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LES PRÉNOMS ONT ÉTÉ CHANGÉS (22)

STÉPHANE

Stéphane dans ses œuvres, pris sur le fait dans la Babylone picarde. Photo Grardel.

On l’appelait le magicien. Stéphane travaillait de nuit dans un centre de renseignements téléphoniques à Lille, mais c’était là son activité officielle, sa raison sociale. Tout ceux qui le connaissaient avaient entendu parler de ses activités parallèles, magie et parapsychologie qu’il exerçait en élève doué d’un Gérard Majax ou d’un Uri Geller dans des soirées mondaines, des casinos ou des grands restaurants. Lui prétendait même avoir eu des engagements à Las Vegas et à Atlantic City. Était-ce un effet de ses talents d’illusionniste ? On le croyait volontiers.

Il faut dire qu’il portait beau, toujours tiré à quatre épingles, avec chemises blanches et cravate, chaussures cirées et costumes trois pièces. Moitié dandy moitié bohème. Ses tours de magie, qu’il faisait parfois à la débottée, sur son lieu de travail ou dans les restaurants administratifs, attiraient les filles et il est peu dire qu’il avait un succès fou. Son charme, son humour et ses tours de prestidigitation le rendaient irrésistible et, comme il avait un net penchant pour le Donjuanisme, la vie lui était douce. Je le soupçonnais de dissimuler en permanence une patte de lapin dans sa poche pour attirer la fortune. Got my mojo workin’.

1000 et 3 femmes, disait la légende sur Don Juan. Pour lui, on pouvait maintenant en compter une bonne centaine qu’il avait déjà mis dans son lit à travers des décennies où il avait pu jouer les séducteurs libre de toutes attaches. Mais, en 1979, son tableau de chasse n’était pas encore si pléthorique. Il tenait beaucoup à sa liberté et à ce qu’il considérait comme les prérogatives de son état de célibataire, pouvoir draguer qui bon lui semblait et multiplier les aventures, sans jamais rien promettre. « Jamais je ne t’ai promis un jardin de roses » était sa phrase fétiche d’après rupture, un vers tiré d’une vieille chanson country et qu’il s’était approprié.

Un jour, il m’avait demandé si, moi aussi, j’avais eu beaucoup de filles. Je n’avais pas son physique de théâtre et j’avais tendance à m’attacher, deux caractéristiques qui me disqualifiaient d’office pour toute compétition de ce genre avec lui. J’avais haussé les épaules.

Je le connaissais depuis longtemps et je l’avais vu débarquer un matin dans le centre où je travaillais. Il était engagé en vacataire et semblait se soucier comme d’une guigne de ses nouvelles responsabilités professionnelles. Il s’était déjà accordé les bonnes grâces des filles du centre avec ses tours de magie et en avait dragué quelques-unes, celles qui lui paraissaient dignes de l’idée avantageuse qu’il se faisait de lui. Il allait d’un bureau à l’autre avec son pantalon en velours rouge, ses boots marrons, une sorte de chemise à jabot et une veste à brandebourgs qu’on aurait dit sortie d’un surplus militaire. Il portait des cheveux longs et semblait toujours avoir les yeux rougis, comme s’il avait pris des habitudes avec le cannabis.

Il m’avait dit revenir d’Angleterre, de Nottingham, où ses parents l’avaient envoyé pour parfaire son anglais. Il maniait parfaitement la langue et nous en étions arrivés à discuter dans cet idiome, au grand dam des collègues. Certains s’en amusaient avec bienveillance quand d’autres jugeaient nos manières élitistes et ridicules. On ne pouvait leur donner tort. On s’était trouvés autour de nos intérêts communs pour la pop musique, le football et la littérature. Le football anglais – surtout, Liverpool et Nottingham Forest qui dominaient l’Europe à la fin des années 70, le Punk et la New wave de ces années-là et, pour la littérature, il vouait une admiration sans borne aux écrivains de la Beat generation en général et à Kerouac tout particulièrement. Il avait relu six fois Sur la route, m’avait-il confié, rêvant un beau matin de prendre sa voiture et de sillonner le pays de long en large pour rencontrer des gens, admirer la beauté de la nature et, bien sûr, trouver des filles. Quoi qu’il dise et quoi qu’il fasse, il en revenait toujours à elles.

