par l’absence de démocratie, la professionnalisation de la politique et la vision en surplomb (« pour le bien du peuple », un peuple idéalisé), qui est ici critiqué, et avec d’autant plus de hargne qu’Orwell a bien compris que si les socialistes ne parviennent pas à s’adresser au peuple, les fascistes, eux, finiront par le faire dans la mesure où ils savent aussi parler de protection sociale et d’État fort, mais en plaçant l’ordre tout en haut. C’est d’ailleurs un biais que l’on peut contester dans ce livre, même s’il est écrit avant la seconde guerre mondiale et l’horreur du nazisme, que de ne voir dans le fascisme qu’un système social autoritaire au profit d’une caste et de ne pas trop y voir sa perversité ontologique.

En tout cas, un livre où il y a matière à penser et qui concerne des problématiques tout à fait actuelles dans la panade idéologique et la perte des repères que subit la gauche, incapable de surmonter ses divisions et de convaincre ce qui était naguère son électorat de prédilection : ce qu’il faut bien appeler le peuple.

JACQUES RIGAUT – ÉCRITS POSTHUMES – Gallimard

André Breton et José Pierre avaient réuni trois textes de ces 3 suicidés de la société que furent Arthur Cravan, Jacques Vaché et Jacques Rigaut. De Rigaut, on pouvait lire une nouvelle intitulée Agence générale du suicide, où il revient sur son obsession (Breton rappelle qu’il s’est condamné à mort dès son plus jeune âge) : le suicide. Breton a aussi consacré un chapitre de son Anthologie de l’humour noir à Rigaut, poète dadaïste, écrivain des commencements et des ébauches, expert en aphorisme (on a parlé à son sujet de « Chamfort noir et glacé ») et humoriste à ses heures dans la tradition des Alphonse Allais, Tristan Bernard ou encore Alfred Jarry.

On sent pourtant comme une incapacité à écrire chez Rigaut, comme si la littérature n’était surtout pas à prendre au sérieux et qu’il lui préférait le néant, la chute, la nuit. Il a inspiré le personnage principal du roman de Drieu La Rochelle Le feu follet , l’histoire d’un désespéré qui va de maison de repos en pension de famille pour convalescents sans jamais se déprendre de ses addictions ; alcool puis héroïne (Louis Malle en a fait le film éponyme avec Maurice Ronet dans le rôle principal, remplaçant la grande guerre par la guerre d’Algérie). Car Rigaut a fait la guerre, à l’arrière d’abord, aux services postaux, avant d’être mobilisé sur le front de Lorraine où il a vu mourir à côté de lui son meilleur ami. Presque toute cette génération d’artistes s’engagera dans les mouvements dadaïstes puis surréalistes, traumatisée par la guerre. Sauf que Rigaut a tenu à en rester à Dada, même si plusieurs de ses textes ont été publiés dans la revue surréaliste Littérature. Rigaut est aussi le personnage de l’excellent roman de Philippe Soupault En joue, qui se termine aussi par un suicide entouré de mystère. Rigaut ne serait-il qu’un personnage de roman ?

Que dire de ces œuvres posthumes, sinon qu’on peut en apprécier le disparate tout en regrettant l’absence de structure, de conviction, de volonté de faire une œuvre, justement. Des notes griffonnées sur des feuilles volantes et, quand il daigne entreprendre quelque chose de plus construit, Rigaut nous laisse en plan après un ou deux chapitres. Pourtant, l’imagination, l’invention et la verve sont omniprésentes. Reste l’impression d’un beau gâchis. Dommage.

Il aura vécu en dandy multipliant les conquêtes entre Paris et New York où il a été amené à travailler pour un antiquaire après avoir été, à Paris, le secrétaire du peintre Jacques-Émile Blanche. Désespéré comme par atavisme et constamment attiré par la mort, il n’aura pas daigné saisir les perches tendues à lui par l’amitié, par l’amour ou par l’art. Fatigué de contempler le néant, Jacques Rigaut se donne la mort dans la chambre de sa pension de famille, d’une balle en plein cœur. L’ami qu’il venait de quitter insistera sur la netteté de cette mise à mort, avec un linge pour éviter que le sang ne se répande et un oreiller pour assourdir la détonation, le drame ayant eu lieu dans une chambre bien rangée. Un petit meurtre de Rigaut par son double, à moins que ce ne soit l’inverse.

Certains individus sont doués pour la vie quand d’autres le sont pour la mort. Rigaut avait choisi la nuit, la nuit blanche de l’opium qui a oblitéré ses désirs et enseveli ses espoirs. En joue, feu !

