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CONSTERNANTS VOYAGEURS VOL. 2

LONDRES

Victoria Sunset, photo Wikipedia.

Nous les auxiliaires ou les stagiaires, on prenait nos congés « en égrené » comme ils disaient, à savoir hors période estivale et fêtes – Pâques ou Noël – et à petites doses. Cette année-là, on nous avait concédé, pour bons et loyaux services, la période des ponts du mois de mai, entre le 1° et le 8 avec, en prime, le jeudi de l’Ascension. On ne savait pas trop qui remercier et on avait décidé, mon pote David et moi, d’aller passer une semaine à Londres, histoire d’aller voir quelques concerts et d’aller pister les dernières traces du Swinging London qui nous avait fait tant fantasmer.

Ça avait commencé dans le train de Paris à Londres, on ne connaissait pas encore l’Eurostar en 1975. On lisait les écrivains de la Beat Generation David et moi, lui plongé dans le Kerouac des Clochards célestes et des Anges vagabonds ; moi dans le Burroughs de Junkie et du Festin nu. On se rejoignait autour des poèmes de Ginsberg ou de Corso qu’on se lisait parfois à haute voix, admiratifs devant leur pouvoir de subversion et cette rythmique des mots qui rappelait le Jazz Bop. On avait sympathisé avec deux Anglais, un jeune type plutôt baba-cool et un plus vieux, plus straight comme on disait, plus à l’image qu’on se faisait du britannique typique. Avec le jeune, on avait parlé blues et on se jetait à la tête des tas de noms et de morceaux de légendes du Delta ou de Chicago. Je lui avais demandé s’il connaissait le « I Wish You Would » de Billy Boy Arnold, repris par les Yardbirds, et il avait exprimé comme une gêne. Je m’étais demandé si la traduction ne pouvait pas être prise pour une proposition équivoque.

On avait pris un hovercraft à Dunkerque et la traversée avait été difficile. J’avais dégueulé tripes et boyaux accoudé au bastingage. La mer était mauvaise et on se remémorait les quelques vers de Coleridge qu’on connaissait grâce à Procol Harum : « la mer était d’encre, le ciel était de jais ». C’était pour nous donner des airs romantiques, le ciel étant d’un bleu azur et la mer toujours d’un gris sale. C’était juste les vagues ballottées par le vent qui faisaient tanguer l’embarcation, la houle, et ça n’avait rien de poétique de voir des morceaux entiers de mon dernier repas déferler dans la Manche.

Puis c’était le train à nouveau, direction Victoria Station. On ne savait pas trop où c’était mais on nous avait expliqué que c’était dans le quartier de Belgravia, du côté de Chelsea. Chelsea au moins, ça me disait quelque chose, à cause de l’équipe de football. En descendant du quai, j’avais eu des écoulements de liquide par les oreilles, et, après avoir partagé un joint avec David, j’imaginais que mon cerveau se liquéfiait et s’étalait par terre. David me rassurait en me disant que le précieux liquide pourrait servir à d’autres, moins dotés en cette matière. Ça m’avait flatté.

Sous la pluie, on s’était rués avec armes et bagages dans un petit hôtel de Victoria Street, pas loin de l’Abbaye de Westminster. L’établissement s’appelait aussi le Victoria House et, décidément, on n’en sortait pas des jupons bouffants de cette reine assoiffée d’ordre dont le magistère s’étendait sur les 7 mers et les 5 continents. « Victoria, was my queen… », comme chantaient les Kinks.

Le directeur de l’hôtel, un vieil italien stressé, avait engueulé le portier qui ne mettait pas assez de zèle à porter nos bagages : « quickly Lorenzo, quickly ! ». On lui avait fait comprendre qu’on n’était pas si pressés et qu’on aurait pu aussi bien les porter nous-mêmes, mais il avait l’air d’en faire une affaire personnelle, comme une preuve matérielle du prestige de son établissement.

On était dans une petite chambre au premier, avec deux petits lits, un coin douche, de la moquette rouge par terre et une fenêtre à guillotine qui donnait sur la rue. Un bed and breakfast pour une semaine payable d’avance pour lequel nous avions investi la moitié de nos salaires.

