Prise de bec ou conflit de canard, selon les rubriques d’un journal satirique lui-même confronté à une affaire. L’arroseur arrosé, après Fillon ? N’exagérons rien, mais ce dernier couac fait un peu mauvais genre pour les chevaliers blancs de la presse française. Résumé des faits et pourquoi, malgré cela et tant d’autres choses déplaisantes, on continuera d’acheter Le Canard Enchaîné.
Pour situer, je ne suis pas un lecteur historique et j’ai commencé à acheter Le Canard il y a 25 ans, dans le même temps que j’arrêtais le Charlie Hebdo de Philippe Val qui commençait à sérieusement m’exaspérer. C’était l’été 1997 et Le Canard Enchaîné barbotait sur l’affaire Yann Piat et la mise en cause des tontons flingueurs et frères de la côte Léotard et Gaudin. Déjà un fiasco journalistique et le licenciement de André Rougeot, celui qui tenait ces informations explosives de la bouche d’un militaire à la retraite pas des plus fiables. Mes rapports avec le journal commençaient sous les pires auspices, mais je n’en ai pas moins continué à l’acheter.
Oh ce n’était déjà plus les grandes heures du journal, avec tous ces noms que je connaissais de réputation après avoir lu le livre de Jean Egen, Ces messieurs du Canard : les Morvan Lebesque, Jean Manan, Vazquez de Soula, Puig Rosado, Moizan, Yvan Audouard… De la vieille équipe, restaient Cardon dont j’avais toujours admiré les dessins, l’inimitable Kerleroux et le petit poète Roland Bacri dont c’était les dernières chroniques. Pas une grande perte en ce qui le concerne.
Mais bon, les informations qu’ils sortaient étaient croustillantes et les dessins souvent drôles, même si on pouvait regretter la relative indigence des pages culturelles.
Je dois dire que j’étais plus proche de Charlie ou de Politis, mais je faisais la part des choses. D’un côté, un journal pro-bagnole, anti-impôts (et anti-redistribution) et plutôt anti-écologiste ; d’un autre une caution écologique en la personne de Jean-Luc Porquet, de l’humour féroce et un exercice hebdomadaire de démocratie citoyenne. Le Canard, quoi qu’on en pense, est indispensable à la démocratie, traquant les abus de pouvoir et les turpitudes des élus et politiciens locaux comme nationaux. C’est foutrement utile, dans la mesure où ces messieurs – dames craignent de se voir épinglées à leur tour, ce qui les amène à des comportements plus vertueux.
Mais mon opinion sur le Canard n’a pas tant d’importance et je n’ambitionne pas d’endosser le statut d’influenceur. Je laisse cette spécialité à des bimbos débiles payées par des marques de maillots de bain. Venons-en aux faits.
Ça avait commencé par une mise en accusation d’un ex-journaliste prestigieux du Canard, Jean Clémentin (alias Jean Manan), qui aurait été un agent de la DGSE ou, pire, un espion au service des pays de l’est. De la Tchécoslovaquie pour être précis. Une affaire qui a fait pschitt, comme aurait dit Chirac, sauf que les faits rapportés par Vincent Jauvert de l’Obs ne sont pas démentis et que Nicolas Brimo, directeur de la rédaction, se dit « sidéré ». Clémentin – Manan aurait même glissé de fausses informations de 1957 à 1969 dictées par le STB, service d’informations tchécoslovaque, et qu’il aurait abreuvé les services de ses notes. Vrai ou faux ? Difficile à établir une vérité quand Clémentin lui-même, maintenant âgé de 97 an, refuse de s’expliquer et plaide la prescription (« une vieille affaire des années 1960 qui n’intéresse plus personne »). Soit. Et un peu facile quand même…
L’affaire qui nous occupe est un peu plus sérieuse. Le service « enquêtes et investigations » de France Inter soulève le lièvre : Christophe Nobili, un journaliste du Canard principal limier de l’affaire Fillon justement, accuse sa rédaction d’avoir salarié l’épouse d’un dessinateur du journal, soit ni plus ni moins qu’un emploi fictif que le Canard a justement pourfendu lors des affaires Juppé, Le Pen ou Fillon.
