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NOUVELLE AVEC PROCOL HARUM

Dessin de couverture de Daniel Grardel pour la biographie de Procol Harum. Quand la mer rime avec cimetière, l’esprit Procol.

En juin 1967, je passais brillamment le certificat d’études, l’épreuve reine bien qu’un peu galvaudée. C’est peut-être pour ça que nous avions eu le succès modeste. Point de pistolets à pétards ou de cocardes tricolores. Nos maîtres nous mettaient en garde contre tout débordement de joie voisine de la liesse populaire qui n’avait plus cours que dans les classes de fin d’études primaires, ces béotiens, disaient-ils, chair à usine – en temps de paix – pour lesquels ils ne cachaient pas leur mépris.

L’académie nous gratifiait encore d’un dictionnaire « tout en un » lourd à porter, de l’ouverture d’un livret de caisse d’épargne avec dessus la modique somme de 10 francs, pour amorcer et nous inculquer les valeurs de l’épargne et, enfin, d’un voyage en autocar d’une journée dans un parc d’attraction du Pas De Calais situé non loin de la côte.

Beaucoup d’élèves avaient décliné l’invitation. Mon père, pour qui le certif’ comptait beaucoup – le grand diplôme à la gloire de l’industrie et du commerce avait marqué le couronnement de sa scolarité à lui – tenait à ce que je fus du voyage. Et je ne pouvais rien lui refuser.

C’est ainsi qu’en cette belle journée de juin, au petit matin, une noria d’autocars quittaient la grand place de Tourcoing pour se remplir de lauréats à Roubaix, à Lille et dans chaque ville étape. Nous vîmes monter des élèves plus âgés que nous et dont l’enthousiasme et la joie formaient contraste avec notre retenue de petits lycéens aux airs supérieurs appelés à d’autres succès pour lesquels le certif’ n’était que la survivance d’un rite laïc obsolète. On nous avait assez répété que nous valions tellement mieux. Étaient-ce cette réserve et ces sourires en coin échangés devant ces escogriffes décorés et braillards ? Ou nos conversations d’oursons savants où il était question de la guerre des 6 jours et d’une possible guerre mondiale, par le jeu des alliances ? Toujours est-il que ces derniers nous avaient pris en grippe et, dans leur patois, ils s’adressaient à nous de façon inamicale et dans des termes fleuris qui ne laissaient planer aucun doute sur leur hostilité à notre endroit.

À Arras, le car était plein et nous nous faisions encore plus petits, désormais en complète infériorité numérique devant des coqs de village agressifs qui entonnaient maintenant des chansons paillardes, nous lançaient des bras d’honneur et tiraient des plans ingénieux pour préparer l’abordage de quelques cars de filles (la mixité n’était pas admise) qui étaient du voyage.

Nous fûmes amenés à en découdre lors d’un arrêt prolongé du car à Saint-Pol sur Ternoise, dont la petite place était envahie par un marché aux bestiaux. Les rustres lancèrent la poursuite au milieu des bétaillères des maquignons et de leurs impassibles bovins. Ils étaient sur leur terrain. Plusieurs d’entre nous se virent rappelés avec violence, à coups de pied et à coups de tête, à une animalité qui n’avait plus cours dans notre petit monde scolaire d’encre et de papier tout entier consacré aux choses de l’esprit. Totalement aseptisé. Je ne dus personnellement qu’à ma vitesse de course d’échapper à la rossée qui ne fut d’ailleurs pas à sens unique, puisqu’un agresseur – Goliath de ferme entouré de Davids boutonneux – paya pour les autres et fut mis à terre et roué de coups de pied. La scène barbare et d’une rare bestialité m’amena à penser que la violence s’apprenait vite.

Comme une armée en déroute, le petit groupe que nous formions regagna le car et, pour montrer aux barbares que nous ne leur cédions rien sur le plan de la violence comme sur celui de la virilité, nous profitâmes du voisinage d’un car de filles pour les regarder avec effronterie, leur envoyer des baisers de la main et faire mine de les enlacer. Les autres, mal remis du traquenard qui avait meurtri un des leurs, nous lançaient des regards mauvais et se crurent obligés d’enchérir devant les filles en faisant des gestes obscènes ne cachant rien de leurs intentions lubriques.

Un surveillant finit non sans mal par rétablir une sorte de coexistence pacifique entre les deux groupes rivaux et c’est à demi endormis que nous arrivâmes tous enfin au parc de Bagatelle, près de Berck Plage. Durant tout le voyage, j’avais entendu à la radio, et à plusieurs reprises, un disque où le son majestueux d’un orgue accompagnait en majesté le lamento d’une voix chaude tout au long d’une mélodie sublime. C’est, obsédant, ce qui me tint lieu de bande-son durant cette après-midi supposée récréative. Cet air que j’avais dans la tête, ce n’est qu’un peu plus tard que je sus qu’il s’agissait du « A Whiter Shade Of Pale » de Procol Harum. Ce n’est que bien plus tard que j’apprendrai tout des rapports entre ce groupe et la poésie romantique anglaise , entre ce groupe et la musique baroque du XVII° siècle ; ce groupe qui tissait des liens intemporels entre nos adolescences tourmentées et Lord Byron, Coleridge, Keats, Bach ou Haendel. Mais j’étais tellement loin de ces choses, cette après-midi là, perdu entre des attractions foraines et des jeux qui donnaient à l’endroit les airs d’un Disneyland mâtiné de Las Vegas du Pas De Calais maritime.

