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NOTES DE LECTURE (35)

PETER CHEYNEY – LA MÔME VERT-DE-GRIS – Gallimard Série noire.

Avec James Hadley Chase et Carter Brown, Cheyney fait partie du trio de tête des pionniers du polar américain. Plus populaire que Chandler et Hammett, on connaît la personne de son héros – Lemmy Caution agent spécial du FBI – à travers les films français des années 1960 avec Eddie Constantine ; panama de traviole, gabardine à épaulettes, gueule cabossée et Luger dans la poche revolver, la bien nommée en ce qui le concerne.

Au-delà de ce personnage caricatural et de son univers fait de « whisky, cigarettes et petites pépés » (comme chantait Felix Maerten), il y a les romans de Cheyney qui ne sont pas piqués des hannetons, pour reprendre une expression millésimée que n’aurait pas dédaignée son traducteur, Marcel Duhamel.

Son traducteur et peut-être celui qui donne ce caractère insensé et presque surréaliste à ce livre. N’oublions pas que Duhamel, fondateur de la Série noire, a fait partie du groupe surréaliste et il en reste quelque chose à travers ses traductions.

Le roman est sorti en France en 1945 et, au-delà de l’intrigue, on est frappés par des expressions loufoques et des dialogues quasiment surréalistes, justement. L’histoire, pour la résumer à gros traits : Caution se fait passer pour un brave citoyen de Mason City (Iowa) pour avoir l’air d’un plouc inoffensif et enquêter tranquillement sur un double meurtre dans une boîte de nuit en prélude à un coup fumant consistant à intercepter une cargaison de lingots d’or qui doit transiter de la banque d’Angleterre au trésor américain. On passe sur les rebondissements et les multiples scènes où Caution est à la merci des truands et n’en a plus pour longtemps. On s’arrête sur les personnages hauts en couleur de Willie le Pigeon, un fils de famille dévoyé, Gueule de bois, un journaliste qui fraye avec la pègre, Saltierra, un truand sadique cocaïnomane et sa petite amie Carlotta, chanteuse de cabaret et femme fatale qui s’avérera finalement être une alliée de Caution. C’est elle, la môme vert-de-gris du titre. Quelle sâââlâââde ! comme dirait Caution / Constantine.

Voilà, c’est enlevé, écrit avec les pieds mais drôle à n’en plus pouvoir. Une insulte au bon goût bourgeois et un petit chef-d’œuvre de culture populaire, un peu à la manière des André Héléna, Léo Malet ou autres Pierre Siniac chez nous. Bref, on se régale, sans trop se casser la tête, un peu comme quand on regarde un western des familles. Réjouissant !

GEORGES FRIEDMANN – LE TRAVAIL EN MIETTES – Idées / Gallimard

« Sans travail, toute vie pourrit. Mais sous un travail sans âme, la vie étouffe et meurt ». Friedmann cite Albert Camus en exergue d’un livre écrit en 1956 et dont l’actualisation date de 1964, année de sa reparution. C’est dire qu’on pourrait croire que ses problématiques, ses interrogations et ses perspectives sont dépassées. Il n’en est rien.

Friedmann se livre dans une première partie à une critique de Taylor et de son organisation scientifique du travail. C’est le travail en miettes qui satisfait aux normes élevées de production mais qui est facteur d’absentéisme et de troubles physiques et mentaux. Il plaide donc pour l’élargissement des tâches et nous prouve sa pertinence à travers enquêtes et statistiques menées aussi bien en France qu’en Angleterre, aux États-Unis que dans les pays de l’est.

Mais l’intérêt du livre va bien au-delà car Friedmann envisage le travail sous un angle anthropologique et il critique aussi les prophètes de l’automation totale et de la civilisation des loisirs. Pour lui, le travail parcellisé, morcelé est aliénant, mais le même travail qui laisse place à l’imaginaire, à l’habileté et à la créativité est constitutif de l’individu au sens où il lui permet de s’accomplir, voir de s’épanouir, tout en lui donnant un rôle social et une place dans la communauté humaine.