Le dessinateur est André Escaro, un historique, même si ses dessins sont les plus nuls, et de loin, de la presse française. On se demande ce qui a poussé la direction à le maintenir en fonction après qu’il eût atteint l’âge de la retraite, en 1996. Le Canard se justifie en écrivant dans un article énervé que, dans ces années-là, le cumul emploi et retraite n’était pas légal et que l’épouse Escaro travaillait en étroite collaboration avec son André de mari. Ainsi a-t-on décidé de trouver une combine pour salarier l’épouse afin de rémunérer l’époux et dessinateur, celui-là même qui avait découvert les plombiers de la DST dans une affaire restée fameuse, en 1972.
Un moyen « acrobatique », avoue le Canard, et c’est un doux euphémisme. On imagine qu’une telle affaire aurait pu faire les choux gras du journal si les faits avaient eu lieu dans n’importe quel autre journal ou n’importe quelle autre entité. Même si, et c’est la justification principale du Canard, la combine n’a lésé personne : ni l’État, ni le fisc, ni l’Ursaff, ni la sécu et ni les lecteurs et actionnaires du journal. Voire. En tout cas, ledit Escaro ne fait plus partie des principaux actionnaires du journal dont la liste figure toutes les semaines au bas de l’ours, et ses dessins ont cessé de paraître en mai de cette année. On ne va pas s’en plaindre, le bougre a maintenant 94 ans et gageons que ni lui ni sa femme ne touchent plus le moindre versement du journal.
Alors quoi ? J’ai longtemps hésité et mon intention première était d’arrêter d’acheter le journal, mais je me suis ravisé. Pourtant, j’ai bien d’autres griefs à l’égard du Canard : ses partis pris anti-Mélenchon et anti-gauche en général depuis pas mal d’années ; le Hidalgo bashing auquel il se livre à longueur de colonnes avec sa défense acharnée des automobilistes ; son obstination contre les Verts en sortant de leur contexte petites phrases et propos hasardeux pour systématiquement les dénigrer. En plus, la revue des popotes d’un Claude Angeli, si bien informée qu’elle soit, n’a rien de passionnant et les articles à répétition sur le nucléaire et les centrales à l’arrêt (toujours les mêmes) finissent par lasser. Côté culture, on a souvent, notamment à la rubrique cinéma, des jugements à l’emporte-pièce qui pêchent par manque de culture cinématographique. Côté romans, un certain classicisme pour ne pas dire une certaine ringardise dans des choix pas toujours probants. La page 2 ressemble trop à un florilège des potins entendus dans les couloirs de l’Assemblée nationale et les pages 3 et 4 contiennent des informations pas toujours d’un intérêt évident. Sans parler des contrepèteries et autres pataquès de la presse déchaînée qui constituent leur identité. Ajoutons à cela des tendances individualistes et libérales. Alors pourquoi continuer à l’acheter me direz-vous ?
Parce qu’il y a dans la rédaction des journalistes exceptionnels. À commencer par Porquet qui, inlassablement dans sa rubrique Plouf et ailleurs, défend les valeurs de l’écologie, de la décroissance et du bien-vivre. Parce qu’il y a là une dame, Anne-Sophie Mercier, parmi les meilleures journalistes d’opinion dont les portraits en page 7 sont un vrai bonheur d’ironie et de causticité. Parce qu’il y a la chronique télé de Sorj Chalandon. Parce qu’il y a les dessins de Lefred-Thouron, qui vaudraient l’achat à eux seuls, dignes des Cabu, Pétillon ou Cardon d’antan. Sans parler de Mougey et de ses talents de caricaturiste.
Sans parler non plus de ce qui a été dit au début de cette chronique, à savoir que le Canard est indispensable à la respiration démocratique du pays, qu’il fait acte de citoyenneté chaque semaine, et qu’on imagine pas une France sans son Canard Enchaîné hebdomadaire.