D’aussi loin que je me souvenais, les fêtes foraines et les ducasses (comme on disait par ici) m’avaient toujours déprimé. Déambulant seul maintenant sur un tapis de confettis, les oreilles pleines des flonflons lancinants et, surtout, les narines saturées des effluves de graillon et de confiserie écœurante, j’en étais réduit à tuer le temps – ô combien long – en faisant le quatrième au baby-foot, seule distraction pour laquelle je montrais quelques dispositions.

Un peu plus tard et voyant l’heure fatidique et tant attendue du retour approcher, je quittai le champ de foire pour marcher vers le parking où nous attendaient les cars, loin de la foule et de ses remugles et, malgré les échos assourdis de musette, de chants, de rires et de cris, je m’allongeai tranquillement dans un pré avec les grandes orgues de la chanson entendue à la radio dont je m’efforçais de reconstituer le motif dans ma tête.

C’est dans cette position que mon attention fut attirée par un cri strident suivi de sanglots qui semblaient venir de la lisière d’un petit bois voisin. Je m’y précipitai, mu par la curiosité plus que par le désir de porter secours. Là, je vis une fille blonde un peu boulotte qui pleurait, le corsage grand ouvert sur une poitrine encore haletante et la jupe retroussée jusqu’à la taille, ce qui rendait visible un panty rose déchiré. Les parties visibles de son corps étaient couvertes de bleus et elle avait dû lutter contre un ou plusieurs agresseurs, maintenant disparus. Elle tentait de se relever avec peine et je décidai de lui venir en aide.

Me voyant, ses cris redoublèrent d’intensité et me tintèrent aux oreilles d’une façon plus agressive encore que les tristes flatulences de la fête. Son visage, plutôt quelconque, était tordu de douleur et elle criait au secours, comme si j’avais pu être un violeur de la dernière heure désireux de parachever l’œuvre de chair commencée par d’autres. Effrayé, je m’éloignais d’elle et courus signaler l’incident aux représentants en goguette de l’institution scolaire, occupés maintenant à battre le rappel. L’un d’eux m’accompagna dans les fourrés et releva précautionneusement la fille redevenue inerte. Il me demanda de m’écarter et d’appeler ses collègues. On me posa des tas de questions sur l’événement de la journée dont tout le monde parlait sans savoir ; l’événement auquel j’étais mêlé à mon corps défendant, éclaboussé, maculé jusqu’à l’âme de sang, de boue et de souillure.

Puis les cars repartirent et je ne vis plus la fille, probablement hospitalisée, et j’entendais à nouveau cette chanson miraculeuse dont les accents mélancoliques évoquaient en moi le souvenir de cette fille au sortir de l’enfance brutalisée, violentée. C’était la voix du président Rosko qui annonçait encore le tube dans le cadre de son émission Minimax, sur RTL. Toute cette journée me repassait dans la tête, en accéléré, avec ces scènes de brutalité, de violence, d’animalité et de sexe. Par-dessus tout ça, ces flonflons obscènes et cette odeur à vomir.

Le soir, à peine descendu du car, j’achetais le 45 tours après avoir donné quelques laborieuses indications sur la mélodie au vendeur et je m’achetais un paquet de Flash. Avant de me coucher et après avoir raconté ma journée à mes parents, sans rien mentionner de l’incident sordide qui provoquait en moi autant de répulsion que de désir coupable, je fumais une dizaine de cigarettes en écoutant mon disque dans une dérisoire tentative d’exorciser ce souvenir obsédant. Bien sûr, je n’y parvenais pas et je finis par pleurer à mon tour, comme pour me solidariser si peu que ce soit de la fille, à distance, parcouru par le même dégoût et la même conscience douloureuse de la cruauté d’un monde qui n’était plus celui de notre enfance. Je finis quand même par m’endormir après avoir rangé le disque dans sa pochette et enregistré mentalement le nom des auteurs (Brooker – Reid) qu’il me faudrait graver dans ma mémoire au milieu de tant d’autres noms, ces mots infiniment plus doux et sécurisants que la rugueuse réalité des choses.

J’appris à la rentrée par mon professeur de latin que le nom du groupe aurait dû être en fait « Procul Harum », qui signifiait « au-delà de ces choses », et le vieux pitre d’en déduire que ces jeunes godelureaux étaient plus doués pour la chansonnette que pour les langues mortes.

« Au-delà de ces choses », pensai-je. Exactement là où j’avais envie d’être.

Nouvelle actualisée le 13 avril 2021. Elle figure en préface de ma biographie du groupe : Procol Harum. Histoire de marins, de fantômes, de dandys et de vieux rhum (éditions Camion Blanc – 2016).

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