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LES PRÉNOMS ONT ÉTÉ CHANGÉS (25)

KARIM

Karim au Café du commerce, sa moto est garée devant. Photo Grardel.

C’est au syndicat du Nord, à la fin des années 1990, que j’ai connu Karim. On se retrouvait presque toujours dans les oppositionnels à la ligne officielle tirée par des permanents syndicaux dont la grande peur était de devoir un jour retourner au boulot. Ils n’arrêtaient pas de nous bassiner avec le terrain, les salariés, les tournées de bureau, les diffusions de tract… Alors qu’ils passaient le plus clair de leur temps à picoler et à discuter dans l’arrière-salle ou à surfer sur l’Internet pour y trouver des sites de rencontre ou des nouveaux jeux vidéo.

Avec Karim, nous n’avions pas d’oppositions avec les statuts et les plate-formes revendicatives du syndicat, nous étions simplement contre la permanentisation de fait de certains individus donneurs de leçons qui profitaient de la crédulité générale pour se garder au chaud et échapper aux contraintes professionnelles dont semblaient les dispenser leurs connaissances pourtant lacunaires de l’histoire du mouvement ouvrier et du code du travail.

Malgré un âge avancé, Karim découvrait le syndicalisme, après de longues années passées à la CFDT mais sans militer. Il était actif à la LDH et estimait jusqu’alors que les salariés des Postes et des Télécommunications n’étaient pas les plus malheureux, avec des avantages sociaux considérables et des conditions de travail décentes. Le suicide – l’immolation par le feu – sur un parking d’un de ses camarades de travail l’avait fait changer radicalement d’avis.

C’était un personnage haut en couleur, grande gueule, généreux, extraverti et drôle. Au reste, il était alcoolique et ne s’en cachait pas. Karim n’était pas qu’un peu atypique comme agent des lignes, employé au réseau international dont la direction était, on ne savait trop pourquoi, à Metz.

Il avait fait une agrégation de philosophie après une scolarité perturbée, et argumentait longuement contre ses détracteurs au syndicat, n’hésitant pas à convoquer Spinoza, Hegel ou les présocratiques pour des joutes oratoires qui tournaient presque toujours à son avantage. À la philosophie avait succédé le théâtre, avec une compagnie lilloise qu’il avait baptisée du nom du Guédo (Dogues en verlan, clin d’œil à son club de football favori). Sa petite troupe faisait régulièrement le off à Avignon, avec de courts spectacles de son cru – dramaturgie, costumes, mise en scène et décors – devant autant à Brecht qu’à Dario Fo. Karim disait qu’après la philosophie et le théâtre, le syndicalisme avait été la troisième grande découverte de son existence, et il s’y livrait à fond, moins par intérêt ou recherche de protection – il imposait le respect et ses employeurs l’évitaient de peur de ses quolibets – que par jeu dialectique où il pouvait trouver un terrain propice à l’exposition et à la défense de ses idées, réfutant avec les armes de la logique celles des autres.

Sans jamais lui dire, je trouvais qu’il jouait au syndicalisme comme il avait joué sur scène, sans toujours tenir compte de notre rôle social et de la souffrance réelle de beaucoup de salariés. Mais c’était dans son personnage, ce côté chef de bande qui ne l’avait jamais quitté, résistant physiquement, costaud moralement et aimant la castagne, autant intellectuelle que réelle, avec les poings. Sa tête était aussi brillante pour les analyses et les concepts qu’utile et efficace pour les coups de boule qu’il assénait pile sur l’arête du nez de ses adversaires, avec une précision trahissant une vieille habitude acquise probablement dès l’enfance.

