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PROCÈS FRANCE TÉLÉCOM : L’APPEL DE LA HONTE

Dessin tiré de la Boîte à outils, commission santé & travail de Solidaires.

Orange amère, Orange stressée… Des titres pris au hasard de toute une littérature sur la souffrance au travail qui a inondé les librairies et dont France Télécom Orange aura été l’emblème. C’était il y a plus de 10 ans, à la fin des années 2000, quand les dirigeants s’étaient donnés pour mission de transformer une entreprise publique en une multinationale, une machine à cash. 22.000 salarié-e-s à faire partir « par la porte ou par la fenêtre » (Lombard dixit), et des suicides, dépressions, burn-out à tous les étages. Ne manquait que le fringuant Thierry Breton, le véritable initiateur, sur le banc d’infamie. Condamnés lourdement en première instance (une victoire sans précédent dans le monde du travail), ils ont eu le culot de faire appel. Petite histoire d’un naufrage social, le pire étant que ça semble recommencer.

L’affaire remonte à loin et, déjà sous Giscard, en 1974, on pouvait entendre ce slogan : «ITT Thomson, n’auront pas les télécoms ». En 1990, Paul Quilès décidait de scinder la Poste et les Télécoms en deux établissements publics d’intérêt commercial. C’en était terminé des PTT.

Le boom de la téléphonie mobile et de l’Internet avait bouleversé les structures de l’entreprise nationale, au milieu des années 1990. Ce n’était que filialisations, recentrage sur le cœur du métier, restructurations, externalisations et segmentation par clientèles. D’une entreprise technique qui avait implanté en deux décennies un réseau téléphonique fiable, il était question de faire une multinationale. Finie la culture technique et les performances technologiques, place au client et au développement à l’international, sur les brisées des rois de la téléphonie anglo-saxons, Vodaphone et Orange U.K en tête. Déjà aux États-Unis, on avait battu en brèche le monopole d’AT&T pour donner naissance aux baby-bells dont Bell Atlantic, Ameritech SBC ou Sprint.

Les milieux d’affaire américains se félicitaient d’avoir libéralisé un secteur s’annonçant lucratif avec le boom d’Internet et de la téléphonie mobile, mais l’obstacle demeurait l’Europe, qui restait une forteresse pour des entreprises publiques à fort taux de syndicalisation et résistant à toute tentative d’ouverture du capital.

Les instances européennes s’en mêlent, et, dès 1994, une directive de la Commission Européenne, rédigée par Sir Leon Britan, un lord anglais libertarien, oblige les États à rendre leur marché concurrentiel, soit à affaiblir leurs services publics et à favoriser la concurrence. À la créer si besoin

Déjà, Thatcher avait beaucoup fait pour briser le monopole de British Telecom qui a dû faire de la place, pour ses activités les plus lucratives, à Orange UK ou à Vodaphone, des majors des télécommunications qui veulent bien laisser à l’opérateur public la téléphonie fixe et un restant de service public (cabines téléphoniques, renseignements, annuaires et lignes fixes). À la même époque, au milieu des années 1990, l’Europe redéfinissait le service public en service universel, soit des obligations portant sur les mêmes domaines, le reste devant se soumettre avec ardeur et détermination aux dures lois de la concurrence, libre et non faussée s’entend.

À France Télécom, Michel Bon, un énarque venu de la gauche (il avait été garde du corps de Pierre Mendès-France au PSU) a déjà fait le ménage et préparé la mariée, en affichant sa volonté de réduire le personnel à 100000 unités (sur 250000 salariés), en réduisant les coûts et en restructurant les services : avec EO2 (Évolution de l’organisation 2), les services techniques se fondent dans les agences commerciales et les techniciens (les lignards) sont invités à vendre des portables en boutiques ou à conseiller des clients Internet en centres d’appel. La partie technique est sous-traitée et tout ce qui faisait partie des activités sociales (garages, restauration, colonies, associations sportives et culturelles, nettoyage) est externalisé. C’est ainsi que des femmes de ménage, après une brève formation, seront invitées à travailler derrière un écran. On imagine la souffrance d’une population soustraite à une activité maîtrisée et invitée à se lancer corps et bien dans la jungle d’Internet.

Mais Bon est aussi pris d’une frénésie d’acquisitions et le Monopoly des télécommunications, un secteur qui s’apprête à faire sa mue, ne le laisse pas inerte. La branche mobile devient Orange après l’acquisition de Orange UK et la même opération est réalisée sur le marché entreprises avec le rachat de l’opérateur allemand E. Quant. TPSA, l’opérateur polonais, passe aussi sous la coupe de l’ogre France Télécom. On se développe en Argentine, en Afrique… Pour l’Internet, on crée une filiale, Wanadoo et l’appellation France Télécom (avec l’esperluette), ne vaut plus que pour l’activité téléphonie fixe. Les notions de service public et de péréquation tarifaire (les mêmes conditions pour chaque abonné qu’il soit urbain ou dans une zone rurale) sont mises à mal, aidées par les directives européennes qui font pression sur les États pour dégraisser leurs mammouths respectifs.

C ‘est ainsi que Télécom Italia cède sous la pression de Berlusconi, suivi par Telefonica (Espagne), Deutsche Telekom (Allemagne), Belgacom et bien sûr British Telecom qui a déjà abdiqué. Tous les opérateurs nationaux sont sommés de rentrer dans le rang de la concurrence avec des opérateurs requins sans scrupules, les nouveaux arrivants étant pilotés par des financiers.

