TRISTAN BERNARD – SOUS TOUTES RÉSERVES – Arléa
« L’homme le plus spirituel de son temps ». Ainsi parlait-on de Tristan Bernard à la belle époque. C’est vrai que le bougre ne manquait ni d’esprit, ni de talent.Dommage qu’il ne soit devenu qu’un réservoir à bons mots pour Les grosses têtes , entre Pierre Dac et Woody Allen.
Ses romans sont autant de petits chefs-d’œuvre, Les mémoires d’un jeune homme rangé, au titre beauvoirien, mais surtout ce magistral Aux abois, l’histoire de la cavale d’un homme ayant assassiné son épouse. Car Bernard n’est pas qu’un humoriste, aussi fin soit-il, c’est d’abord un auteur dramatique, plutôt versé sur le comique, un poète et un romancier. Le parfait honnête homme comme on pouvait le définir aux XVIII° siècle.
Ici, on a droit à des fables express, de courtes nouvelles, des petites histoires de deux ou trois pages maximum où on peut apprécier les penchants du bonhomme pour l’absurde, le loufoque et l’ironie. On sourit plus qu’on ne rit cela dit, mais le genre n’est pas aisé et ses confrères, Alphonse Allais en premier lieu mais aussi Lawrence K. Lawrence ou Cami, sont loin de provoquer les éclats de rire à chaque page. On peut leur préférer des auteurs plus contemporains comme Cavanna, le déjà cité Pierre Dac ou San Antonio. Humoriste à l’écrit est un métier de chien où on se prend souvent des bides.
Retenons plutôt en Tristan Bernard une sorte de Jules Renard qui aurait passé son temps à raconter des blagues plutôt qu’à tenir un journal. Ceci n’est pas un mince compliment.
JEAN GIONO – DEUX CAVALIERS DE L’ORAGE – Folio Gallimard
J’ai toujours pris Giono comme un Céline méridional, avé l’assent. Un ravi, un fada. On se plonge toujours avec ravissement dans le monde de Giono, avec d’autant plus d’émerveillement qu’il n’existe plus. Poète panthéiste et tellurique, il décrit des bêtes semblables à des humains et des humains pareils aux bêtes. Juste des hôtes tolérés par une nature neutre en apparence mais qui peut se faire cruelle et sauvage. On revient presque toujours à ce bout de terre des hautes collines provençales, entre Manosque et les premiers contreforts des Alpes. Des forêts, des lacs, des collines et tout un bestiaire humain de paysans mal dégrossis, presque illettrés, mais qui connaissent les secrets de la nature et qui ont su faire du temps leur ami.
Ici, Giono, comme à son habitude, n’explique rien mais raconte. Et quel conteur ! Il raconte avec un vocabulaire précis et le sens de l’image l’amour presque incestueux entre deux frères, Marceau l’aîné et Mon cadet, le plus jeune. Celui du milieu est mort à la grande guerre, dont Marceau est revenu. Ce sont des maquignons qui vont à cheval de villages en villages pour vendre des mules quand leurs épouses et leurs mères attendent leur retour en veillant. Il y a tout un chapitre savoureux où ces dames s’apostrophent dans de courts dialogues qui atteignent parfois des dimensions métaphysiques. Elles parlent de du temps, de la mort, des ancêtres et de la difficulté de vivre. On croirait lire une pièce de Federico Garcia Lorca.
Marceau l’aîné a pris l’habitude de se battre avec des champions de lutte du coin depuis qu’il a tué un cheval d’un coup de poing à la foire de la ville. Il sort vainqueur de tous ses combats quand son frère, son cadet, finit par envier ses victoires et le provoquer à son tour. On ne racontera pas la fin, tragique, mais d’un tragique à la Giono, à savoir un tragique proche de la farce où tout se termine dans des discussions de café de village où, on a beau essayer de comprendre, la vérité restera toujours un mystère.
