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SACRÉ BOUTEILLE!

l’antre de Bouteille, aux tarifs variables

Figure haute en couleur des années 1970, Romain Bouteille était tout à la fois : homme de théâtre, bateleur, acteur, écrivain, philosophe, cinéaste et surtout humoriste. Découvreur de Coluche et souvent invité d’honneur aux conférences de la rédaction de Charlie Hebdo / Hara Kiri, Bouteille réconciliait par sa seule présence toutes les tribus anars du pays. On l’avait un peu oublié, mais il se rappelle à notre bon souvenir en clabotant, à 84 ans. Ceci est un hommage.

Un soir, j’étais allé avec mon frère aîné voir un spectacle au Café de la Gare. Pour avoir son ticket, il fallait passer par les fourches caudines d’un gars rigolard aux lunettes à verre épais et aux traits un peu simiesques. J’avais reconnu Romain Bouteille, déjà vu dans un film de Louis Malle tiré d’un roman du collabo Drieu La Rochelle, Le feu follet (où la guerre d’Algérie avait remplacé la seconde guerre mondiale), mais aussi parfois réquisitionné par Choron ou Gébé dans les romans-photos hilarants de Hara Kiri.

Mon frère avait tiré un mauvais numéro, payant plein pot et moi, j’étais tombé sur la couleur noire, qui signifiait que je pouvais rentrer gratis. D’autres cas de figure faisaient que vous receviez 1 franc, les « cent balles » de l’époque. Y avait-il une pédale ou un quelconque mécanisme qui aurait pu faire payer les gens « à la tête du client » ? Je le subodorai quand j’entrais gratuitement sur ma bonne mine de gaucho un peu crade quand mon frère, en costard, devait raquer pour nous deux.

La soirée fut bonne et on avait pu voir les vedettes de l’époque, les jeunes actrices et acteurs qui n’en étaient pas encore mais qui n’allaient pas tarder à le devenir : Dewaere, Miou Miou, Coluche, Rufus, Guybet et quelques autres moins connus dont l’épouse du maître des lieux, Sotha.

Le Café de la Gare avait pris ses quartiers au cœur du Marais, dans une ancienne usine, après avoir ouvert du côté de la gare Montparnasse, d’où une raison sociale bizarre qui avait été gardée par goût de l’absurde et du loufoque, les deux mamelles de ce café-théâtre, le premier en vérité, avant la floraison des établissements du genre : Le Splendid, Au Vrai chic parisien, Le Point virgule et tutti quanti.

Bouteille était né en 1937 à Corbeil (Essonne), et il a fait des débuts plus que discrets. Il s’inscrit au cours Dulin pour devenir acteur, mais ce qui intéresse cet anar indécrottable, c’est de pouvoir écrire pour le théâtre et mettre en scène ses propres textes. Car le bonhomme a la plume facile, la vis comica et l’imagination débordante. C’est un anarchiste joyeux, un doux dingue hyperactif qui ne jure que par l’amitié et la raison.

Tout au long des années 1960, on peut voir sa bouille réjouie de fouteur de gueule dans les pires nanars, parfois signés Audiard, mais aussi des films respectables comme celui de Louis Malle, Le Distrait de Pierre Richard ou encore le Peau d’âne de Jacques Demy. Il sera plus sélectif dans la décennie suivante, faisant naturellement partie de l’équipe de tournage de L’an 01, de Jacques Doillon, d’après l’utopie libertaire en bande dessinée de Gébé ; mais aussi du Themroc de Claude Faraldo, où on peut voir Michel Piccoli bouffer littéralement du flic. Viendront aussi Costa-Gavras (Section spéciale), Joël Seria (Les galettes de Pont-Aven) et Roman Polanski (Le Locataire), d’après le roman de son ami Topor (Le locataire chimérique). On voit bien dans quel cinéma Bouteille se plaît à mettre les pieds.

C’est aussi au milieu de ces années-là qu’il sort son Graphique de Boscop, une fable délirante écrite avec Sotha et Georges Dumoulin. L’histoire d’un enfant qui joue les débiles et se révèle être un surdoué. Il est en vedette, avec son ami Rufus, du film Au long de la rivière Fango, encore de sa compagne, Sotha. Mais c’est le théâtre qui requiert toute son attention et tout son génie, il faut bien utiliser le mot à un moment ou à un autre.

Il s’est d’abord rodé sur des textes de ses amis Roland Dubillard et Henri Garcin avant de faire le clown dans les émission de télévision de Jean-Christophe Averty (Les raisins verts puis Sérieux s’abstenir) ou dans Les saintes chéries de Nicole de Buron. Il monte sa première pièce Le soir des diplomates, au théâtre de Poche Montparnasse. Puis c’est l’aventure du Café de la gare et l’explosion d’un tempérament comique exceptionnel.