Je venais de fêter mes 25 ans, « mon quart de siècle » et il avait un an de moins que moi. Sans être vraiment amis, on était devenus copains, comme on disait au temps des yéyés, d’Âge tendre et tête de bois et des émissions vespérales d’Europe « n°1 ». La différence entre nous était de classe. Il venait d’un milieu favorisé, petite bourgeoisie, commerçants aisés, et j’étais un fils des classes moyennes. La différence n’était pas telle que nous ne nous sentions pas à l’aise ensemble, mais j’étais déjà pris dans les filets du salariat et condamné à travailler toute ma vie (« aux travaux forcés » en attendant la retraite avec, peut-être « remise de peine », avais-je coutume de plaisanter), quand lui avait l’air d’un éternel étudiant venu en touriste pour se faire un peu d’argent de poche.

On était maintenant en juin 1995 et j’avais depuis longtemps perdu de vue Stéphane. On venait de se retrouver par hasard dans un concert de Iggy Pop au Zénith de Lille. On était tombés dans les bras l’un de l’autre et on avait fini la nuit au Rockline, un bar branché fréquenté par les noctambules. Une fois de plus, il m’avait sidéré par la facilité avec laquelle il entrait en contact avec les gens et engageait la conversation avec n’importe qui, tout interlocuteur étant traité par lui comme un ami de 30 ans.

Stéphane virevoltait, papillonnait, et j’avais à peine fini ma bière qu’il avait déjà pris langue avec une fille au bar et était en train de lui caresser les jambes. J’étais stupéfait, même pas envieux. À l’époque, j’étais déjà bien engagé dans le syndicalisme, Chirac venait de gagner les présidentielles et je combattais les premières mesures antisociales de Juppé depuis le bureau fédéral d’un nouveau syndicat jusque-là encore implanté seulement aux PTT. Après 15 années de vie commune, j’étais sur le point de quitter ma femme et d’en rejoindre une autre. Le seul problème est qu’elle ne me tendait pas les bras et me faisait lanterner, comme pour un soupirant trop anxieux. J’étais entre deux eaux, entre deux femmes, entre deux vies et je ne savais trop quel parti prendre.

C’est alors que Stéphane me reparla de Kerouac, de Sur la route, de Sal Paradise et de Dean Moriarty. C’était décidément son obsession, depuis si longtemps. En gros, il me proposait de venir me chercher dans sa vieille V8 Ford pourrie et de partir tous les deux à l’aventure, les routes de France remplaçant les highways du Midwest et le « coast to coast » de l’odyssée américaine devant nous amener des côtes de la Manche à Paris dans un tour de France qui n’aurait rien de cycliste. La Côte d’Azur aurait été notre Californie et la Méditerranée notre Pacifique. Pourquoi pas ?

J’étais retourné chez mes parents à l’époque et, n’ayant pas envie de risquer une mise en absence irrégulière en jouant les drop-out, j’avais posé une semaine de congés, pour commencer. J’ignorais ce qu’il avait fait de son côté, c’est vrai qu’il avait un second métier qui lui rapportait beaucoup plus que l’officiel, mais on avait décidé de partir. Sur la route. Lui serait Moriarty, le voyageur gorgé de vie et de désir, quand je serai Paradise, celui qui se tient à ses côtés pour raconter, plus tard. Le scribe, l’aède.

Il était venu me chercher en fin de matinée, par une belle journée de la fin juin. Mes parents se demandaient où j’allais et je les rassurais en leur répondant que je partais en vacances une semaine avec un copain, probablement en Normandie. Après tout, j’étais vraiment en vacances et mon mensonge n’en était pas vraiment un. J’avais emporté un nécessaire de toilette, quelques médicaments, des sous-vêtements de rechange et un pyjama, plus une grosse somme en liquide. Stéphane s’était amusé de me voir débarquer avec tant de choses, lui qui prétendait n’avoir qu’une vieille tente et un matelas pneumatique dans le coffre.

