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LES PRÉNOMS ONT ÉTÉ CHANGÉS (17)

GASTON

Après la cène de Vinci, la scène de Grardel. Ou les idoles à Gaston

Au bureau de poste, il se disait sur le ton de la confidence que Gaston était un ancien préposé chef à qui il était arrivé un grave accident. On parlait d’une chute à vélomoteur et d’un autobus qui l’avait heurté en pleine tête, avant trépanation et un premier internement psychiatrique. « Il avait pris l’autobus », plaisantait-on, « mais dans le mauvais sens ». Après une longue période de congés maladie, il était réintégré comme agent surnuméraire, reconnu inapte à la distribution comme à la manutention, mais pas à l’acheminement. C’est pourquoi il était maintenant comme nous tous, la gueule au casier à chercher des cases pour y mettre des plis. Il le faisait avec une bonne volonté touchante mais aussi avec une lenteur et une maladresse qui amenaient des sourires, quand on était bienveillants, mais le plus souvent des ricanements.

Je ne sais pas trop si les marginaux et les réputés bizarres finissent par se rassembler, mais je sympathisais spontanément avec Gaston Vermeulen. Il alternait des périodes de franche euphorie et les accès de mélancolie qui le laissaient au bord des larmes. De mon côté, je rêvais de quitter la poste pour soigner des malades mentaux et, à cette fin, j’avais passé un concours d’infirmier psychiatrique dont j’attendais le résultat avec impatience. Gaston me servirait de sujet d’étude, d’épreuve pratique et de cas intéressant tout à la fois. Il serait en quelque sorte mon cobaye.

Gaston était un prénom qui lui allait comme un gant, en souvenir aussi bien du Gaston Lagaffe de Franquin mais surtout du Gaston Talon – le cousin con de Dick Talon – de Willem dont il avait les traits. Quelques cheveux gris plaqués sur un crâne chauve, un front bas, un menton en galoche, des yeux cernés et des bajoues qui contenaient en permanence son lot de chewing-gums, de bonbons ou de cacahuètes.

Je me souvenais d’une phrase, lue dans Actuel, qu’on prêtait à Bakounine et qui disait que, pour tout savoir d’une communauté, il suffisait de questionner l’idiot du village. Gaston Vermeulen était cet idiot et il connaissait les marottes des uns et des autres, les habitudes, les travers et les petits secrets de tout le monde. Il me surprenait parfois par des propos soudains, à voix haute, qui concernaient des collègues, révélant des traits de caractère, des événements en apparence anodins et de vieilles affaires sur lesquelles il valait mieux, aux dires des inspecteurs et des chefs de tri, ne pas s’étendre. Gaston était un peu le révélateur, l’imprécateur d’une communauté de travail qui voyait son inconscient, son « ça », s’incarner sous les traits d’un postier à demi-dément qui, en fou du roi, se permettait de chatouiller les notables et de leur réserver le plus clair de ses tirades qu’on avait vite fait d’interrompre d’un « il va se taire » et autres « ça y est, c’est reparti !». Gaston savait jusqu’où il pouvait aller et, psychose ou pas, il s’arrêtait brusquement lorsque ses diatribes devenaient compromettantes.

À la pause, devant son jus de pomme et quand il n’était pas réquisitionné pour faire le quatrième à la belote, il me prenait à part et me disait qui avait couché avec qui, lequel avait subi les rebuffades d’une telle, pourquoi on avait soupçonné celui-là de piquer dans la caisse et, bien sûr, devenu abstinent, il pouvait à loisir se moquer de l’alcoolisme de tel ou tel facteur, de leurs habitudes dans tel ou tel bistrot de la ville. J’en prenais et j’en laissais, moins passionné par ses histoires que curieux d’un personnage insaisissable qui quelque part me fascinait. Il avait fait l’Algérie aussi, mais n’en parlait jamais que par quelques monosyllabes censées exprimer son dégoût.

