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NOTES DE LECTURE (17)

ALBERTO MORAVIA – L’AMOUR CONJUGAL – Le livre de poche / Hachette

Alberto Pinchele, dit Moravia, en 1982. Photo Wikipedia

On connaît surtout Moravia pour les adaptations cinématographiques de ses romans qui se sont succédé sur plusieurs décennies. À commencer par Le mépris de Godard (1963), jusqu’à L’ennui de Cédric Kahn (1998), en passant par Le conformiste, de Bertolucci (1970), et on en oublie.

Au point de parfois faire oublier quel écrivain était Moravia. Anti-fasciste longtemps inquiété par les sbires de Mussolini, maître des petites études psychologiques pointilleuses et, surtout, entomologiste de cette bourgeoisie italienne mesquine et névrosée, produit du miracle économique de l’après-guerre. En cela, on pourrait le comparer à un Antonioni ou à un Pasolini tant son écriture est aussi cinématographique, même si les mots, la phrase et le style y jouent un rôle prépondérant. Moravia mêle à plaisir sexe, psychanalyse et politique, un peu comme un Roger Vailland a pu le faire chez nous.

L’amour conjugal ne compte sûrement pas parmi ses œuvres les plus connues, ni même les plus réussies. L’histoire d’un couple de petit-bourgeois en vacances dans une villa toscane, lui s’essayant à écrire un roman ou du moins une longue nouvelle (qui s’appelle d’ailleurs également L’amour conjugal) et elle, jeune mariée rêveuse et insatisfaite, qui finit par se donner au barbier Antonio qui d’abord l’effrayait. Mais les personnages de Moravia sont infiniment complexes et tout en eux se joue sur des détails, des failles minuscules à travers lesquelles point le mystère, le trouble et le désir. C’est aussi la touche impressionniste de l’auteur de nous laisser entrevoir ces soubassements de l’entendement et de la conscience, en spéléologue des âmes.

On a donc ici un court roman qui a pour objet les mystères de l’amour et de la création. Le narrateur s’impose la chasteté avec son épouse pour tout le temps qu’il écrit son livre, attendu qu’il est censé puiser dans cette énergie sexuelle économisée la force de l’inspiration. Mais il perdra sur les deux tableaux : déçu dans ses ambitions littéraires – il trouve au final son roman mauvais – et dans son bonheur conjugal – puisqu’il a surpris sa femme en train de le tromper. Mais est-ce bien la réalité, tant la confusion règne sur un homme torturé et anxieux, incapable de trouver un bonheur simple dans la situation privilégiée qui est la sienne.

C’est tout le talent de Moravia de nous maintenir dans un clair-obscur où rien ne paraît vraiment réel, comme dans un rêve. Au final, le couple reste dans le non-dit et décide sagement de se laisser du temps, lui pour écrire et elle pour l’aimer comme il veut l’être. Un roman qui traite du couple, de la trahison, de la jalousie, de l’amour et, au final, de la vérité des êtres et des choses ; au pays de la conscience en éveil et du doute permanent. Bienvenue en Moravie !

HENRI LEFEBVRE – LE MARXISMEQue sais-je ? Presses Universitaires de France.

On trouve parfois de ces trucs dans les boîtes à livres ! Un vieux Que sais-je de 1948 consacré au marxisme par le grand Henri Lefebvre, l’un des commentateurs les plus doués de Marx – avec Althusser – qui prendra ses distances avec le PCF et deviendra par la suite sociologue et urbaniste (voir l’excellent La révolution urbaine), après un détour par la résistance et l’enseignement. Cette chronique est surtout une occasion de parler de lui.

Mais pas seulement de lui, du grand barbu aussi. Dans ce petit livre, Lefebvre décrit précisément ce que veut Marx (et Engels) et ce qu’est le marxisme qui trouve son origine dans la révolution industrielle et la chute de la société féodale ; dans la révolution française pour l’illustration historique de ce qu’est la lutte des classes (la bourgeoisie supplantant la noblesse) et dans les conditions indignes faites au prolétariat, nouvelle classe sociale des proscrits et des exploités.

Mais le marxisme n’est pas un messianisme, et Lefebvre explique bien que Marx ne soutient pas le prolétariat par pitié ou par compassion, mais parce que c’est la seule classe, par son nombre et sa connaissances des réalités concrètes et objectives du travail et des relations sociales, qui peut faire la révolution.

