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LESTER BANGS : PROPHÈTE PUNK

Lester Bangs en 1976, année punk. Photo Wikipedia

Il y a 40 ans mourait le grand Lester Bangs, critique rock génial et prophète inspiré du punk-rock. Le jeune rock-freak de San Diego devenu critique intègre et passionné aura bataillé toute sa courte vie pour un rock fulgurant et puissant. Deux recueils de ses chroniques circulent encore pour nous montrer à quel point il fut aussi, au-delà de la musique, un grand écrivain doublé d’un moraliste et d’un philosophe. Il fut aussi un type attachant et sensible, tel que nous le montrent ses écrits ; tout cela recouvert sous des tonnes de provocations et d’outrances. Now, the great Lester Bangs, kids !

Jeune étudiant, Lester Bangs écrit dans différents fanzines de l’université de San Diego où ses études le poursuivent, lui qui passe son temps à écouter du rock et du free-jazz et à tenter d’inventer l’écriture qui va avec, comme les poètes beat l’avaient fait avec le jazz bop. Ses premiers articles laissent quand même apercevoir justement un style, une écriture et des points de vue originaux. De belles promesses.

Des promesses qui vont pouvoir s’exaucer grâce à son mentor et protecteur, Greil Marcus, récemment nommé rédacteur en chef d’un nouveau mensuel rock né à l’automne 1967 et basé dans un San Francisco enplein flower-power : Rolling Stone. C’est donc un beau matin de 1968 que Bangs débarque à Frisco avec quelques articles en réserve sur des groupes de rock et des jazzmen aussi divers que Ornette Coleman, le Velvet Undeground ou les Troggs.

Les rapports avec la petite rédaction de ce qui deviendra le journal de référence du rock international n’ont rien de particulièrement chaleureux. Les grandes figures, les pères fondateurs, Jan Wenner et Ralph J. Gleason ont tendance à se gausser de ce grand escogriffe pataud à la moustache tombante qui pénètre dans leur univers comme un chien dans un jeu de quilles. Néanmoins, on concède à Bangs des qualités rédactionnelles, un vécu rock’n’rollien et des goûts – ou doit-on plutôt dire des dégoûts – très sûrs.

Bangs écrit à la fois sur le Free-jazz : Sun Ra, Albert Ayler, Ornette Colemasn ou Sonny Murray ; sur les groupes pop anglais avec une nette préférence pour les mods et assimilés : Kinks, Who, Small Faces ou Troggs (l’un de ses articles les plus célèbres restera un éloge des voyous de Endover) et les groupes américains les plus obscurs à l’époque : le Velvet Undeground, les Stooges, les Fugs ou le MC5. Il faut dire à ce stade que Bangs n’est pas spécialement attiré par l’Acide rock et le psychédélisme en vogue à San Francisco et que les groupes phare du genre (Airplane, Dead et autres) auront à se passer de lui. Ce sont les groupes de Los Angeles qui l’intéressent le plus, à commencer par les Doors, mais aussi Steppenwolf, Love, Zappa, Beefheart et un certain Tim Buckley dont il sera l’un des premiers fans.

D’ailleurs, Bangs crachera souvent sur la révolution hippie et ses penchants pour l’ésotérisme, le mysticisme et les philosophies orientales. Pour lui, tout cela n’est qu’un écran de fumée pour fuir les réalités américaines, celles de la rue, du social et de la politique. Bizarrement, Lester Bangs se fait virer de Rolling Stone après une descente en flamme du deuxième album du MC5 – Back in the USA – un groupe que pourtant il adulait. Atlantic n’a pas du tout apprécié et une cabale s’est montée sous l’influence de Danny Fields pour bouter Bangs hors des lieux saints du rock business. Sus au profanateur !

Qu’à cela ne tienne, il prend ses cliques et ses claques pour rejoindre son protecteur, Greil Marcus, à Detroit, en 1970, où celui-ci est devenu rédacteur en chef, sous la direction de Dave Marsh, d’un nouveau journal qui renvoie Rolling Stone à l’académisme et au ronron : Creem Magazine. Le canard est installé dans un immeuble à la frontière canadienne où Bangs prend ses quartiers, disposant d’une piaule à l’étage. Toutes les grandes plumes de la critique rock se sont donnés rendez-vous dans les colonnes de Creem, souvent après être passés par Crawdaddy ou Rolling Stone justement. On trouve donc, outre Marcus, Marsh et Bangs, des pointures comme Paul Williams, Murray Krugman, Sandy Pearlman, Lenny Kaye, Richard Meltzer, Bill Ward ou Richard et Lisa Robinson. Une certaine Patti Smith y fait publier ses premiers poèmes et un certain Rob Tyner (chanteur du MC5) y produit dessins d’humour et autres bandes dessinées.

