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LES DIGGERS : CEUX QUI CREUSENT.

Les Diggers, avec Emmett Grogan en tête, au sortir du palais de justice de San Francisco. Free !

On se souvient des dialogues dans Le bon, la brute et le truand de Sergio Leone. « Il y a ceux qui tiennent un revolver, et il y a ceux qui creusent. Et toi tu creuses !». Les Diggers, joyeuse bande d’activistes et d’artistes de San Francisco, sont ceux qui creusent, comme ces paysans anglais du XVIII° siècle qui décidèrent d’occuper les terres agricoles accaparées par les propriétaires terriens grâce aux « enclosure ». Un petit voyage (a trip, pour faire référence à l’acide lysergique qui coulait beaucoup en ce temps-là) dans le San Francisco du milieu des années 1960 avec les Diggers et la Mime Troup. Roll on… The magical mystery tour !

L’année 1963 vient de prendre fin dans la tragédie avec l’assassinat de Kennedy. Le Texan bas de plafond Lyndon B. Johnson lui succède avec sa New society et, surtout, la conscription des jeunes américains pour le Vietnam, un conflit qui s’enlise et qu’on entend régler au plus vite. Kennedy avait les droits civiques et la nouvelle frontière (l’espace), Johnson est plus pragmatique.

La jeunesse américaine a déjà une longue tradition de révolte à travers les poètes de la Beat Generation et les protest-singers new-yorkais, dont Dylan, qui s’inspirent du baladin syndicaliste Woody Guthrie.

Sur la côte ouest, l’université de Berkeley bouillonne d’autant plus que le gouverneur a interdit les discours politiques sur le campus. Ce sera la naissance du Free speech mouvement avec les premiers activistes de ce qui allait devenir le mouvement hippie. À San Francisco, dès l’automne 1963, des communautés se forment dont celle des Merry Pranksters de Ken Kesey ou de la Family Dog). À l’été 1964, les Merry Pranksters feront leur premier voyage « coast to coast » dans un bus bariolé conduit par Neal Cassidy (le Moriarty du Sur la route de Kerouac), prônant l’amour libre, l’ouverture de l’esprit par les hallucinogènes et le refus de la conscription ; le tout par la provocation permanente et l’outrage.

L’année 1965 voit la conscription s’élargir et les premières manifestations massives contre la guerre organisées par le SDS, les étudiants proches de la nouvelle gauche américaine. Les premiers bombardements (l’opération Rolling thunder) commencent, au napalm, et Malcolm X, agitateur noir des Black muslims qui considérait Martin Luther King comme un modéré, est assassiné. C’est dans ce contexte qu’apparaît la Mime troupe qui va être la première manifestation des Diggers.

C’est à l’origine une troupe de théâtre dirigée par Ron Davis, inspiré par les grands mimes européens et auteur d’un manifeste intitulé Guerrilla theatre. Il s’agit pour la troupe de casser les codes et les conventions du théâtre bourgeois pour aller vers le public dans des parcs ou dans la rue, le faire interagir et proposer des happenings et des situations réelles. Jane Lapiner et Peter Berg, qu’on appellera « le Hun », le suivent dans cette démarche mais ils sont plus radicaux encore. Si Davis s’inspire de Brecht et est profondément marxiste, Berg et Lapiner sont plutôt anarchistes et ils militent pour un théâtre d’action connecté avec les réalités politiques et sociales, sans plus de dramaturgie et de texte.

Alors que les étudiants brûlent leurs cartes de conscription et que les émeutes noires enflamment le quartier de Watts, à l’été 1965, la Mime troupe envahit les parcs de San Francisco pour des spectacles improvisés regardés par les premiers hippies. Au parc Lafayette, ils jouent un spectacle – vérité appelé The Arrest (l’Arrestation) qui voit la troupe embarquée par la police au prétexte que certains comédiens sont masqués. Il faut dire que la Mime troupe s’inspire de la Comedia del’ Arte italienne, et que les déguisements sont requis.

L’essai de Alice Gaillard sur les Diggers (1) décrit spectacle après spectacle et arrestations après arrestations l’épopée des Diggers. Un livre précis dans les faits et qui ne néglige aucun aspect de cette révolution hippie à San Francisco. Fin 1965, un personnage d’importance arrive dans la troupe : Emmett Grogan, d’origine irlandaise et qui aurait fait ses premières armes au sein de l’I.R.A. C’est un intellectuel doublé d’un activiste qui va sortir la Mime troupe du cadre théâtral pour en faire un véritable mouvement social, artistique et libertaire.

1966 est véritablement l’année où les Diggers s’imposent dans la communauté hippie de San Francisco. Les premiers acid-tests et concerts gratuits organisés par Bill Graham avec les groupes de San Francisco (Grateful Dead, Jefferson Airplane, Country Joe & The Fish, Big Brother & The Holding Co et autres Quicksilver Messenger Service) rameutent des foules de jeunes rassemblés à Frisco après avoir souvent fugué et des avis de recherche fleurissent dans toute la ville. En juillet 1966, la troupe joue une pièce de Peter Berg, Search and seizure, au Matrix sur les violences policières à l’encontre des fumeurs de joints. Sur scène, Grogan, son ami Kent Minault mais aussi le futur acteur d’Hollywood Peter Coyote (Peter Cohon de son vrai nom, il se rebaptise en fonction de son animal totem). Timothy Leary et Ken Kesey se partagent les mangeurs d’acides ; Leary en faisant une nouvelle religion quand Kesey en a une vision plus ludique. En septembre, un jeune noir est tué par la police à Hunters point et un couvre-feu est décrété par le maire. C’est aussi à l’automne que les cops investissent Haight Ashbury pour déloger les hippies qui gênent le commerce et des batailles rangées ont lieu sur Sunset strip. Ça se durcit et la relative bienveillance affichée au début cède la place à la répression.