Une enfance de fils de Harki ayant dû quitter l’Algérie en 1962 pour suivre sa famille du côté de Montpellier. Il avait eu à se défendre contre les insultes et les moqueries, lui le bicot, le bougnoule, le crouille et toutes les dénominations sympathiques dont on ne manquait pas de l’affubler ; lui et sa mère, puisque son père était décédé là-bas, à Tlemcen, lynché par des gars du FLN lui ayant fait payer au prix fort sa trahison. Karim parlait peu de tout cela, considérant avec fierté qu’il n’avait pas à implorer la compassion avec ses histoires de famille et sa jeunesse difficile, une jeunesse toujours à la lisière de la délinquance faite de menus larcins, de bagarres, de beuveries et de drague un peu lourde. Après être passé par Paris pour un stage aux fins de franchir les portes de la Cosmodémoniaque, il avait été muté à Lille et hébergé un temps par un dirigeant de la LDH locale. À cette époque, il s’était acheté une moto et il en changeait chaque année, en fonction des modes. C’était à la fin des années 1960 et, jusque-là peu intéressé par la chose politique, Karim avait suivi son mentor à la CFDT et au PSU où il avait eu des responsabilités nationales.

Des responsabilités nationales, j’en avais aussi, bombardé par mon syndicat au Bureau fédéral parce que « j’étais propre sur moi et que je causais bien », m’avait-on répondu à la question du « pourquoi moi ? ». J’allais tous les mois passer deux ou trois jours à Paris, logé chez un ami, à écouter les hauts faits d’arme et les stratégies syndicales des uns et des autres, toujours un peu gêné lorsque arrivait mon tour de parole : il ne se passait quasiment rien par chez nous et je n’avais jamais grand-chose à dire. J’étais néanmoins assidu aux réunions et bon camarade, un membre du secrétariat fédéral avec qui j’avais sympathisé m’avait appelé ironiquement « le sénateur du Nord ». On excusait ma timidité et mon amateurisme car j’étais le seul de l’assemblée à avoir encore une petite activité salariée. En outre, le syndicat du Nord était encore auréolé de l’affaire des 7 de Lézennes, une longue grève avec séquestration et sanctions démesurées, et j’étais censé faire partie de cette histoire héroïque qui avait vu des personnalités comme Gilles Perrault, Léon Schwartzenberg ou Mgr Gaillot venir au secours des opprimés à l’occasion de débats publics avec, aux premières loges, les camarades martyrs en grève de la faim étendus sur des lits de camp.

Vinrent ensuite les grèves de décembre 1995 et l’impression qu’enfin il se passait quelque chose. Avec les quelques camarades de la section et des gars de la CGT, on occupait le centre et on passait la nuit dans une salle de repos, en attendant de se faire virer, ce qui n’arriva que la veille de Noël. Avec les cheminots, on s’adressait aux usagers des gares et on allait porter la bonne parole dans les universités devant des étudiants ravis. Bourdieu était avec nous, et Touraine et tous les ours savants de la social-démocratie et de la deuxième gauche étaient contre. C’était encourageant.

Les SUD avaient fait des petits et des syndicats s’étaient créés dans l’Éducation, dans la Santé, aux Finances publiques et au Rail. Nous n’étions plus seuls et les aboyeurs de la CGT nous percevaient avec de plus en plus d’acrimonie, nous qualifiant de CFDT bis et de sociaux-traîtres en puissance. Nous avions le vent de l’histoire en poupe et n’avions cure de ces bisbilles confraternelles. Au-dessus de ça, au-dessus de tout. Dans le même temps, on avait créé A.C !, épaulé le DAL dans ses premières réquisitions et participé aux premiers rassemblements altermondialistes. Le monde allait bientôt nous appartenir.

Karim n’était pas encore au syndicat et ce n’est qu’en 1997 qu’il prit sa carte, intéressé justement par les articles sur les SUD qu’il pouvait lire dans Le Monde ou dans Libération. Il avait été déçu et, maintenant que la fièvre sociale était retombée, on en était revenus à des problèmes de représentativité, de développement, de trésorerie, de formation et de répression qui nous bouffaient tout le temps et où sa virtuosité intellectuelle n’avait pas trop à s’exercer.