Autant dire que c’est loin d’être le meilleur Giono et on peut lui préférer l’allégresse stendhalienne du Hussard sur le toit, le lyrisme poétique du Chant du monde ou encore la puissance romanesque des Âmes fortes, sans parler du captivant Roi sans divertissement qui va loin dans le malaise et le mystère de l’homme. Car c’est bien ce mystère qu’a essayé toute sa vie de percer Giono le pacifiste qui connaissait trop bien les sales recoins de l’âme humaine, et il a su magistralement nous entraîner dans sa quête, avec ses fresques paysannes dont les couleurs fauves sont des mots.
Les cavaliers de l’orage. Riders on the storm…
JULIO CORTAZAR – L’EXAMEN – Denoël
Une déambulation nocturne sur les trottoirs de Buenos-Aires dans le premier long chapitre (plus de 100 pages) pour cinq personnages en quête de liberté et d’échanges intellectuels. Il y a là deux couples, Juan et Clara d’abord, qui doivent passer un examen universitaire le lendemain soir, Andres et Stella ensuite, plus un homme appelé « le chroniqueur », journaliste qui connaît la ville et ses habitants comme sa poche et qui leur sert de guide. Plus un sixième homme, Abel, qui ne participe pas mais qu’on aperçoit toujours au détour d’une rue, d’un café, d’un square ou d’une salle de spectacle, comme s’il suivait le groupe avec l’intention de nuire.
On se promène au cœur de l’étrangeté, de l’insolite et, outre la hauteur des échanges philosophiques et littéraires, on assiste subrepticement au délitement d’une ville. Des pans de la chaussée s’affaissent, un épais brouillard empêche de se diriger, des champignons volettent dans l’air, des foules se recueillent devant des ossements, des odeurs nauséabondes se font sentir et les rats pullulent. On se croirait au lendemain d’une catastrophe nucléaire ou d’une guerre bactériologique, sans qu’aucune de ces catastrophes ne soit vraiment probable. La mort ? Juan explique que l’essence de son être est d’être en vie et que ce ne sera donc pas lui que la mort prendra.
Le roman prend une dimension actuelle avec des dispensaires improvisés, des sinistrés et des morts sans raisons apparentes. On pense évidemment à la pandémie actuelle pour un livre écrit en 1950. Mais c’est plutôt du côté du péronisme et de ce fascisme populiste et démagogique (pléonasme?) qu’il convient de chercher, avec une police omniprésente, des arrestations arbitraires et une surveillance permanente des populations. N’oublions pas que Cortazar a quitté la chaire de littérature française qu’il occupait à l’université de Mendoza le jour de l’intronisation de Juan Peron, en 1946. Il partira plus tard pour un exil définitif à Paris. Quand Borges a dû quitter ses activités de bibliothécaire, poussé par le régime, Cortazar était déjà loin.
L’Examen est le premier roman de Cortazar, paru deux ans après sa mort, en 1986. Il tient à la fois du surréalisme et du baroque sud-américain. Un fantastique conçu comme un délitement progressif du réel, quand les choses se dérèglent les unes après les autres, laissant le chaos s’installer sans crier gare. On pense bien sûr aux grandes références de Cortazar qu’il faut aller chercher chez Edgar Poe et son fantastique, Mallarmé et sa métaphysique de la poésie ou chez son compatriote Borges pour l’amour des constructions sophistiquées et des labyrinthes de la pensée. Mais c’est plus ici au James Joyce de Ulysse qu’il fait penser tant la déambulation des cinq personnages dans Buenos-Aires rejoint celle, en 24 heures, de Bloom et de Dedalus dans le Dublin des années 20.
D’examen, il n‘y aura pas. Abel finira par accomplir son œuvre mortelle de trahison, comme Judas, et les personnages retrouveront leur quotidien rassurant comme après un mauvais rêve. Le tisseur de rêve ayant pour nom Julio Cortazar, qui ne faisait pas que rêver et a soutenu à visage découvert les révolutions castristes à Cuba et sandinistes au Nicaragua, comme il a refusé la proposition de rentrer à l’Olipo au motif que l’instance n’affichait pas clairement de buts politiques.
C’est aussi ça Cortazar, ce qu’on appelle un monsieur. Une sorte de Guévara de la littérature. Ché Cortazar !
5 mai 2021
Merci.