Au vestiaire, je le suivais pour qu’il me dépanne avec sa pharmacopée abondante, presque illimitée. Il stockait dans son casier des boîtes de Témesta, de Valium, de Lexomil, de Nembutal, de Mogadon ou de Mandrax. J’étais moi-même sous traitement et je négligeais souvent d’aller consulter pour un renouvellement. Gaston pourvoyait à ma négligence. Il était d’une prodigalité rare et j’empochais ses boîtes de comprimés en le remerciant chaleureusement, à charge de revanche. Puis il prenait sa vieille bicyclette de facteur, mettait son casque à lanières de cuir et ses vêtements de pluie et rentrait chez lui, souvent dans la grisaille.

Je ne savais pas grand-chose de sa vie. Il m’avait dit un jour que sa femme l’avait quitté après son accident, tant ses sautes d’humeur, ses crises de nerf et ses délires pouvaient aller loin. En somme, il lui accordait des circonstances atténuantes, allant presque jusqu’à me laisser penser qu’il n’aurait pas agi autrement si la situation avait été inversée. Il vivait avec sa fille, qui exerçait la profession d’infirmière dans le centre hospitalier de la ville, mais qui doublait ses journées en servant d’assistante médicale et de nurse à son paternel. Il me la présenta un soir que je le raccompagnais chez lui, et Patricia Vermeulen était telle que je l’avais imaginée : une fille solide et bien charpentée, visage fermé et coiffée d’un chignon. En plus, pas très causante et toute dévouée à son père sur lequel elle veillait, n’hésitant pas à s’engueuler ou même à se battre contre celles et ceux qui osaient humilier son géniteur. Elle avait vu en moi un allié et m’avait plutôt à la bonne, même si elle ne se départit jamais d’une grande réserve à chaque fois que Vermeulen m’invitait à boire un dernier verre chez lui.

J’avais ouvert un petit carnet de notes où je consignais les états mentaux de Gaston. J’allais voir, le soir, dans mon Larousse médical à quoi, à quelle maladie pouvait bien correspondre ses symptômes. Parfois, il était euphorique et chantait à tue-tête, devant son casier, des chansons de Dario Moréno ou de Luis Mariano (il avait un beau filet de voix) ; dans le quart d’heure qui suivait, il bredouillait des phrases incompréhensibles sur sa mère ou son épouse et son visage s’empourprait avec des yeux fous d’un bleu translucide qui semblaient invoquer les démons de la vengeance. De jovial et charmant, il pouvait se transformer en clown triste, larmoyant, tout juste bon à soliloquer dans un lamento incompréhensible. Hébéphrénie, schizoïdie, schizophrénie, paranoïa, cyclo-thymie, maniaco-dépressivité, névrose, psychose… J’apprenais par cœur toutes ces définitions avec l’espoir de poser un diagnostic sur le cas Vermeulen, je n’allais pas l’appeler simplement Gaston pour un examen médical que la faculté n’aurait pas désavoué, nonobstant mon amateurisme. En fait, la moitié de ces définitions me concernaient (ne parlait-on pas du Lafrousse médical?) et j’en étais réduit à conclure que Vermeulen n’était qu’un individu initialement sain dont les facultés mentales et le jugement avaient été altérés par des lésions cérébrales consécutives à son accident. C’était décevant.

Des anciens m’avaient parlé de lui au temps où il avait toute sa tête, comme ils disaient. Gaston Vermeulen était le préposé modèle, toujours à l’heure et s’étant acquitté de toute sa tournée. Jamais le moindre écart de conduite et on savait qu’il ne se reposait pas dans toutes les chapelles (comprendre les bistrots) qui jalonnaient son chemin. Il était tellement au-dessus du lot qu’on l’avait nommé préposé-chef. Un titre honorifique pour une fonction qu’il n’exerçait pas à cause d’un déficit chronique d’autorité. Mais il avait la paie ! Allait-on jusqu’à préciser avec une œillade gourmande, comme si on soupçonnait Vermeulen de s’être volontairement dérobé aux exigences de son grade. De l’avis général, c’était – on disait toujours « avant » – un type sans histoire, bon camarade, bon mari et bon père. Quelqu’un qui faisait son boulot consciencieusement et n’en exigeait pas des tombereaux de reconnaissance. La preuve, à ce qu’on sache, il n’était pas syndiqué. Quelqu’un d’autre m’avait dit qu’il avait pris une carte à F.O mais plutôt comme une assurance sociale, sans jamais un mot plus haut que l’autre et encore moins une revendication.

