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SŒUR ANNE

L’une des cartes de France de bric et de broc d’Annette Messager. Photo LAM

À rebours de la Sœur Anne du conte de Perrault, Annette Messager, a tout vu venir, mais on se permettra de l’appeler sœur quand même, au nom de la sororité féministe ; ce féminisme radical qui est peut-être le dénominateur commun à toute son œuvre. Une œuvre qui ne se classe pas spécialement dans une école artistique, mais qui se revendique du féminisme. Féministe, animaliste ou tout simplement humaniste, puisque l’exposition vue au LAM de Villeneuve d’Ascq expose tous les aspects de sa riche personnalité artistique : dessins, peinture, installations sur les thèmes qui l’inspirent : le sexe, les animaux et la mort.

L’amateur de football que je suis est tout d’abord surpris par une coupure de journal encadré dans une œuvre appelée Les bourgeois de Calais. L’article de journal est consacré au Racing Club Union Football de Calais, finaliste de la Coupe de France en 2000. La photographie représente un joueur aux couleurs sang et or de Calais lors de la demi-finale gagnée contre les Girondins de Bordeaux. Les bourgeois, ce sont plutôt ceux de Bordeaux et côté calaisien, on a plutôt à faire à une équipe de prolos avec un club à petit budget, petit Poucet qui n’a pas peur des ogres, dans une ville portuaire sinistrée et profondément marquée par les crises migratoires.

Annette Messager est née à Berck- sur-Mer, en 1943, et elle a dit dans une interview que la vision de tous ces malades des os venus là en attendant un miracle médical l’aura beaucoup inspirée. Elle aime visiblement le bizarre, le tordu, le contrefait, le monstrueux et l’anormal sous toutes ses formes.

La brochure de présentation nous parle de « fantastique quotidien », sur le même registre que ces écrivains comme Marcel Aymé qui introduisent des bouffées d’irrationnel dans la vie courante, jusqu’à la tirer vers le surnaturel. On commence dans une vaste pièces où sont tendus des tas d’objets (clés, ciseaux, bijoux…) sur des fragments de corps humains. Une vision effrayante qui donne le ton, mais on s’habitue vite à cet univers mêlant l’effroi aux objets les plus rassurants (coussins, peluches, oreillers…).

Puis viennent les dessins, et elle dessine merveilleusement bien. Un coup de patte qui rappelle parfois un Topor, voire un Willem. Des dessins où des organes génitaux se mêlent à des corps difformes de créatures sorties d’une histoire d’Edgar Poe. Elle a ainsi composé un abécédaire qui traite les hommes de tous les noms et de A jusqu’à Z. C’est drôle et facétieux. Elle dessine des chats, des têtes de mort, des Cartes de France (toute une série amusante où les contours du pays prennent des formes singulières au gré du thème et de sa fantaisie). Une grande carte (magna carta) est jonchée de peluches et d’objets divers, certains représentant des phallus, des bouées, des voiles, des légumes ou des clitoris. On peut tout imaginer et elle imagine tout. On oublie pas le contenu sexuel de l’expression « faire des cartes de France », aux sous-entendus masturbatoires.

Mais l’œuvre majeure est celle qui a été primée à la biennale de Venise en 2005. Elle a pour titre Dessus-dessous et représente une mer de soie rouge ballottée par le vent, ou les courants d’air, laissant apparaître des formes qu’on identifie mal : déchets comme le dit la présentation, cimetières marins, cénotaphes ou pierres sculptées ? L’imagination peut vagabonder au gré du vent sur cette grande pièce d’étoffe qu’on peut prendre pour un lit à baldaquin. C’est aussi là que réside le talent de Messager, dans cette place toujours laissée au spectateur et à sa vision personnelle, qu’elle soit vraie ou fausse. « Une mer de sang ».

On pense ensuite à Goya et aux représentations de la camarde avec des objets sculptés et des peintures sur le thème de la mort, mais surtout des dizaines de dessins de têtes de morts grimaçantes. La mort est dédramatisée comme au Mexique où on essaie de l’apprivoiser en s’en moquant jusqu’à danser sur les tombes. Mais Messager conjugue la mort et le sexe comme le faisait un Georges Bataille, surréaliste métaphysicien vite rayé de la liste par Breton sous couvert de « mysticisme ».

Une partie entière de l’exposition fait d’ailleurs figure d’enfer, avec des images pornographiques et des dessins de corps torturés par la jouissance ou la douleur. Un avertissement est écrit à l’attention du visiteur : « des scènes érotiques explicites peuvent choquer… ». On voit des coïts entre animaux mâles et femelles, des visages suppliciés quand d’autres sont extatiques. Des scènes d’un érotisme puissant rehaussé par des jeux d’étoffes, de tissus en velours rouge ou noir.