Nous étions toujours en semble aux A.G et aux congrès, résolument oppositionnels et brocardés par les bureaucrates aux manettes qui ne toléraient pas notre ironie. Nous lancions parfois des motions loufoques, rien que pour voir comment les gens à la tribune prendraient ça, mais nos amendements étaient toujours construits et nous n’avions pas peur de monter à la table pour les défendre. Ils étaient le plus souvent battus d’un cheveu et il arrivait même que certains passaient au grand dam des dirigeants qui pestaient contre leurs troupes indociles. Nous nous retrouvions le soir dans quelque estaminet, où, avec quelques autres, Karim et moi nous réjouissions des bons tours que nous avions joué à ces culs de plomb se servant du syndicalisme pour se planquer à vie. Un bistrot lillois notamment où on commençait avec 5 ou 6 chopes servies d’entrée au comptoir, l’établissement étant interdit de servir de l’alcool après une certaine heure.

J’étais le « vendu de la Fédé », sous-entendu le bon soldat qui fait où on lui dit de faire et n’entend surtout pas bousculer les grands équilibres. Eux étaient d’authentiques révolutionnaires (plusieurs étaient à L.O), des battants, des enragés, la grand peur des bourgeois. Ils se plaisaient à inverser les rôles, à nous tenir pour des tièdes et des mous quand eux étaient de vrais boutefeux, sauf qu’ils laissaient souvent le petit personnel se lancer dans des actions radicales, alors qu’eux se contentaient de dresser les plans d’action et d’écrire les discours pour les prises de parole, rarement au cœur de la lutte.

Karim me remplaça à la Fédé après que j’eusse démissionner en cours de mandat. Il me racontait avec un plaisir non dissimulé ses prises de parole, ses propositions, ses analyses politiques et ses bons mots. À l’entendre, il était plus actif que moi, ce qui n’était pas difficile, et il avait trouvé là un rôle de tribun à sa mesure. J’étais retourné au boulot moi aussi et je m’occupais de communication et du canard de la boîte, l’ultime trahison pour mes camarades animés envers moi des meilleures intentions. En fait, j’écrivais seul des articles ironiques sur la politique de la boîte et la vie du centre, tellement flatteurs et serviles que la direction avait interdit par deux fois la sortie du journal. C’était juste avant l’effondrement de la bulle Internet, le crash boursier et les Twin towers.

Des camarades de Rennes avaient entarté le PDG le jour de l’entrée en bourse et on avait passé les dernières années à se battre contre l’ouverture du capital – entendre la mise en concurrence et la privatisation. On avait perdu, comme on perdait à chaque fois depuis l’an de grâce 1995, la seule consolation résidait dans le fait que nous taillions des croupières à la CGT dans les élections professionnelles. Juste avant la chute.

En 1999, Karim nous avait invités ma femme et moi dans sa résidence secondaire située dans un petit village de la Drôme. C’était en juillet et sa troupe avait encore été invitée à Avignon. Il avait donné rendez-vous, le jour de la représentation, à tous ses amis lillois au bar du Marigny ; chaque invité payant son verre, selon la tradition. Nous étions une quinzaine et il aurait été malséant de commander des eaux de régime.

Karim était déguisé en patron du temps du comité des forges, avec chapeau-claque, cigare, costume et gilet boutonné qui laissait voir son estomac proéminent. Le spectacle était bon enfant, rien de renversant mais des notations justes sur les oppressions, la lutte des classes, le syndicalisme (tiens donc) et la gauche.

On buvait beaucoup avec lui et on avait pu remarquer, avec la promiscuité du quotidien, ses sautes d’humeur de caractériel alcoolique. Il avait toujours son litre de vin à portée de main, son transistor à l’oreille et ses cigarillos en bouche. Il écoutait les arrivées d’étape du Tour et bricolait dans sa cave, le but étant de se constituer une cave à vins avec les meilleurs Côtes du Rhône. Il semblait nous reprocher notre passivité, nous qui étions là en touristes, de déplorer notre absence d’écoute à des problèmes matériels concrets rencontrés dans le cadre de son activité de bâtisseur inlassable. Il faut dire qu’il picolait trop et qu’il dormait à peine 4 heures par nuit, ne supportant pas de nous voir émerger vers 11h alors qu’il était levé depuis 6 h30 du matin en se couchant à 3 après nos parties de tarot.