Mon enquête n’avait pas beaucoup avancé et mes observations médicales encore moins. J’avais surtout retenu chez Gaston une propension à se souvenir des choses les plus anodines, les plus insignifiantes et les plus anecdotiques. N’ayant apparemment pas subi les conséquences de sa trépanation, sa mémoire était comme un grenier où s’accumulaient des bribes de poème, des vieilles chansons, des noms d’animateurs et d’émissions de radio ou de télévision, des footballeurs, des coureurs cyclistes, des politiciens de toutes les républiques et des actrices de cinéma. On pouvait parler pendant des heures de « l’homme des vœux Bartissol », de « Monsieur Champagne », de Vous êtes formidable !, des  36 Chandelles  de Jean Nohain ou du  Discorama de Denise Glaser. Il était intarissable sur tout ce qui avait trait au passé, tout ce qui se coloriait des couleurs sépia du temps jadis. On reprenait ensemble des slogans publicitaires, des indicatifs d’émissions de radio, des génériques de feuilletons télévisés et nous en étions arrivés à nous livrer à des joutes homériques, façon jeu radiophonique, où il me tenait la dragée haute. À telle enseigne que je l’avais rebaptisé du sobriquet de « Mister Memory », comme un personnage des 39 Marches d’Hitchcock. Vermeulen était un brillant candidat et ces petits jeux mnémoniques semblaient lui rendre la joie et la sérénité qu’il avait perdu, comme des exercices propitiatoires destinés à lui faire retrouver son état antérieur. Il nous aurait fallu un chaman pour que l’illusion fût complète. Peut-être était-ce tout simplement ça, cette fameuse anti-psychiatrie des Ronald Laing et David Cooper sur lesquels je lisais des tas d’articles dans la presse underground. Peut-être…

Certains jours, il m’entretenait de ses expériences mystiques et me faisait part de ses connaissances dans ce domaine. Tout y passait, les rose-croix, le paraclet, la métempsychose, la transfiguration, les stigmates, la sainteté… Il professait que tout, dans la nature, était trilogie et il prenait en exemple parfait l’arbre, avec son tronc, ses racines et ses feuilles. On aurait pu ajouter ses branches pour invalider sa théorie. Je riais sous cape, bien résolu à ne pas le contrarier.

Je ne sais pas ce qui avait piqué Gaston, mais il était arrivé complètement exalté le lendemain de l’annonce de la mort de Georges Pompidou. Même les délégués CGT s’étaient retournés vers lui et l’avaient regardé d’un œil noir. Un peu de respect quand même… Lui hurlait que c’était une excellente nouvelle et que ça allait peut-être calmer ces « saloperies d’UDR » qui avaient fait du pays une immense autoroute bordée de tours en béton. J’étais d’autant plus surpris qu’on n’avait quasiment pas parlé de politique depuis qu’on se connaissait. Je réservais mes analyses et commentaires à d’autres collègues mieux à même de soutenir ce genre de conversations. Pour lui, c’en était terminé des Mesmer et de toute la clique des Gaullistes, du SAC et des CDR. Tous ces godillots malfaisants qui étaient passés sans transition de la collaboration à la pseudo-résistance. Vermeulen, qui, bien qu’adolescent, n’en était pas moins en âge d’avoir connu cette époque, savait de quoi et de qui il parlait, et il pouvait donner des noms, même parmi l’honorable assistance… « Tais-toi Gaston », entendait-on crier, « tu nous fatigues ! ». Et il se taisait en me lançant à moi seul un regard complice tout en gratifiant l’ensemble des collègues de la travée de ses airs entendus.