Alors je vais continuer à sortir mes 1,50 € le mercredi, avec plaisir. Soit dit en passant, c’est l’un des seuls journaux papiers qui gagne de l’argent et qui n’a pratiquement pas augmenté ses prix depuis des lustres, passés de 1,20 à 1,50 il y a un an et demi. Si on arrête d’acheter les journaux qu’on aime pour un article ou une chronique qui nous a déplu ou pour une polémique montée en épingle, on n’a plus qu’à se référer aux journaux de France 2 ou de Tf1, qui sont de plus en plus les mêmes. On n’a plus qu’à écouter France Inter et son centrisme exaspérant, RTL démago-populo ou Europe 1 résolument à droite. On n’a plus qu’à lire la presse Arnaud, Bolloré, Niel ou Lagardère. J’en passe et des presque pires.
Comme chacun sait, les médias sont devenus un panier de crabes où quelques milliardaires abusent de l’opinion avec des pseudo-journalistes stipendiés pour talk-shows radiotélévisés. Si on veut bien excepter L’Humanité (critiquable pour d’autres raisons liées à ses liens avec le PCF), Charlie Hebdo (de plus en plus agaçant et péremptoire), le Canard Enchaîné, Politis, Le Monde Diplomatique et toute la presse pas pareille qui fait hélas de la corde raide, la presse française est devenue un ramassis de torchons qui donne le haut le cœur. Allez, on va quand même faire exception avec Le Monde et Libération, mais sûrement pas avec ce putassier de Marianne.
En espérant n’oublier personne. Persiste et signe : Didier Delinotte. Pas une plume de Canard, lui.
12 septembre 2022
Je lis « le canard enchaîné depuis 1966 mais c’est exactement pour les mêmes raisons que D. Delinotte que je continue de le lire chaque semaine après le récent « malaise »: Anne-Sophie Mercier, Sorj Chalandon et Jean-Luc Porquet dans le trio de tête, suivi de Lefred-Thouron et de Kerl’ pour les dessins. Ce sont d’abord eux qui font en effet l’intérêt du Canard. Et j’avoue être aussi très sensible à l’humour des rubriques « A travers la presse déchaînée » et ‘Rue des petites perles ».
Sauf quand je travaille en Extrême-Orient, si je n’ai pas mon « Canard » hebdomadaire, je sens qu’il me manque quelque chose. pour passer une bonne semaine.
Par ailleurs, à l’opposé de Didier D., je ne mets pas du tout « La Croix » dans « le ramassis de torchons qui donne le haut le coeur ». Ce raccourci donne l’impression qu’il n’a pas lu ce journal depuis une éternité, si tant est qu’il l’ait jamais lu. Les informations qu’il donnent sont fiables , le ton est mesuré, ne tombant jamais dans la polémique.. Et les initiatives concrètes pour améliorer la vie en société (en France ou ailleurs) y sont régulièrement décrites.
C’est un journal sérieux qui, de plus, a une réelle considération pour les lecteurs qui lui écrivent, lesquels reçoivent toujours une réponse personnalisée en retour. Ce qui est loin d’être le cas dans la presse française.
Si Didier Delinotte me le permets, je pourrai, par un exemple précis, montrer la différence de comportement qu’ont à l’égard d’un lecteur (moi, en l’occurrence) les deux quotidiens nationaux que sont « La Croix » et « L’humanité », ce dernier journal que j’ai longtemps acheté une ou deux fois par semaine en plus d’avoir soutenu financièrement la campagne de Yann Brossat en 2017. mais dont je me suis éloigné en constatant que bien des thèses du gouvernement chinois étaient reprises
sans guère de recul. Quand on connaît un peu l’Extrême-Orient c’est très gênant…
salut Joêl
J’avais oublié La Croix, que je ne cite pas mais qui pourrait appartenir à cette presse pourrie que je dénonce. C’est maladroit et La Croix ne mérite pas de figurer là, disons par omission. Cela dit, tu as raison, j’ai très peu lu La Croix et j’ai le souvenir d’un Noël Copin incarnation télégénique du centrisme. Il y avait aussi un critique littéraire fameux du nom de Lucien Guissard, je crois. Mais encore une fois, j’ai peut-être acheté 3 numéros dans ma vie (quand il n’y avait rien d’autre) et ça m’a pas laissé un souvenir impérissable.
Quant à l’Humanité, ses rapports avec la Chine et la Russie (et d’autres) sont bien sûr contestables, mais si on sait encore ce que la gauche veut dire, on ne peut que continuer à le lire.
Pour ta proposition enfin, je permets tout ce que tu veux.