Dans Creem, Bangs fait l’éloge d’un certain retour à l’âge d’or du rock incarné par des groupes « décadents » comme les New York Dolls, le Blue Öyster Cult ou les Sparks, sans oublier un tas de groupes de Hard-rock et de Heavy-metal pour lesquels il gardera toujours une certaine tendresse, même si on peut parfois se demander ce qu’il leur trouve. On se souvient de ses interview-fleuves de Lou Reed période Metal machine music, des entretiens pouvant atteindre une dizaine de pages où les deux hommes s’affrontent à fleurets mouchetés jusqu’à en venir parfois aux insultes et aux coups.

Beaucoup de journalistes en France s’inspirent de Lester Bangs, pour le meilleur avec un Yves Adrien période « sweet punk » ou un Philippe Garnier et pour le pire avec un Philippe Manœuvre qui ne trouvera jamais le ton et le style du maître, se contentant d’une caricature à base de « hey les kids ! » ou de « yeah it’s rock’n’roll ! ». Adrien se fait le chroniqueur des premiers émois punks quand Garnier parcourt les U.S.A à la recherche des pépites des groupes qu’annonce Bangs, aussi bien à Boston qu’en Californie et dans le Midwest.

Car entre temps Bangs est devenu le prophète du punk, un genre qu’il fera naître de sa plume : outrage, provocation et sauvagerie ; retour au rock des pionniers avec la technologie d’aujourd’hui. Bangs a quitté Creem et, dans le New York de ce milieu des années 1970, il ne rate pas un concert du Max’s Kansas City ou du CBGB, faisant découvrir au public des groupes comme Mink Deville, Television, Blondie, Richard Hell & The Void Oids, Talking Heads, Pere Ubu, les Real Kids ou Devo. Sur ses traces, oncle Garnier fera la chronique de tous ces groupes de New York à Los Angeles en passant par Cleveland ou Boston. On the road (again).

À ce stade, Bangs écrit dans la presse marginale de New York, Village Voice ou Village Vanguard, avant retour en grâce à Rolling Stone où il recommencera à piger à la fin des années 1970, dans ces années où ses oracles et ses prophéties auront pris forme. Il faut dire cependant que Bangs n’est pas prophète en son pays. Ses articles souvent ironiques et sarcastiques lui ont valu de solides inimitiés et les petits marquis du punk – Verlaine et Hell en tête – lui battent froid quand le reste de la profession le jalouse ou, pire, le méprise. Bangs est devenu un clochard céleste victime des drogues dures (qui circulaient à foison dans les locaux de Creem) et de l’alcool qu’il ingurgite en quantités industrielles. Seuls des groupes de Hard-rock l’ont toujours à la bonne et il se livre aux pires excès avec ses potes hardos dont l’influence est néfaste à son équilibre. Quelques mains secourables vont tenter de ralentir une chute inexorable, notamment celle de l’ami de toujours, le grand Greil Marcus dont il faudra bien un jour chanter les louanges.

Greil Marcus qui fera la préface de deux recueils de chroniques de ce cher Lester : Psychotic reactions et autres carburateurs flingués et Fêtes sanglantes et mauvais goût, tous deux parus chez Tristam dans les années 2004 et 2005. Des chroniques rock mais aussi des chroniques littéraires ou tout simplement des papiers d’humeur à haute teneur philosophique. Un régal de toute façon. Une écriture épileptique toujours au bord du gouffre et des images et des métaphores en permanence ; l’humour, en plus.

On verra aussi Lester Bangs dans le film de Cameron Crowe (lui aussi ancien journaliste à Rolling Stone), Almost famous (Presque célèbre), en 2001, où on peut le reconnaître sous les traits de l’acteur Philip Seymour Hoffman, en influence majeure de toute une génération de rock-critics anglo-saxons, qu’ils signent à Rolling Stone ou ailleurs. Des gens comme Mick Farren ou Nick Kent, en Angleterre, ont assez dit ce qu’ils devaient à Lester Bangs qui ont retenu son conseil «be honest, no pity » (sois honnête, sans pitié).

En 1980, Bangs ne se contente plus d’écrite et il joue dans un groupe de texans allumés du nom des Delinquents, un single témoignera de cette incursion d’un critique dans son domaine d’intérêt, et il le fera avec beaucoup de conviction et d’enthousiasme, deux mots qui le caractérisent.

Lester Bangs mourra à l’âge du Christ en croix, à 33 ans, le 30 avril 1982. Il ne prenait plus ni drogues, ni alcool ni même tabac depuis un an et ce serait justement cela, selon Greil Marcus, qui l’aurait tué, lui qui ne pouvait vivre que dans l’excès et la démesure.

Trop clean, trop propre, Bangs avait eu à masquer la folie qui l’habitait sous des anti-dépresseurs et des anxiolytiques. La fête sanglante était terminée et la funeste normalisation pouvait commencer, sauf que le mauvais génie qui résidait en lui avait refusé tout net cette conversion à la religion des gens normaux. C’était au début de ces années 1980 pourries.

Souvenons-nous de Lester Bangs, une figure inoubliable, une légende éclatante d’un temps où tout semblait possible. Gageons qu’il est au ciel ou en enfer, pas au purgatoire, Lester n’était pas homme des demi-mesures et des compromis.

25 avril 2022

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