– « Tu parles d’un mec prêt pour l’aventure , m’avait-il apostrophé à peine avais-je quitté le domicile de mes parents.

– Il n’est quand même pas interdit de se laver les dents », lui avais-je rétorqué, pas fier toutefois de mon baise en ville de petit bourgeois qui faisait vraiment mesquin.

On avait déjeuné chez lui, c’était un fin cordon bleu et une fine gueule, forçant un peu trop sur l’alcool. On était à peine arrivés à Arras que nous avions déjà abordé deux ou trois sujets qui fâchent, rapport à ce que nous voulions vraiment faire durant ce voyage, à la lutte syndicale, à la politique. Il me traitait de petit fonctionnaire rivé à ses privilèges et qui a peur de la vie. Je le renvoyais à son statut de petit-bourgeois mondain n’ayant jamais eu vraiment besoin de travailler et à ses tendances narcissiques de Don Juan quadragénaire. Autant dire que ça commençait bien.

On avait longé la côte : la Baie de Somme, Saint-Valéry sur Somme, Mers-les-Bains, Eu, Le Tréport, Dieppe. C’était plus du tourisme ordinaire que de la dérive beatnik. Lui sortait de temps en temps un joint et j’en tirais quelques bouffées, échaudé par du mauvais shit qui m’avait rendu malade. On avait dîné au Havre et pris une chambre d’hôtel, un Formule 1 à réservation automatique. C’était la fin de la première journée.

Après la Normandie, cap sur le Mont-Saint-Michel et la Bretagne, toujours en longeant la côte et en nous arrêtant parfois pour regarder la mer. « Je te salue vieil océan », comme disait Lautréamont. Il semblait plus en forme que la veille et apostrophait des passantes plutôt girondes qui lui souriaient gentiment. Il n’avait pas trop le temps de pousser son avantage. On s’était arrêtés à la nuit tombée dans les Charentes, à Saint-Georges-de-Didonne, et on avait dîné d’un plateau de fruits de mer qui m’avait valu une chiasse carabinée. Il ne voulait plus entendre parler d’hôtel et me vantait le confort de sa tente. J’y somnolais sans vraiment dormir et, au petit matin, j’allais me soulager dans la nature, persuadé d’avoir contracté une gastro-entérite avec une huître avariée.

J’étais à demi endormi lorsqu’on longeait la côte Atlantique, après être passés dans une pharmacie. Toutes ces plages de sable fin avant la Gironde et le Pays-Basque. Il voulait mettre les pieds en Espagne et je le suivais à San Sebastian où, par réflexe, je suivais une manifestation aux couleurs vertes et rouges pour la libération de prisonniers politiques d’ETA militaire. Stéphane se demandait ce qu’on foutait là. Moi aussi. Puis ce fut l’auberge espagnole, au sens strict, une auberge de jeunesse où on avait trouvé à se loger pour trois fois rien, rendant inutile nos pesetas prises à la banque Santander.

Le lendemain, direction Perpignan puis Montpellier et la Méditerranée. Il avait tenu à passer par la Camargue et les Saintes-Maries-de-la-mer, symbole pour lui d’absolue liberté. Pour moi, c’était Bardot et Manitas de Plata. On avait poussé jusqu’à la raffinerie de Lavera, l’étang de Berre puis Arles avant Marseille et une autre nuit sous la tente, dans un camping municipal. Le ciel était d’un rose délavé et le soleil se couchait dans des incendies orangés.

Je n’avais pas dormi de la nuit dans cette tente rafistolée, bouffé par des moustiques. La Camargue était réputée pour ses flamands roses, ses taureaux et ses moustiques. J’aurais préféré affronter un taureau que ces saloperies vibrionnantes. J’étais encore réveillé vers 5 heures du matin et je me grattais partout. Lui avait dormi comme un bébé et il était frais comme une rose. J’avais peut-être dormi 6 heures sur un total de 4 nuits, malgré mes somnifères, et je n’en pouvais plus. Je sentais la dépression arriver (la 19°?) et j’étais devenu irritable.

On s’était attablés à un bistrot pour le petit-déjeuner et je le voyais encore faire son numéro de séducteur devant deux filles qui semblaient honorées de faire l’objet de ses travaux d’approche.

