C’était la grande idée de Michel Platini, alors encore président de l’UEFA : pour les 60 ans de la compétition (en fait maintenant 61 avec le report d’un an dû à la Covid), ne plus confier l’organisation de l’épreuve à un seul pays, mais en choisir 8, disséminés dans toute l’Europe, pour abriter chaque poule de qualification. On a depuis objecté que tous les matchs se joueront à domicile pour certaines équipes et que les précautions sanitaires seraient d’autant plus difficiles à respecter dans 8 pays que dans un seul. Des arguments d’équité sportive et de santé publique jugés peu pertinents en regard de cette fête du football dont les fastes se déploieraient sur tout le continent.
Est-ce la vague de chaleur ou le retour de Déroulède ? Après la courte victoire des bleus face à la Mannschaft, L’Équipe titre, un rien provocateur : « comme en 18 ! » ; sans qu’on sache très bien si ce 18 fait référence à la dernière coupe du monde gagnée par les bleus (2018), ou à l’armistice mettant fin à la première guerre mondiale après la défaite de l’Allemagne (1918). En plus, la Russie et l’Ukraine refusent de s’affronter quoi qu’il advienne dans la compétition. L’objet du délit ? Une carte du pays sur le maillot jaune et bleu des Ukrainiens qui inclut la Crimée. Un petit voyage dans le temps pour constater que la politique s’est souvent invitée dans une compétition qui exacerbe les nationalismes. La preuve par 3 exemples, choisis parmi d’autres.
1960. On ne parle pas encore de Championnat d’Europe des Nations mais de Coupe d’Europe. Là non plus, et c’est peut-être ce qu’a voulu rappeler l’UEFA, 17 nations engagées et pas de pays organisateur au départ ; ce n’est qu’à partir des demi-finales qu’on joue dans un pays hôte. C’est la France cette année-là. La France d’Albert Batteux, peu ou prou la même qu’en 1958, se qualifie facilement pour les demi-finales où, en l’absence de joueurs clés comme Kopa ou Fontaine, elle est battue par la Yougoslavie des Jusufi et des Sekularac. La finale oppose les Yougoslaves à l’URSS des Yachine – l’araignée noire du Spartak Moscou, ex Armée rouge – Ivanov et Metreveli. Première victoire du pays phare du camp socialiste dans une compétition internationale de football. Ce sera la dernière et on retiendra aussi la victoire aux penalties de la Tchécoslovaquie face à la RFA en 1976, grâce à une « Panenka », ou tir en feuille morte, qui étonnera le monde.
Pour le match retour de son quart de finale contre l’URSS, Franco avait interdit à l’équipe nationale d’Espagne de se rendre en URSS et elle est déclarée forfait. La meilleure équipe européenne du moment se pénalise au nom d’une dictature franquiste qui n’a pas oublié que l’Union Soviétique était venue en renfort des Républicains – à la notable exception des trotskistes et des anarchistes – lors de la guerre d’Espagne. Le caudillo est rancunier.
En 1964, organisatrice à partir des demi-finales, l’Espagne de Luis Suarez, prendra sa revanche en battant l’URSS en finale, au stade Santiago Bernabeu de Madrid. Une chance pour elle que Franco n’ait pas fait interdire le match.
Pour l’anecdote, en 1968, il a fallu ce qu’on appelait à l’époque un match d’appui pour que l’Italie – pays organisateur de la phase finale – vienne à bout de la Yougoslavie, les Brésiliens de l’Europe. Les trophées n’étaient pas encore remis après d’interminables séances de penalties.
1992. Depuis 1980, un pays organisateur est désigné à l’avance, et qualifié d’office, pour héberger la phase finale, soit deux groupes de 4 équipes en éliminatoires avant la phase finale opposant les deux premiers et les deux seconds . 32 équipes sont en lice pour les éliminatoires C’est une nouvelle fois l’Allemagne (on ne parle plus de RFA) qui a remporté l’épreuve cette année-là face aux Diables rouges belges. Pour mémoire – cocorico – la France remporte sa première compétition internationale chez elle, en 1984, grâce à une faute professionnelle du gardien espagnol Arconada (« faire une Arconada » deviendra synonyme de bourde impardonnable dans le milieu). À noter que les demi-finales classiques avaient été rétablies.
1992 est une année particulière. Le conflit qui va démembrer la Yougoslavie s’invite dans la compétition. Une Yougoslavie qui existe encore, plus pour longtemps, mais qui est disqualifiée pour cause de guerre et d’embargo. La double peine. Serbes, Croates, Monténégrins, Bosniens, Macédoniens (du Nord) et Slovènes défendront séparément leurs couleurs et l’illustre équipe au maillot tricolore, trois fois finaliste, n’existe plus.