Mieux, durant la campagne électorale qui s’en était suivie, il était devenu un chaud partisan de René Dumont, « l’homme au pull-over rouge », comme il le désignait. Sa fille, disait-il, militait aux Amis de la terre et l’avait initié à l’écologie, depuis le rapport Meadows et le Club de Rome. Dans une soif de connaissance peu commune qui évoquait Bouvard et Pécuchet à leur plus haut degré d’exaltation, Gaston s’était informé sur le Sahel, la faim dans le monde, la surpopulation, la rareté des ressources, le péril nucléaire, les langues régionales, l’autogestion et même le féminisme. Bien qu’il écartât toute analyse marxisante, Gaston hurlait, depuis son casier de tri, qu’on allait tous crever si on ne faisait rien et que la terre, ce grenier de l’humanité, risquait de devenir une immensité aride où plus rien ne pousserait. Quant aux océans, c’était déjà trop tard et ils seraient sous peu des égouts à ciel ouvert. J’aimais l’entendre dans ces moments-là, j’admirais ce prophète de malheur qu’il était devenu et qui semblait faire fi des séquelles de son accident pour convaincre et convertir ses collègues, comme s’il avait été élu par une par une entité transcendante pour ce faire. Gaston éructait, vilipendait, exhortait, revendiquant sa folie comme une dimension supérieure de son humanité. Je ne le considérais plus comme un objet d’étude mais comme un modèle à égaler.

Le lendemain de l’élection de Giscard, il était arrivé au travail avec une houppelande noire de moine ou de pénitent et des sandales, sans rien d’autre, et le receveur, alerté par les petits chefs, lui avaient conseillé de rentrer chez lui. Gaston ne faisait plus rire, il faisait peur.

Puis vinrent les grèves d’octobre 1974 et Gaston, survolté, était de toutes les A.G, de tous les piquets de grève, de toutes les manifestations. Les délégués syndicaux le tenaient un peu à l’écart, comme s’il risquait de porter poisse et d’attirer sur la lutte les pires malédictions. Gaston chantait, vociférait et criait des slogans. Le petit facteur terne et laborieux était devenu un boute-feu en première ligne du combat social et je me demandais quel part de sa folie entrait dans son engagement. À la bourse du travail, il avait même voulu prendre la parole mais quelques gros bras du service d’ordre de la CGT l’en avaient dissuadé. Peur que le fou ne parlât mal et ne brouillât le discours. Gaston leur en voulait à peine, réservant ses propos à ses voisins de table au bistrot. Un doux délire où la politique, l’écologie et le mysticisme s’entremêlaient jusqu’à devenir une soupe indigeste pas toujours rattrapée par sa fantaisie naturelle.

Début novembre, au plus fort de la lutte, je ne vis plus Gaston et je fus le seul à m’inquiéter de son absence. Au bout de deux jours, j’allais toquer chez lui et c’est sa fille qui m’ouvrit. Elle m’expliqua que Gaston ne dormait plus depuis plusieurs nuits, qu’il délirait le jour et que ses comportements étaient incohérents. Il ne maîtrisait plus rien et alternait les phases d’exaltation et de dépression. Bref, elle avait jugé préférable, pour lui comme pour elle, de demander son placement d’office, contresigné par son médecin traitant, à l’hôpital psychiatrique d’Armentières. C’était pour son bien et il allait sortir rapidement et en pleine forme, s’efforçait-elle à me convaincre, avec les platitudes d’usage.

La lutte sans Gaston n’avait plus le même goût et le retour à la normale se profilait déjà.

Je ne le revis plus qu’une fois, lors d’une visite à l’hôpital où, visiblement sous camisole chimique, il s’exprimait avec difficulté et avait le plus grand mal à se souvenir de moi et de tout ce que nous avions pu vivre ensemble.

La psychiatrie traditionnelle avait fait son travail et je décidais, après avoir reçu notification de mon succès au concours, que je ne lui prêterai pas main forte dans on œuvre de normalisation médicamenteuse. Viré comme auxiliaire pour faits de grève – ce n’était pas dit comme ça – je n’avais plus qu’à suivre un stage, encore un concours réussi, pour entrer, cette fois officiellement, dans la grande administration des Postes, Télégraphe et Téléphone. Je n’en suis sorti qu’à la retraite, avec dans la tête une collection de figures singulières que je prends parfois la peine de ranimer.

1° juin 2021

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