On se gavait le matin de toasts, de saucisses, d’œufs au plat, de miel et de confiture d’orange, de façon à nous remplir pour sauter le repas de midi. C’était toujours ça d’économisé. On avait pas vraiment réfléchi à ce qu’on voulait faire. On épluchait Time Out et les listes de concerts dans le Melody Maker ou le New Musical Express, ces hebdomadaires format quotidien épais comme des dictionnaires.

Pas grand-chose à se mettre sous la dent dans la période. J’avais noté un concert d’Alan Price au Victoria Theater (décidément, encore la vieille rombière) quand David voulait absolument voir Led Zeppelin à Earl’s Court. On était tombés d’accord sur une soirée californienne à la Roundhouse, sur Chalk Farm Road, avec l’ex guitariste et complice de Country Joe, Barry Melton, plus le légendaire guitare héro John Cippolina qui jouait avec Deke Leonard, des Gallois de Man.

Ça nous faisait trois soirées et la journée, on pillait les magasins de disques en enfournant le maximum de 45 tours possibles dans des grands sacs qu’on avait du mal à porter. En fin d’après-midi, on allait écouter les orateurs de Hyde Park, souvent des petits vieux teigneux à barbiche juchés sur des tabourets qui nous faisaient entrevoir le monde apocalyptique vers lequel nous nous dirigions si les gens persistaient dans leur folie de consommation, de domination et d’égoïsme.

« Well ! », « That’s right », « It’s spoken ! », entendions-nous alentour, sans que notre anglais nous permît de saisir les nuances d’un discours dont nous retenions surtout la véhémence. Puis on allait jusqu’à Piccadilly Circus, faire du lèche-vitrines.

À Portobello, on s’était acheté des fringues, plutôt hippies et on avait tenu à voir les derniers vestiges du Swinging London en nous promenant dans Carnaby Street, bavant devant la façade de chez Grany’s, ou dans Wardour Street, poussant la porte du Marquee où jouait un groupe de Blues boom poussif. On n’arrêtait pas de se répéter qu’on était venus dix ans trop tard.

Le soir, on mangeait des doubles rations de frites et du poisson pané dans des Wimpy (je pensais toujours au Wimpy de Popeye, Gontrand), et on nous servait des bières à deux degrés dans des bocks qu’on aurait pris pour des aquariums. Parfois, c’était une pizzeria ou un Pakistanais, mais certainement pas ces « steak-house » à l’anglaise qui vous servaient des friands remplis de mouton bouilli accompagnés de petits pois d’un vert fluorescent. Nous avions appris à éviter soigneusement ce genre d’insulte à la gastronomie.

On allait parfois au cinéma, mais là aussi, la méconnaissance de la langue nous empêchait d’apprécier les dialogues pour des films de la Hammer ou des œuvres plus ambitieuses comme Une anglaise romantique de Losey (bâillements), Les hommes du président ou Vol au-dessus d’un nid de coucous, le film d’après le roman de Ken Kesey qu’on irait revoir à Paris. On avait vu le Tommy de Ken Russell en avant-première, sur Leicester Square, et on déparait parmi les quelques happy fews triés sur le volet, en robes longues et costumes trois-pièces . De toute façon, on avait trouvé ça tape à l’œil, criard, prétentieux et de mauvais goût et on s’était jurés de réécouter le disque, sitôt rentrés, histoire de se débarbouiller de cette pâtisserie écœurante.

À la Roundhouse, le concert était plutôt cool, avec un public de babs sympathiques qui tiraient dans un bel ensemble sur leurs joints ou leur shilom en se laissant emporter par les soli de Cippolina, leur dieu. Des gars qui auraient tout donné pour voir Quicksilver Messenger Service au Fillmore, en 1967. Melton avait amusé la galerie avec quelques couplets subversifs qui faisaient rire un public conquis. Tout juste s’ils ne lui avaient pas demandé de faire comme à Woodstock : « gimme a F… ».