C’est aussi le moment que choisissent Grogan et Billy Murcott pour organiser des distributions gratuites de nourriture cuisinée par leurs soins avec des surplus alimentaires collectés un peu partout. On parlera de soupe populaire pour les hippies, mais les Diggers, à travers la Mime troupe et la richesse de leur créativité, sont bien plus que cela. Une utopie en acte. Grogan est de tous les spectacles et de tous les festivals, devenu le principal acteur d’une troupe maintenant tournée vers le happening et le scandale. Grogan écrit ses manifestes Diggers dans le Berkeley’s Barb et les Diggers sont maintenant connus pour interrompre la circulation automobile aux carrefours de la ville, ce qui leur vaut des arrestations désormais habituelles. Davis n’a pas suivi le mouvement et Grogan est maintenant aux commandes avec Berg et Lapiner. Un article de Ralph J. Gleason dans le San Francisco Chronicle met les Diggers en vedette et des distributions de nourriture ont lieu maintenant chaque jour au Civic Center. L’article est illustré par la photo de 5 Diggers ressortis libres à la suite des « Intersection acts », ou blocages de la circulation. Libres de fanfaronner sur les marches du palais de justice pour un cliché historique figurant en couverture du livre de Gaillard.

1967 sera moins riant. Grogan est arrêté pour trafic de stupéfiants et la police tient sa revanche. Les Black Panthers viennent de se créer et le conflit est désormais ouvert. Les hippies sont de plus en plus nombreux et les flics leur ont déclaré la guerre. Des concerts, des émeutes et des love-in sont perturbés par des arrestations et des emprisonnements. En juin, c’est Monterrey avec la plus belle affiche jamais proposée en matière de festival pop. C’est l’été de l’amour, mais les Diggers alertent sur la concentration des jeunes à San Francisco et sur les besoins criants en matière de santé, de prévention et d’alimentation. Les Diggers deviennent le Free city collective, rejoints par l’écrivain Richard Brautigan, et leur dernier fait d’arme est de célébrer « la mort du hippie », en octobre, dans une parodie d’enterrement. Les drogues dures envahissent la ville et le rêve tourne au cauchemar.

Ce sera sur la côte est que les Diggers feront école avec les Yippies à New York et les White Panthers à Detroit, même si les derniers Diggers californiens vont vite désavouer les actions médiatisées des Jerry Rubin et Abbie, révolutionnaires pour la télévision.

Au printemps 1968, le Free city collective organise des happenings quotidiens sur les marches de l’hôtel de ville et organise un événement au profit des prisonniers de San Quentin. Les assassinats de Martin Luther King puis de Bob Kennedy ont plombé l’année et les temps de l’insouciance sont lointains. Les dernier Diggers du FCC tiennent la Free city convention le 1° mai et ce sera leur sortie de scène, juste avant Mai 68. Un dernier tour de piste avec la célébration du solstice d’été sous le titre « être enterré dans l’éternité ». Les Diggers enterrés dans les trous qu’ils ont creusés ?

Ce sera ensuite la convention démocrate de Chicago et les derniers soubresauts d’une contre-culture qui va finir par abdiquer sous la botte de l’administration Nixon et, en 1969, deux faits divers sanglants – le massacre de Celio Drive par la Manson Family et le meurtre d’un spectateur par des Hell’s angels au festival d’Altamont – sonneront le glas pour le mouvement hippie.

Emmett Grogan sortira Ringolevio en 1972, sur son enfance et son adolescence à Brooklyn comme sur le San Francisco des Diggers, s’affirmant comme un grand écrivain. Il sera retrouvé mort d’overdose sur un quai de métro à Brooklyn, en 1978. La plupart des anciens Diggers ont quitté San Francisco et se sont regroupés dans des fermes dans l’Oregon ou dans les états voisins. Peter Berg créera le biorégionalisme, une forme d’écologie radicale basée sur les liens sociaux et l’autosuffisance et Peter Coyote fera la carrière que l’on sait à Hollywood. Les Diggers ne seront plus qu’une légende urbaine, au même titre que les Merry Pranksters ou la Family Dog.

Autant de vrais idéalistes qui auront donné à réfléchir et à s’engager grâce à leur imaginaire de révolte et leurs utopies lumineuses. Gloire à eux, qui ont creusé pour mettre au jour des pépites de rêve et de joie.

(1)Les Diggers – Révolution et contre-culture à San Francisco (1966 – 1968) – Alice GAILLARD – L’échappée – 2014

23 mai 2022

Comments:

Je ne connaissais pas, et je te remercie pour cette introduction. J’ai par ailleurs beaucoup mieux connu le Living Theater que j’ai vu à la fac de Nanterre en fin 1967, plus les cours que j’ai pris à New York University (NYU) avec Judith Malina il y a une trentaine d’années.

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