– « Chouette, elles sont ferrées, y ‘en a une pour toi et une pour moi ! Évidemment tu prends la plus moche.

J’entendis résonner son rire en chasse d’eau et je me levais de ma chaise, prêt à lui balancer mon café à la gueule.

– Vas-y, prends la plus belle, elle est pour toi. T’es pathétique à jouer les éternels adolescents à 40 balais. D’ailleurs, je trouve que tu commences à faire un peu vieux beau ».

Je quittais la table et j’allais à la gare Saint-Charles où un train pour Lille partait, par chance, une heure plus tard.

Avec Françoise, on était allés à Torhout et à Werchter voir Neil Young et des groupes grunge dont je me contrefichais, parmi eux, un dont le guitariste jouait nu, le sexe pudiquement couvert par sa Telecaster. En tout cas, ça avait renforcé nos liens. À la mi-juillet, j’avais finalement fait le choix de quitter ma femme et d’aller vivre chez elle, chez l’amie que je convoitais et qui avait été la collègue, et copine – « en tout bien tout honneur », répétait-il -, de Stéphane aux renseignements téléphoniques. Une qu’il avait draguée parmi tant d’autres, et peut-être plus… J’étais jaloux comme un tigre. Jaloux pathologique, me demandant si je n’avais pas lâché la proie pour l’ombre.

C’est donc tout naturellement que je le revoyais, un soir, avec ses barrettes de shit et ses manières théâtrales. Il était devenu un ami du couple que nous formions. Il me parlait comme si notre séparation à Marseille le mois dernier avait été sans heurts, presque normale.

– « Tu as eu tort de partir comme ça. Après, j’ai fait la Côte d’Azur et l’Italie, de la frontière jusqu’au sud. Le soleil, la mer bleue…

– Toute la vie toute la vie, l’interrompis-je. Tu te prends pour Nougaro ?

– N’empêche, on était bien, je sais pas ce qui t’a pris. En plus, pour ce qui est des gonzesses… .

– De toute façon, tu m’aurais laissé les moches, répondis-je, comme pour le faire changer de conversation.

Je ne sais toujours pas ce qu’il cherchait en entreprenant ce voyage. Je ne pouvais pas imaginer qu’un grand lecteur de Kerouac puisse se contenter de ces journées passées à rouler dans une guimbarde pourrie, à chercher des hôtels et des restaurants, à baizouiller à droite et à gauche et à régaler ses conquêtes de ses plaisanteries de garçon de bain.

– Tu sais bien que je voyage dans ma tête. Le voyage immobile. J’ai qu’à fermer les yeux. Pas besoin de sentir le terrain, des cartes avec des noms de villes et de pays me suffisent. Et puis, à la question de savoir si on s’encule ou si on prend le train, j’ai toujours répondu favorablement à la première proposition.

Je m’en tirai par une pirouette et j’avais honte de ma formule. S’ensuivit un éclat de rire de Françoise qui ne parvint pas à le désarçonner :

– Oh, bien sûr, monsieur est un rêveur. Tu me fais penser à Des Esseintes dans ce bouquin de Huysmans, qui est déjà en Angleterre dans la salle d’attente de la Gare du Nord et qui repart chez lui avec l’impression d’avoir fait le voyage.

– C’est exactement ça. Ça s’appelle À Rebours ».

Kerouac parlait de la perle rare, qu’il trouverait dans son voyage. L’absolu, l’impalpable, la magie, justement. Son personnage s’appelait Sal Paradise dans le roman ; un beau nom. Moi, je continuerai à chercher l’oiseau de paradis, sans bouger, dans mes rêves.

18 septembre 2021

Comments:

Ayant écrit mon Mémoire de Maîtrise sur Jack Kerouac et la Beat Generation en 1971 à Nanterre, « Portrait de Jack Kerouac d’après Desolation Angels », j’aime beaucoup ce parallèlle français qui me rappelle mes voyages en stop en France et en Europe, à la fin des années 60, avec mon ami Loïc, avant que nous poussions l’expérience aux Etats Unis en 1969. Ce récit est très riche. Merci.

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