En France, on a le Suédois Télé2, Cégétel (Vivendi et Messier), Bouygues (TF1), puis Free (Niel), Drahi (Altice) et quelques autres. La libéralisation et la mise en bourse, actée au 1° janvier 1998 malgré les résistances syndicales, sont en route et de cette floraison d’opérateurs nouveaux ne resteront que trois compagnies, ce qu’on appelle un oligopole. Ça valait bien la peine de s’en prendre au monopole, au service public et au statut de fonctionnaire. La gauche plurielle de Jospin, avec le socialiste Christian Pierret et le communiste Jean-Claude Gayssot, avaient fait le sale boulot à l’Assemblée nationale et on avait mandaté Michel Delebarre pour une mission spéciale auprès des syndicats. Grand merci à cette pseudo-gauche qui aura été plus loin que la droite.

Vient l’éclatement de la bulle Internet et ses funestes conséquences sur un secteur d’activité qui s’imaginait pouvoir décupler les dividendes pour l’actionnaire jusqu’à l’infini. En 2001, c’est la déroute et l’action France Télécom plonge. L’entreprise, avec ses acquisitions tous azimuts, est endettée de 70 milliards d’Euros en 2002, soit le PIB d’un pays comme le Chili. Il est temps d’agir et, nommé par un Chirac réélu par surprise, Breton, technocrate échevelé passionné de science-fiction, va entrer en scène.

C’est lui qui va restructurer la dette sur les marchés financiers, en remboursant le moins possible mais en veillant à ce que l’actionnaire soit servi. Il commence à dégraisser le mammouth en se séparant des activités pas assez rentables et en misant tout sur les marchés encore émergents de l’Internet et de la téléphonie mobile. Opérateur intégré, ça s’appelle. Pour le reste, on sous-traite et on fait partir le personnel avec des plans sociaux de pré-retraites ou des mobilités dans la Fonction publique.

Breton quitte l’entreprise au bout de deux ans après avoir fait le sale boulot, et c’est Didier Lombard qui lui succède. Il a un profil d’ingénieur des télécoms mais va se révéler être un technocrate mercantile sans aucune compassion. Il s’entoure d’un staff où trônent son bras droit, directeur exécutif, Pierre-Louis Wienes et son DRH, Olivier Barberot. Les directeurs de branche volent en fonction des résultats et le management se veut impitoyable. On veut surtout instaurer la peur et l’insécurité. Pari tenu.

En 2004, le plan Next exige 22000 départs (« par la porte ou par la fenêtre), les cadres ne doivent pas rester plus de 5 ans à leur poste et Lombard fait des discours de plus en plus obscènes à destination d’un personnel médusé. À Lannion, dans un centre de recherche qu’il a l’intention de dégraisser, il lance, fier de sa saillie : « finie la pêche aux moules ! ». Pauvre type ! Wienes, lui, préside le CCE (Comité Central d’Établissement) en soumettant à chaque séance des réformes de structure, en fait des restructurations, de plus en plus implacables. Tout cela est relayé dans les C.E de province et de branche, avec des syndicalistes muselés et une intimidation constante.

Le malaise gagne les cadres et on compte, sur la période 2007 – 2009, 65 suicides et tentatives (avec hospitalisations), sans parler d’un record d’absentéisme et de congés maladie longue durée dus aux risques psycho-sociaux et à la souffrance au travail. En 2008, un rapport du cabinet Technologia basé sur un questionnaire aux personnels fait état d’une situation sociale désastreuse. Un an avant, des syndicalistes de SUD PTT, avec le renfort de la CGE CGC, avaient fondé l’Observatoire du stress et des mobilités forcées avec des médecins du travail, des sociologues, des juristes et des journalistes. L’objectif était de faire en sorte que la peur change de camp et l’Observatoire portera plainte contre la direction pour « mise en danger de la vie d’autrui ».

L’instruction durera dix ans avant de déboucher sur un premier procès en 2018, instruit par maître Jean-Paul Teysonnière. Il faut citer quelqu’un comme Patrick Ackerman, qui a eu le courage de déposer plainte dans ce climat de terreur, une plainte rejointe par tous les syndicats, y compris la CFDT qui a pourtant longtemps été le syndicat maison co gestionnaire de la réforme avec la direction, des nouvelles règles de gestion et des reclassifications jusqu’aux dérives les plus antisociales.

Stéphane Richard avait joué la paix sociale, s’essayant à ménager la chèvre et le chou, la performance économique et un très relatif « bien-être » au travail, mais il semble que celle qui lui a succédé, Christel Heydemann, n’ait pas de ces pudeurs. Le retour des heures sombres ?

En 2019, des premières condamnations pleuvent en première instance : peines de prison, pas toujours avec sursis, et lourdes amendes. Les témoignages des personnels sacrifiés ont convaincu tout au long des audiences et Lombard et Wienes, dans le déni, feront appel, contrairement à Barberot qui en restera là.

D’où ce procès en appel qui a débuté en mai et dont les audiences s’achèvent. Lombard a simplement voulu bousculer les habitudes d’une entreprise trop tournée vers le passé et Wienes n’a jamais eu à connaître les plaintes du personnel. Mieux, les deux scélérats chargent Barberot, l’absent, forcément coupable du malaise social en tant que D.R.H.

Des salauds en col blanc qui ont brisé des vies, toujours tête haute et mains propres. Certains ont réfléchi et fait amende honorable. Eux pas, et ils iront jusqu’au bout de leur logique abjecte de bons soldats des troupes d’élite du libéralisme. À gerber !

Épilogue : les peines requises ont été plus sévères que lors du premier procès mais le verdict n’est pas tombé à l’heure (16h45) où j’écris ces lignes.

21 juin 2022

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