Très vite, ce qui aurait pu passer pour autant d’incompréhensions et de malentendus se transforma en conflit et en franche hostilité. Nous en étions au pâté de groin, à la salade de museau et à la soupe à la grimace au menu. Nous partîmes après un ultime esclandre où je me permettais – l’audace des timides – de lui dire ses quatre vérités et que nous étions invités pour des vacances, pas pour le suppléer dans ses travaux de génie civil. Les noms d’oiseau fulgurèrent : pseudo-intellectuel, chiffe-molle, hypocrite d’un côté ; va-de-la-gueule, mégalomane, alcoolique invétéré de l’autre . Match nul, complètement nul.

On avait encore défilé ensemble entre les deux tours de l’élection à la présidentielle de 2002, comparant la finale Chirac – Le Pen au duel Lyon – Lens pour la première place du championnat. Chirac contre Le Pen = Aulas contre Martel, avions-nous griffonné sur une pancarte, mettant les rieurs de notre côté.

Plus âgé que moi, Karim fut le premier à partir en retraite et, toujours super actif, il avait bâti de ses mains un gîte rural dans l’Aisne, là où sa femme tenait déjà une pharmacie. Le syndicalisme à la Cosmodémoniaque avait changé, et nous étions maintenant des interlocuteurs tenus pour valables de la boîte, invités à donner nos avis sur tous les dossiers de restructuration que l’on nous présentait. Les comités d’entreprise avaient lissé les rapports sociaux et les syndicats les plus combatifs y perdaient leur âme. On voyait parfois des syndicalistes virulents prendre langue avec les patrons dans les couloirs, négociant en catimini des compromis dont on nous informait à la dernière minute. Quand rien n’était possible, on conviait les salariés à envahir le C.E, mais tout cela semblait finalement convenu, comme dans un petit théâtre où chacun jouait son rôle et s’y tenait.

C’est dans le cadre des activités dites sociales et culturelles du C.E que je renouais avec Karim qui s’était proposé de nous louer son gîte pour un séminaire du bureau. Pour ne pas faillir à la tradition, nous bûmes beaucoup et je terminais la soirée dans un sale état. Je me trompais de chambre et m’étendais tout habillé sur un lit défait avec, le lendemain, la gueule de bois, des nausées et des vomissements.

Karim rigolait bien avec l’air entendu de celui qui nous avait bien « arrangés », comme il disait, nous les petits messieurs importants qui veillaient sans relâche sur les intérêts matériels et moraux des salariés (il se plaisait à citer quasiment mot à mot la Charte d’Amiens). On était revenus sur Lille à moitié endormis après un déjeuner auquel personne n’avait fait honneur.

N’empêche, on s’était bien amusés et, avec ma femme, on avait décidé de passer un week-end dans son gîte, invités par le maître des lieux. Je faisais taire les résistances de ma compagne en essayant de la persuader que Karim avait changé et que ce qui était arrivé dans la Drôme ne se reproduirait plus. Aucune chance.

On arriva donc un vendredi soir, dans ce corps de ferme entre Cambrai et Saint-Quentin et tout s’était bien passé, avec force ablutions et bonne table, comme d’habitude. Il s’était surtout occupé de ses chevaux et on s’était baladés dans des villages dont certains étaient passés au F.N, nous retrouvant autour des repas. Même le Villers-Cotterets de mon cher Dumas avait viré sa cutie. Ce n’est qu’au moment de partir que ma femme me confia que Karim avait eu des privautés à son endroit, l’acculant contre un mur et commençant à l’embrasser. Je décidais d’en rester là et de ne plus fréquenter Karim, son épouse et encore moins son gîte.

Sacré Karim ! Le philosophe, l’homme de théâtre et le théoricien du syndicalisme était aussi un homme à femmes, un dragueur impénitent qui aurait pu s’attirer des ennuis à l’heure de Me too. Mais on n’allait pas se fâcher pour ça et, sans parler d’amitié indéfectible, des liens de sympathie nous unissaient. Et nous unissent toujours, hein, vieille canaille !

10 novembre 2021

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