À Earl’s Court, on avait réussi à avoir des places au marché noir. « This is black market, man », nous avait prévenu un vieux binoclard antipathique, manière de nous signifier qu’il nous faudrait acheter des billets au moins 5 fois leur prix. N’ayant jamais été fan, je serais reparti mais David avait insisté et on avait juste le droit, du fond de la salle, de voir Plant, Page et les autres sur un écran géant, avec nos places à 20 £ dans les poches. Fuckin’ Zeppelin !

Le pire, ça avait été au Victoria Theater où l’ex organiste des Animals avait paru en smoking derrière un piano à queue. Un public de ladies et de gentlemen puant la bourgeoisie friquée et, au bout d’un quart d’heure de pianotage, la crise d’asthme, la première et la seule de ma vie, et la nécessité de quitter la salle aux murs lambrissés. Je passais le restant de la soirée à essayer de respirer devant la fenêtre à guillotine grande ouverte, comme un poisson hors de l’eau.

À la réception, David avait demandé d’appeler un médecin, mais l’italien avait tenu à s’assurer de mon état et l’avait jugé peu préoccupant. Simplement, il me ramènerait un flacon de Ventoline ou son équivalent là-bas acheté à la pharmacie du coin. Ce qu’il fit. Je m’endormais tant bien que mal et, le lendemain, j’allais à l’antenne locale du National Health Service où, après un bref examen, l’homme de l’art me fit à mi-voix cette recommandation : « no smoking !». Une mise en garde que je pris un peu en mauvaise part, après avoir failli crever. En plus, aucun médicament, comme pour attester du caractère bénin de mon affection et du mésusage que je pouvais faire du service public de la médecine. Je jetais le reste d’un paquet de Celtiques dans une poubelle avant de racheter des cigarettes le même jour, des blondes, moins nocives à ce que je croyais.

Le dimanche, on s’était amusés à parcourir les Sunday papers, ces torchons détenus par Murdoch ou Maxwell qui montraient une fille à la poitrine dénudée, épinglaient en une un politicien (de gauche de préférence) pour des affaires de mœurs et revenaient sur les résultats de la journée de football. C’est ça qui m’intéressait, à dire vrai, et de voir les modestes équipes de Queen’s Park Rangers et de Derby County s’accrocher aux premières places au nez et à la barbe des grandes baronnies du royaume. Pour Derby, c’était dû, disait le News Of The World, au talent et à la poigne d’un certain Brian Clough, parti depuis à Nottingham, le coach dont je m’efforcerai de retenir le patronyme. Pour les Rangers, je n’oubliais pas que c’était le club supporté par les Mods de l’ouest londonien. Ça comptait beaucoup pour moi.

Pour améliorer l’ordinaire, on s’était fait un resto indien et on s’était baladés en remontant Oxford Street jusqu’aux quartiers nord ; Muswell Hill, Islington, Highbury, le bastion des Gunners d’Arsenal et les coins qui avaient vu grandir les Kinks ou Rod Stewart. On avait assisté à une bagarre de rue, deux types visiblement avinés qui tombaient à bras raccourcis sur un jeune chevelu se recroquevillant sur lui-même en lâchant des injures et en appelant les passants à la rescousse. Personne ne s’était arrêté et la rixe s’était propagée quelques mètres plus loin entre partisans des deux gros costauds avinés et amis du chevelu. Un peu trop de Guinness, semblait-il, ce que c’est que la boisson…

Puis on était repartis. Il fallait bien que ça se termine et on avait nos sacs en plastique bourrés de disques à écouter qui alourdissaient nos bagages, plus des songbooks de nos groupes favoris, des livres de Selby ou de Burroughs ou des poètes romantiques anglais qu’on se proposait de lire dans le texte, quand nos progrès en anglais nous auront permis de le faire.

Sur le bateau du retour, ce n’était plus le mal de mer (et je pensais toujours à ce vers de Keith Reid dans « A Whiter Shade Of Pale » de Procol : « I was feeling kind of sea-sick ») mais une partie de belote avec un Français de Lille – Claude – et sa dame qui avait sorti un jeu de cartes pornographiques où rois dames et valets étaient représentés nus dans des positions compromettantes. La dame, prénommée Maryse, s’étant vite lassée du jeu, j’en étais réduit à faire des manilles découvertes avec son mari, Claude ; David s’étant lui aussi retiré en disant, parodiant Villiers de l’Isle Adam, qu’il avait toujours préféré jouer au dandy qu’aux cartes.