CHRISTA WOLF – MÉDÉE – La Cosmopolite / Stock

Christa Wolf en 1971, au temps de la RDA, pays disparu

On pourrait s’amuser à esquisser un genre littéraire à partir de toutes les œuvres contemporaines dont les thèmes sont empruntés à la mythologie grecque. On aurait à la fois Joyce, Morand, Giraudoux, Anouilh, Shelley ou Christa Wolf, liste à compléter.

Mais c’est plus du côté d’Euripide ou de Pasolini que Wolf nous entraîne dans le destin sublime autant que douloureux de cette icône de la tragédie grecque. Médée la pythonisse, Médée la devineresse, Médée la sorcière, Médée la magicienne, Médée la guérisseuse. Elle est tout à la fois mais avant tout humaine dans une cité – Corinthe – où règnent l’hypocrisie, le parjure et la barbarie. Médée, elle, vient de la Colchide. Elle est la fille du vieux roi sénile assassin de son frère, et c’est ce meurtre qui l’a fait s’enfuir avec Jason et ses Argonautes, Corinthiens venus conquérir la toison, comme le veut la légende.

Médée et Jason deviennent amantsetrentrent à Corinthe mais la cité est bientôt sinistrée par un raz-de-marée puis par la peste ; la colère des dieux qui punissent le roi Créon d’avoir fait assassiner sa fille aînée prétendante au trône, situation symétrique entre les deux cités maudites. Médée est accusée d’avoir tué son frère avant d’être tenue responsable de la mort de ses enfants. C’est en fait la cité de Corinthe qui fait d’elle la bouc émissaire, condamnée à l’exil, et l’autrice cite le philosophe René Girard (philosophe et anthropologue auteur entre autres du Bouc émissaire) en épigramme de deux chapitres. Des chapitres qui sont autant de longs monologues intérieurs de chacun des protagonistes.

L’autrice a parfois de bouleversants accents shakespeariens et elle fait de Médée une pionnière de la psychanalyse, qu’elle exerce sur son entourage en cherchant au plus profond la vérité des êtres par le dialogue et la contradiction. Elle guérit ainsi Glaucé l’épileptique, fille de Créon et de Mérope traumatisée par l’assassinat de sa sœur aînée Iphinoé en lui faisant revivre la scène primale, le trauma initial. Freud n’est jamais très loin.

Une belle écriture, un lyrisme noir à la Giono. On sent que Christa Wolf parle aussi d’elle dans ce roman, elle qu’on a voué aux gémonies pour complicité obligée avec la Stasi. D’ailleurs, le récit peut aussi se lire comme une métaphore de l’Allemagne, avec la Colchide qui serait la RDA, un régime se voulant au départ démocratique et égalitariste mais ayant viré à la dictature ; et la Corinthie qui serait la RFA, pays où règne la l’intrigue, le lucre, l’hypocrisie et la cupidité. En plus, les habitants de Colchide finissent absorbés par Corinthe, relégués à la périphérie dans la pauvreté.

En tout cas, on a là une écrivaine d’un immense talent, aussi brillante que sa consœur autrichienne Elfriede Jelinek. Ce n’est pas un mince compliment.

PIERRE BERGOUGNOUX – BACK IN THE SIXTIES – Verdier

Enfin, un petit livre – une cinquantaine de pages – de Pierre Bergougnoux que je tiens pour le plus grand écrivain français de l’époque avec Pierre Michon. Les deux Pierre sont coutumiers de ces textes minces souvent truffés de fulgurances poétiques. Des sprinters littéraires, ou des coureurs de demi-fond plus que des marathoniens.

Poétique et politique ici, puisque Bergougnoux nous parle de sa génération, celle du baby boom, de Cuba et de l’héroïsme des barbudos qui ont renversé Battista. Pour lui la grande aventure de ces années 60 où l’on pouvait encore croire au présent et se projeter dans l’avenir.

Il évoque ensuite les années 70 jusqu’à ce XXI° siècle dont on n’a rien à attendre. Bergougnoux est désabusé, écœuré par le monde de la prédation, de l’aliénation et du libéralisme engluant tout dans ses rêts. Il cite Hegel, Husserl, Kant, Pascal… Il philosophe autant qu’il poétise, pour en revenir toujours à sa grande île qui, seule, n’a pas injurié l’espoir.

« Cuba s’ancre dans la mer des Caraïbes comme un fragment préservé de nos jeunes années. On peut y marcher les yeux ouverts mais on se demande alors si on ne serait pas en train, pour le coup, de rêver ». Des phrases ciselées, à la Flaubert, et un idéal intact malgré tout. Un petit traité d’espoir, au final.

23 avril 2021

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