Repêché à la suite de cette décision des instances sportives, le Danemark de Michael Laudrup, en toute décontraction, remporte la finale en Suède en battant l’Allemagne. Elle avait déjà sorti la France dès l’entame. Autres changements géopolitiques après la RFA devenue l’Allemagne et l’éclatement de la Yougoslavie, c’est l’URSS éclatée façon puzzle, réduite à une C.E.I comprenant la Biélorussie, l’Ukraine et la Russie. Le visage de la vieille Europe est méconnaissable.
2012. L’organisation de l’Euro 2012 – c’est maintenant la dénomination officielle – a été difficile. Les deux pays retenus, l’Ukraine et la Pologne, ont donné des sueurs froides à l’UEFA et, jusqu’au bout, on a sérieusement pensé à leur retirer le bébé. Sur le plan sportif, l’invincible (à l’époque) armada espagnole écrase l’Italie en finale et triomphe pour la deuxième fois consécutive (seule équipe à réaliser l’exploit). Trois victoires au total, à égalité avec l’Allemagne.
Mais ce sont les événements survenus en amont qui donnent à cette édition son intérêt géopolitique. D’abord, une candidature contestée sortie au forceps devant des rivaux plus cotés sur le plan footballistique comme l’Italie, la Croatie et la Hongrie. Grecs et Turcs sont également sur les rangs, et le choix de la Turquie serait presque un adoubement pour son entrée dans l’Union Européenne, elle qui frappe à sa porte depuis des années.
Jusqu’au dernier moment, on doute des infrastructures des deux pays et c’est surtout l’Ukraine qui est pointée pour ses stades vétustes, ses autoroutes et voies rapides jugées en nombre insuffisant. La présidente Tymochenko avait pourtant juré que tout serait prêt pour juin 2012, mais les promesses sont jugées dilatoires. D’autres pays, constatant le marasme, pointent le bout du nez et l’imbroglio est total.
C’est d’abord l’Italie, initialement recalée, qui tente à nouveau le coup, puis c’est l’Écosse qui parle d’une alliance avec l’Irlande. L’Espagne, vainqueur de l’édition précédente, est également sur les rangs. On envisage ensuite de confier l’organisation à la Pologne seule, puis à l’Allemagne, organisatrice en dernier recours avec le voisin polonais. Mais Platini tient bon et maintient que l’UEFA ne se déjugera pas. Sa décision est irrévocable. L’UEFA envoie ses missi dominici pour hâter le mouvement et ils reviennent rassurés. Les incertitudes semblent levées.
Jusqu’à ce que le gouvernement polonais limoge le président de la fédération polonaise de football et responsable du dossier de l’Euro. L’UEFA panique et menace la Pologne d’une interdiction de jouer ses deux derniers matchs de qualification. On pense sérieusement à laisser l’Ukraine organiser le tournoi seul, mais la crise financière internationale vide les caisses de l’État et le projet est vite abandonné.
C’est Grzegorz Lato, ancien attaquant de la grande sélection polonaise demi-finaliste de la Coupe du monde 1974 et nouveau président de la fédération, qui soumet l’idée de faire sans l’Ukraine, quitte à ressusciter le projet d’associer son pays à l’Allemagne, toujours volontaire. Le gouvernement ukrainien s’immisce encore dans l’affaire et change le bureau chargé de l’organisation de l’Euro quand des affaires de corruption remontent à la surface en Pologne et plusieurs membres de la fédération sont arrêtés. On va vers un fiasco et le temps presse. L’UEFA sonne le tocsin et son secrétaire général, David Taylor, se rend sur place.
Les décisions tombent. Côté polonais, Gdansk, Wroclaw, Varsovie et Poznan sont retenues quand Cracovie et Chorzow se voient disqualifiés. Côté ukrainien, seul Kiev passe la barre, Dniepopetrovsk et Odessa passant à la trappe quand Lviv est en sursis.
Finalement, Lviv sera repêché, avec Donetsk et Kharkiv et la finale aura bien lieu à Kiev. Les instances de l’UEFA réunies à Madère en ont décidé ainsi. Début 2010, Michel Platini interpelle une dernière fois le nouveau président Ianoukovytch pour qu’il use de son autorité pour hâter les travaux des stades de Kiev et, surtout, de celui de Lviv, qui viennent juste de commencer.
Mais la décision est maintenue, au grand dam des grandes nations européennes : l’Euro 2012 aura bien lieu en Pologne et en Ukraine.
Il fallait bien remettre les pays de l’Est dans le jeu et ne pas donner l’impression que l’UEFA n’est au service que des seules démocraties occidentales. CQFD.
15 juin 2021
Bravo Didier, super article !