Ça avait été Douvres – Calais pour cette fois, histoire de varier les plaisirs, et on s’était quittés à Lille. David allait jusqu’à Paris et je souhaitais passer les derniers jours de ces vacances anglaises chez mes parents, histoire de me rappeler à leur bon souvenir.

Je passais le week-end avant la reprise dans ma chambre, à écouter un à un les quelques cinquante 45 tours achetés chez Rock On, à Portobello ou dans tous les disquaires du grand Londres. Je ne descendais que pour prendre mes repas et mon père s’était fâché, me demandant si je me croyais à l’hôtel. Pour faire amende honorable, je lavais la vaisselle, donnais un coup de balai, dressais le couvert et débarrassais la table. On ne m’en demandait pas plus. Avec ce qui me restait d’économies, j’avais acheté une imitation Fender Stratocaster dont j’apprenais laborieusement quelques accords sur une méthode genre « guitare à Dadi ». Ne parvenant pas à sortir grand-chose, je déchantais moi qui croyais qu’il suffisait de mettre l’ampli à fond et de bouger les doigts sur le manche pour avoir l’équivalent d’un solo de Jeff Beck ou de Jimi Hendrix.

Revenu au boulot, on avait passé la semaine à se remémorer notre séjour à Londres avec David et nos conversations roulaient surtout autour des disques que nous avions achetés. La tête penchée sur nos télé-imprimeurs, on discutait des mérites comparés des Small Faces ou des Yardbirds. Durant les pauses, je ressentais une brûlure à chaque fois que j’urinais. Peu après, ce furent des écoulements jaunâtres qui me faisaient hurler de douleur. J’allais voir un médecin qui me diagnostiquait une chaude-pisse et me prescrivait des antibiotiques.

Je repensais à cette prostituée qui se faisait appeler Lola et tapinait vers Soho. J’étais seul ce soir-là et je m’étais laissé tenter. Elle m’avait fait de grands sourires avant d’opter pour un ton plus ferme, me demandant d’aller vite au motif qu’elle avait d’autres clients à servir. J’avais juste osé lui demander de garder ses bas, ce qu’elle ne fit pas – « why should I keep my stockings ?» – avant une éjaculation précoce qui lui valut un sourire cruel. Elle devait penser que seule sa beauté sculpturale pouvait provoquer ce genre d’abandon. Un amour tarifé qui avait encore alourdi mon déficit chronique, surtout que les grèves étaient fréquentes (« ITT Thomson n’auront pas les Télécoms!!! ») et que je n’avais pas l’intention de faire des heures supplémentaires, comme on nous l’avait proposé.

Dans l’immédiat, je prenais un congé maladie et j’allais suivre mon traitement chez mes parents à qui j’avais confié, sur les conseils du médecin, que c’était une cystite. Les antibiotiques tardant à faire leur effet, j’étais allé dans un dispensaire où on me faisait des piqûres. Une cystite, avais-je répété à ma mère qui avait fait des recherches dans son Larousse (ou plutôt Lafrousse) médical mais, lui avais-je dit en complément, on peut aussi bien attraper des maladies vénériennes sur une planche de chiotte mal lavée. Et de penser à cet aphorisme de Cavanna qui se demandait comment on pouvait attraper une chaude-pisse sur la cuvette d’un W.C alors qu’il y avait tant de jolies filles. Je n’allais pas raconter ça à cette brave femme, elle n’aurait pas compris ou aurait pu trouver mon humour déplacé.

« Got a souvenir of London, got to hide it to my mother », chantait Gary Brooker sur le Grand Hotel de Procol Harum. J’avais ramené un souvenir de Londres, et je devais le cacher à ma mère. Et aussi à mon père, moins naïf sur ce genre d’affaires. Venereal desease is such a drag ! Finalement, Londres, c’est très surfait.

26 août 2022

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