De Bataille, on passe sans transition à Robert Bresson, dont le cinéma a beaucoup inspiré son œuvre. Son Procès de Jeanne d’Arc date de 1962, et c’est certainement l’un des premiers films qu’elle a pu voir et revoir à la cinémathèque. Jeanne d’Arc comme première des féministes, Jeanne d’Arc brûlée comme sorcière, relapse et martyr. Le thème de la sorcière est d’ailleurs très actuel chez les féministes, quand on voit le succès de l’essai de la journaliste Mona Chollet. C’est en tout cas une Jeanne d’Arc noire de suie et rouge des flammes du bûcher qui nous est présentée, très loin des images pieuses sulpiciennes et du martyrologue chrétien. Foin d’évêque Cauchon et d’inquisiteurs, on sent Annette Messager proche de cette jeune femme crucifiée par le conformisme de son temps.

On l’a dit, les animaux tiennent une place importante dans son œuvre, tout un bestiaire qui nous les présente sous diverses formes : sculptures calcinées, peluches, papier… Des animaux qui semblent avoir pris leur revanche sur une humanité déboussolée et qui investissent en majesté des monuments emblématiques de la capitale. Elle met en scène Ken, l’éternel fiancé de Barbie et Pinocchio avec un humour féroce. L’œuvre s’appelle La revanche des animaux, et on sent bien que l’artiste a choisi son camp entre l’homme et la bête. Elle semble en appeler à leur règne, à la toute fin de l’épopée humaine. C’est à la fois plein de tendresse et de cruauté et ça lui ressemble assez bien au final.

Qui est donc Annette Messager ? Une étudiante des Arts-Déco ratte de cinémathèque qui gagne un voyage au Japon en remportant un concours de photographie. Sa première œuvre, Les Pensionnaires, montre des oiseaux empaillés qu’elle manipule comme autant de marionnettes. C’est original et avant-gardiste, d’autant qu’elle ne joue pas seulement des couleurs et des formes picturales, mais qu’elle a recours à toute sorte d’objets et utilise, à la manière d’une couturière, toute sorte de matériaux ; des tissus, des étoffes, des papiers qu’elle assemble avec beaucoup de goût, composant des sortes de bouquets de matière.

Dans les années 1980, elle tâte de la photographie et de l’art mural avec comme principaux sujets d’inspiration le corps humain et les animaux, presque toujours sous forme de peluches.

Les années 1990 la voient accéder au sommet de son art avec des installations mises en mouvement par des procédés informatiques. Un travail théâtralisé avec textiles, peluches toujours et objets souvent surdimensionnés. Pour le corps humain, on sait que Annette Messager a longtemps souffert d’un cancer du sein et on comprend qu’elle puisse subir une répulsion en même temps qu’une fascination pour le corps mutilé, le corps malade.

Le meilleur de son œuvre – et on peut regretter que cette exposition, finalement assez vite parcourue, ne soit pas plus une rétrospective de tout ce qu’elle a produit – est encore ses dessins avec notamment la série des Utérus et ce « Vagin ailé » qui semble narguer les machos et les tenants du patriarcat.

Les titres et honneurs suivent : expositions à Munich puis au Musée d’art moderne de Paris dès 1973, Lion d’or à la biennale de Venise en 2005 où elle représente le pavillon français, rétrospectives au MoMa de New York en 1995 puis au centre Pompidou de Beaubourg en 2007. Elle sera couronnée en 2016 du Praemium Imperiale, soit l’équivalent du prix Nobel pour les arts plastiques.

Autrement, elle aime, en cinéma, Dreyer, Bresson, Hitchcock ou Agnès Varda et, en littérature, Beckett, Barthes, Genet et Duras (hélas). Elle aime aussi, on l’avait compris, les maîtres du fantastique, de Mary Shelley à Lovecraft, et son mot préféré est « désir ».

On oubliait de dire, peut-être le plus important, que l’exposition du LAM s’appelle  Comme si , et une voix féminine nous rabâche les deux mots en boucle. « Comme si » ; faire comme si on était immortels, faire comme si on était heureux de vivre, faire comme si on s’aimait et faire comme si la maladie, la misère, le racisme, la guerre n’existaient pas. « Toujours sourire, le cœur malheureux », comme dans l’opérette Le pays du sourire.

On va conclure cet article par une citation d’elle qui vient en résonance avec les autres collections du musée : « j’aime les artistes de l’art brut, je dirais plutôt « l’art vierge », car leurs histoires personnelles sont le théâtre total de leurs créations. Vies et fictions fusionnent totalement, terriblement aux yeux de notre société… Et pourtant, leurs œuvres parlent à tous, alors qu’ils n’ont parlé que d’eux-mêmes et pour eux-mêmes ». Pas mieux.

Jusqu’au 21 août au LAM Villeneuve d’Ascq, autant dire que ce sera fini à l’heure tardive où vous lirez ces lignes, mais on avait envie d’en parler.

11 août 2022

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