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TASLITZKY À LA PISCINE : PEINTURE SOCIALE

Les témoins – Taslitzky – catalogue de La Piscine à Roubaix.

Un ami m’avait vivement conseillé cette exposition visible jusqu’à la fin mai. Un peintre que je ne connaissais ni d’Eve ni d’Adam, une fois de plus et dont j’ai toujours autant de mal à prononcer le nom. On a parlé à son sujet de « réalisme à contenu social », à ne pas confondre avec le réalisme socialiste. Ce serait dommage, tant son univers est unique et tant sa peinture a quelque chose de fascinant. « L’art en prise avec son temps », c’est le titre de l’exposition et il dit tout sur le regard d’un homme exceptionnel qui a su peindre son temps, ce XX° siècle des pires atrocités comme des plus belles utopies.

« Si je vais en enfer, j’y ferai des croquis. D’ailleurs, j’ai fait l’expérience, j’y suis allé et j’y ai dessiné ! ». Boris Taslitzky

On le verra, Taslitzky avait un don certain pour peindre les enfers, un talent qui doit autant à Goya qu’à Eugène Delacroix.

Ça commence en douceur, par des autoportraits au chevalet, l’image d’un beau jeune homme. Une gueule d’ange mise en valeur par une abondante chevelure coiffée en arrière. Un romantisme échevelé pourrait-on dire, si on ne craignait pas le cliché.

On continue avec des panneaux qui nous racontent les origines familiales du peintre issu de parents juifs russes exilés en France après l’échec de la révolution de 1905. Né en 1911, Taslitzky a déjà son destin marqué par l’histoire.

C’est justement le thème de ses œuvres, l’histoire et le temps ; l’histoire et les hommes qui l’ont faite et qui lui ont été sacrifiés. Ce sont d’ailleurs souvent les mêmes. À l’image de son père qui meurt au front durant la première guerre mondiale. Pour le fils, ce sera la deuxième (doit-on dire seconde?) guerre qui le marquera dans sa chair et qui sera déterminante pour son art.

Taslitzky fréquente dès l’âge de 15 ans les ateliers de Montparnasse où il s’initie à la peinture de Rubens, de Géricault ou de Courbet, un maître dont il apprécie les audaces. Taslitzky est un figuratif, peu intéressé par les courants modernes de la peinture, par l’abstraction, les fauvistes ou les tachistes ; pas plus qu’il ne sera pour les insurrections artistiques de l’après-guerre, qu’elles fussent dada ou surréalistes.

Il peint les grèves de 1936, des ouvriers en colère et des foules sans visage, comme une sarabande joyeuse et insurgée. Il n’oublie pas de peindre la misère et le malheur que diminue la force du collectif. Après 36, c’est la guerre d’Espagne et les républicains que les démocraties occidentales laissent massacrer par les troupes franquistes. Un hommage à Federico Garcia Lorca, pas particulièrement un révolutionnaire, mais assassiné parce que poète et homosexuel. La figure du taureau revient souvent dans ces toiles, de la corrida symbole d’une Espagne brûlante où se mêlent le sang et le soleil.

L’action commande et il adhère en 1933 à l’Association des Écrivains et Artistes Révolutionnaires (AEAR) qui regroupe les intellectuels et artistes du Parti, lui dans la section « peintres et sculpteurs ». L’association aura par la suite maille à partir avec la direction stalinienne du PCF, mais c’est une autre histoire. Communiste, il l’a toujours été, mais un communiste rétif aux mises aux pas, aux oukases et aux autocritiques. En 1936, il est de l’exposition à l’Alhambra autour de l’écrivain Romain Rolland, avec Picasso, Léger, Matisse et Braque. Il illustre des pages du quotidien Ce soir, lancé par Aragon et est ami avec Paul Éluard.

C’est ensuite la drôle de guerre et les camps, là où Taslitzky, comme il l’a dit, va soigneusement peindre l’enfer.

Il est d’abord mobilisé à Meaux et, après la défaite de juin 1940, est fait prisonnier, s’évade et rejoint la résistance dans un réseau du Front national qui n’était pas à l’époque le nom d’une officine fasciste. Il est à nouveau arrêté en novembre 1941 et il connaîtra la ballade des prisons, à Riom, à Mauzac puis à Saint-Sulpice-la-Pointe, dans le Tarn. C’est ce qui lui vaudra le pseudonyme de « peintre de Saint-Sulpice » utilisé par Aragon dans un hommage paru dans Ce Soir. Aragon qui ne pouvait écrire le nom d’un prisonnier dont les dessins étaient interdits. Taslitzky fera d’ailleurs un portrait terriblement ressemblant de Elsa Triolet et d’Aragon. À signaler que ni Aragon ni Triolet n’ont posé pour lui et qu’il a tout composé de mémoire.

Après ses prisons, comme dirait Verlaine, c’est Buchenwald où il fera des centaines de dessins sur la vie des camps. Taslitzky peint l’enfer, donc, avec des gris, des teintes orangées ou rosâtres. Un crayon sûr et des tableaux saisissants qu’il effectuera après son retour d’enfer et la libération du camp de Buchenwald dont il sera l’un des principaux artisans.