Lefebvre explique que Marx, après sa critique de Feuerbach, arrive pour analyser les rapports économiques par la méthode scientifique. Partant de Hegel (dont il retient surtout la pensée dialectique), il distingue trois stades de pensée à dépasser par l’analyse dialectique et le matérialisme scientifique : l’élément spontané (biologique, physiologique), l’élément réfléchi (la philosophie des lumières et la montée en puissance de la bourgeoisie et du capitalisme) et l’élément illusoire (le domaine des religions et de la métaphysique). Et Lefebvre de décortiquer un à un les concepts forgés par le théoricien : l’aliénation, l’exploitation, le fétichisme de la marchandise, la lutte des classes, la plus-value, la valeur, l’accaparement des moyens de production, les dialectiques travail mort – travail vivant ; travail – capital ; bourgeoisie – prolétariat ; nature – humanité… Une fois toutes les contradictions dépassées grâce à la connaissance de l’histoire et de la science et à l’action des individus conscients qui auront analysé les rapports de production à un moment historique donné, le capitalisme vacillera pour donner naissance au socialisme, période transitoire avant l’avènement du communisme, société sans classes dans laquelle l’individu pourra enfin développer ses potentialités et satisfaire ses besoins dans la liberté. Marx – et Lefebvre avec lui – ne parlent pas d’utopie – l’utopie appartenant selon eux au domaine de la métaphysique et des utopistes socialistes – mais de réalités inéluctables issues de la nécessité historique. Il serait facile de convoquer à ce stade Staline, Mao, Pol-Pot et tant d’autres grands humanistes, de mettre en garde contre l’utopie fraternelle aboutissant aux sociétés totalitaires, mais le livre date de 1948, on l’a dit, et Lefebvre nous met déjà en garde contre le socialisme réel (les crimes de Staline ne sont pas encore tous connus). Il quittera le Parti dans les années 1950 et deviendra l’un des grands théoriciens du freudo-marxisme, considérant la théorie marxiste valable et pertinente, mais prenant trop peu en compte l’humanité dans toute sa complexité, ses désirs, ses pulsions, ses tendances irrationnelles, le ça ou le surmoi. D’autres philosophes comme Lucien Sève ou Alain Badiou ont contribué à actualiser Marx, et à démontrer qu’à l’ère du capitalisme mondialisé, de l’informatique et du primat des questions écologiques, sa philosophie restait pertinente pour comprendre le monde et pour le changer. Sans parler des Lordon, des Friot, des Zajec et de tous les philosophes qui osent se projeter dans l’après-capitalisme.

Le barbu de Trêves n’a pas dit son dernier mot, et on a beau s’être toujours dit marxiste tendance Groucho et avoir baillé à toutes tentatives de lecture du Capital, cet essai facile à lire nous dit en peu de mots l’essentiel, à savoir que le communisme est une lutte de tous temps et en tous lieux pour l’égalité, la justice et – aussi – la liberté.

PRIMO LEVI – LILITH (Nouvelles) – éditions Einaudi – Liana Levi.

De Primo Levi, on connaît bien sûr le magnifique Si c’est un homme, à la fois témoignage et réflexion sur les camps, la vie quotidienne à Auschwitz où la négation de l’humanité, le triomphe du mal et de la barbarie. Comment survivre dans les pires conditions matérielles et morales ? Comment survivre au milieu des morts, dans la violence et l’abjection ? Né en 1919, il s’est suicidé en 1987, probablement victime, malgré sa carrière d’écrivain et une sorte de résilience, du syndrome du survivant : se dire qu’on a survécu alors que tant d’autres sont morts, une culpabilité atroce qui vous ronge jusqu’à votre dernier souffle.

Levi était chimiste de profession, et on sent sa passion pour les sciences dans ces nouvelles. Des nouvelles inégales, de trois types : celles des camps et d’Auschwitz regroupées sous le nom générique de Passé proche, celles intitulées Futur antérieur et une troisième partie, Indicatif présent.

Les 12 premières nouvelles, celles des camps, sont bouleversantes, là où Levi conjugue avec bonheur l’atrocité érigée en mode de vie avec les mythes, les légendes juives et les textes sacrés. Des personnages marquants qui gardent un fond d’humanité dans des conditions abominables de survie. On retrouve là le souffle et la grandeur de Si c’est un homme.

Le reste est malheureusement bien en-dessous, avec des nouvelles à la lisière du fantastique pour Futur antérieur, voire de la science-fiction. Un fantastique à la Marcel Aymé, qui garde au moins un pied sur terre, mais cette autre douzaine de nouvelles est loin d’avoir l’impact et la force des premières, même si on peut en apprécier le disparate et le sens de l’insolite, voire de l’absurde.

À la fin, on trouve les 8 dernières nouvelles de Indicatif présent, et c’est encore un nouveau genre que Levi nous propose. Des textes à portée plus philosophique, comme autant de chroniques sur l’Italie contemporaine, mais la guerre, inoubliable et enracinée, s’invite souvent dans ces récits où l’auteur dévoile sa passion pour la montagne, comme son compatriote Erri De Luca, dont il a la sagesse et la générosité.

Levi, De Luca, Moravia… C’est la quinzaine italienne.

Sinon, on a l’habitude de ne jamais acheter – et encore moins de lire – le Goncourt, tant on se tamponne des goûts littéraires des Eric-Emmanuel Schmitt et autres Pascal Bruckner (pour ne citer qu’eux). On fera sûrement exception cette année, tant le livre primé de Mohamed Mbougar Saar (La plus secrète mémoire des hommes) semble se rapprocher de l’univers de Bolano et de sa mystique de la littérature. On en parle la prochaine fois.

8 novembre 2021

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