Robin des quoi (1971), La manœuvre dilatoire (1973), Les semelles de la nuit (1974), Une pitoyable mascarade (1977) ; les pièces s’enchaînent au Café de la Gare. Des happenings sans queue ni tête où brillent Miou Miou, Rufus, Sotha ou Dewaere. Puis ce sont les futurs sociétaires du Splendid qui s’en mêlent, Anémone, Josiane Balasko, Michel Blanc… Les pionniers du Café de la gare sont partis faire du cinéma avec de grands réalisateurs, les Corneau, Sautet, Blier ou Boisset (Miou Miou et Dewaere). On trouve aussi parfois Renaud et même Gérard Jugnot.

Coluche s’en va aussi pour monter Ginette Lacaze 1960. Il dira que « Bouteille m’a découvert et Bouteille m’a viré » (Rock & Folk 1973). Il dira aussi plus tard que « tout ce que Bouteille ne m’a pas appris, je lui ai piqué ! » Quel plus bel hommage ! Il faut dire que l’humour iconoclaste et caustique de Coluche tient beaucoup de Bouteille. Mais Coluche est programmé dans les émissions de variété de Guy Lux ou de Michel Drucker, quand Bouteille parle à une centaine de personnes dans son Café de la gare. La lutte est inégale, mais Coluche est bien un fils de Bouteille et il le revendique.

Bouteille a fait Coluche, et l’humour de Coluche sera très proche de celui de Bouteille, lui empruntant le sens du second degré, la dérision, le cynisme et l’absurde. Coluche serait un Bouteille qui a pris la lumière, quand le Bouteille s’est toujours accommodé de l’obscurité. Mais on aurait grand tort de ne retenir de Bouteille que l’histrion et l’homme de scène. C’est aussi un écrivain. Et quel !

Il nous gratifie de longs textes dans les Hara Kiri de 1973 – 1974 : Les généralités ambitieuses à Bouteille où, sur tous les sujets, il part d’une logique implacable pour déraper vers l’absurde et le non-sens. Une sorte de Raymond Devos baba cool mais en plus drôle. Il n’a jamais été rebuté par d’autres travaux littéraires, avec une pièce en alexandrins (excusez du peu) titrée Misère intellectuelle et d’autres textes du même tonneau comme ce succulent Votre honneur qu’il joue en 1995, l’une des dernières pièces du Café de la gare où la fête se finira avec des one-man-show devenus autant de mots de passe pour les vrais fans de Bouteille : Le Préféré, Le Rire du Yeoman ou cet inégalable et déjà cité Misère intellectuelle. Sûrement ce qu’il a fait de mieux.

Puis c’est le Café de la gare qui va fermer et Bouteille et Sotha réunis à nouveau (elle lui revient après un moment d’égarement avec Patrick Dewaere) vont ouvrir un autre endroit du côté d’Étampes, dans son Essonne natale. Ils joueront du Shakespeare et Lancelot du Lac, à leur sauce bien sûr, et sur des mises en scène de Pierre Befeyte. Après les dérapages dans le théâtre de la dérision et de l’absurde, Bouteille revient, à sa façon, au répertoire et à ses classiques. Il aura été jusqu’au bout un homme de théâtre, passionné par la scène, les acteurs, les didascalies et, surtout, les textes.

Puis c’est son dernier amour, Saïda Churchill, une Guatémaltèque avec laquelle il va monter ses derniers spectacles, comme on éteint la lumière. Ça donne cinq pièces faciles entre 1989 et 2014 : Y’en a pas que des belles, J’arrive, Sujet : Chomsky, Vacances au bord de la guerre et L’andouillette de Troie n’aura pas lieu, pour parodier Giraudoux.

Encore quelques pièces qui ne doivent rien à personne mais tout à lui-même  comme Les droits des hommes courbes ou L’ordinateur occidental ; autant de spectacles où on peut constater que Bouteille le facétieux, Bouteille le caustique, Bouteille l’ironique n’a pas perdu une traître neurone. On pourrait continuer à citer les œuvres du maître, mais à quoi bon ?

On peut conclure en affirmant que Romain Bouteille, même s’il n’a pas eu accès aux grands médias, est un monstre sacré de l’humour françois, à mettre à la même hauteur que des Fernand Raynaud, Francis Blanche, Pierre Dac, Jean Yanne, Guy Bedos, Coluche ou Pierre Desproges. Avec des inspirateurs comme les deux Roland – Dubillard ou Topor – autant de génies ayant pris leurs sources dans le théâtre de l’absurde et de la cruauté des Beckett, Ionesco, Artaud ou Pinter.

Bref, l’un des tous derniers génies que l’on pouvait admirer sans réserve et qui a laissé une descendance avec des Jean-Michel Ribes, des François Morel ou des François Rollin. Il aurait peut-être aussi aimé Groland, cet espèce de Hara Kiri télévisuel qu’on nous sert de plus en plus rarement. Mais à quoi bon lui chercher des successeurs. Bouteille était unique, sans retour ni consigne.

3 juin 2021

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