Des corps squelettiques, des visages décharnés, des yeux morts, des mains qui supplient. Les dessins et les toiles de Taslitzky témoignent des souffrances et du désespoir des déportés, des suppliciés, des condamnés. C’est impressionnant et on saisit toute l’horreur de la barbarie nazie et des massacres au nom de la race. Des dessins et des toiles où ces malheureux tombés en enfer ont encore quelque chose d’humain, ne serait-ce que par le regard. Il faut regarder, admirer à cet égard un tableau qui s’intitule Les témoins. Bouleversant. Il a aussi fait un portrait de la résistante communiste Danièle Casanova, morte dans les camps, et elle est peinte comme une martyre chrétienne, une sainte. Taslittky s’inspire beaucoup d’une peinture italienne à motifs religieux. On apprend aussi incidemment, sur les panneaux biographiques, que sa propre mère est morte dans les camps.

On a vite casé Taslitzky dans le courant du réalisme socialiste, avec d’autres peintres comme Jean Vénétien, André Fougeron ou encore Jean Amblard qui fut son ami. C’est aller un peu vite en besogne et la peinture de Taslitzky n’a rien de ce pompiérisme à la gloire du socialisme ou du prolétariat. Sa sensibilité et sa manière l’inscrivent en dehors de ce courant, même s’il en restitue parfois le lyrisme et le vent de l’épopée. Mais Taslitzky n’est pas homme à se mettre au service d’une idéologie, d’un parti ou d’un état. Son réalisme est poétique et inspiré ; tout le contraire d’un maniérisme héroïque.

Après la guerre, ce sera les mines. Taslitzky peint les mineurs et leur rude condition ouvrière. Ceux de Denain, et on peut apprécier sa toile la plus emblématique de cette époque : Les délégués.

Ce sera aussi le colonialisme, l’Indochine et l’Algérie, en témoin inlassable. Il faut voir ses dessins où tout le petit peuple algérien est représenté, du combattant à la fatma ; du sage à l’artisan, en passant par les miséreux et tous ceux qui subissent le joug colonial. C’est une peinture fraternelle et profondément humaine qui fait exister un peuple méprisé, avili.

Pour l’Indochine, c’est moins exotique avec des tableaux représentant la grève des dockers de Marseille refusant de charger des armes. C’est aussi le portrait d’Henri Martin, ancien FTP militant internationaliste et anticolonialiste qui sera emprisonné et déchu de ses droits civiques.

Après le colonialisme, viendra le temps des banlieues ouvrières que Taslitzky dépeint avec un réalisme toujours aussi social. Il montre des maisons, des rues, des quartiers et le petit peuple des banlieues, ces gens modestes relégués à la périphérie du Paris haussmannien.

On voit ainsi Bobigny, Montreuil ou La Courneuve telles qu’elles étaient dans les années 1950, avant les grands ensembles, et Taslitzky n’a pas son pareil pour décrire une atmosphère, un coin de rue oublié, une bâtisse isolée qui possède une âme.

Sur un plan littéraire, Taslitzky sera amené à travailler avec le poète Eugène Guillevic avec des illustrations et un portrait de l’auteur. Il écrira sur le tard une autobiographie, Tambour battant, et les différentes éditions de ses dessins seront commentées par des écrivains comme Aragon ou Jorge Semprun.

Dans les années 1970 et 1980, il enseignera le dessin à l’école nationale supérieure des arts décoratifs et il restera productif jusqu’à sa mort, à 94 ans, en 2005. Il est enterré au cimetière du Montparnasse, à Montparnasse, là où tout avait commencé pour lui.

On sort de ce lieu magique qu’est La Piscine les yeux pleins d’images et d’éblouissement et on se dit qu’on peut encore découvrir un artiste dont on ignorait tout à un âge presque canonique. De quoi nous rendre le goût de la découverte et, finalement, l’espoir.

Exposition Boris Taslitzky à La piscine, 23 rue de l’Espérance à Roubaix. L’art en prise avec son temps. Jusqu’au 29 mai.

16 avril 2022

Comments:

Après ton article et aussi parce que ce qui se passe à la Piscine de Roubaix retient souvent mon attention … Je suis allé visite cet artiste qui m’était inconnu alors qu’il participe de la culture qui a irrigué mon approche de l’art … Peintre inspiré des Grands Maîtres – tu le dis bien – qui a côtoyé des artistes majeurs de son/notre siècle … il en
témoigne effectivement des moments tumultueux comme des utopies avec une humanité profonde qui m’a fait pleurer … J’ai regretté un moment de ne plus pouvoir présenter à mes élèves une, deux, rois oeuvres choisies de Boris Taslitsky pour qu’ils saisissent ces moments de l’Histoire … décidément si Roubaix a été capitale de la laine elle peut aussi postuler à celle de capitale de la culture avec ce Musée … sans parler de tout ce qui se passe rue des Arts ou ailleurs dans ces « quartiers » de Roubaix … Bonne suite à nous !

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