Friedmann prend des exemples concrets et évoque les périodes hors-emploi (chômage, retraite, maladie) vécues difficilement par des salariés dont le travail a toujours été peu gratifiant et aliéné. Après des critiques sur Durkheim, Marx et Freud, il imagine un travail désaliéné et libéré de ses principales contraintes, et il plaide pour en arriver là sur une culture humaniste qui aurait sa place dans la civilisation de la technique dont on ne peut plus s’affranchir. Là où Platon parlait de rois philosophes, Friedmann souhaite des sociologues ou psychologues rois pour « rappeler à tout moment, dans les remous de la grande aventure de l’homme aux prises avec la technique, les exigences profondes de son équilibre et de son bonheur ».

C’est la conclusion d’un livre intéressant dont les questionnements sont toujours actuels, à en juger par les ouvrages d’un Thomas Coutrot ou d’une Danièle Linhart. Le premier invitant à repenser le travail en donnant toute sa place à la démocratie dans un champ qui la nie et la seconde démontrant à longueur de livres qu’à travers le « new management », on assiste au retour du taylorisme, même dans le secteur tertiaire comme on le voit avec les scripts dans les centres d’appel, par exemple.

En tout cas, une lecture qui nous invite à penser le travail dans toutes ses dimensions, comme l’ont fait aussi André Gorz avec l’autogestion ou Jacques Ellul avec la technique. Un classique qui devrait prendre place dans la bibliothèque de tous syndicalistes, ou simplement de tout humaniste.

HENRY D. THOREAU – LA DÉSOBÉISSANCE CIVILE – Le mot et le reste.

On a déjà parlé de Thoreau ici à propos de Walden, son maître livre où il raconte comment on peut vivre en forêt, loin de toute civilisation, en homme libre. On connaissait les éditions Le mot et le reste pour ses publications de biographie de chanteurs et groupes de rock, mais c’est ici l’écrivain libertaire américain et son grand classique, La désobéissance civile, qu’ils ont réédité en 2018. On parle beaucoup de désobéissance civile dans les associations écolo-altermondialistes et dans les mouvements sociaux. Ce petit livre a le mérite de nous amener à la racine du phénomène.

Précisons tout d’abord que Thoreau n’a rien d’un activiste, de même qu’il serait abusif de le taxer d’anarchiste. Il se veut un citoyen libre qui ne reconnaît que sa conscience comme guide, éclairée par la sainte bible.

Pour le situer, Thoreau est un intellectuel américain du 19° siècle (1817 – 1862, mort à 44 ans), ancien étudiant de Harvard, ami et disciple du poète Emerson. Il n’a eu de cesse de se plaindre de l’inculture et du matérialisme de ses contemporains, prisonniers d’une société mercantile.

Le citoyen Thoreau a un jour refusé de payer ses impôts en protestation contre l’esclavage et la guerre d’annexion que son pays menait au Mexique. Il a fait une journée de prison et l’un de ses voisins a payé sa taxe pour lui, mettant fin à sa détention. À son grand dam.

Un texte court d’à peine 40 pages, augmenté d’un bel appareil critique pour faire bonne mesure. Thoreau convoque les philosophes dans un bel exercice de logique pour nous prouver que son point de vue est sensé et qu’un individu peut et doit s’opposer à l’État s’il estime que sa conscience s’élève contre ses agissements. Pour lui, les juges et les lois ne sont que le reflet d’une constitution rédigée par les pairs de l’Union qui n’ont pas prévu une guerre de conquête ou l’esclavage, ce qui la rend caduque. Ainsi, un citoyen de Concord, Massachusetts, peut-il faire la grève de l’impôt même si les événements ne le concernent pas au premier chef, en tant que citoyen de l’Union, justement.

Le titre « La désobéissance civile » n’a pas été choisi par l’auteur (le titre original est Résistance au gouvernement civil), et il s’agit là d’une désobéissance qui rejette, voire nie toute action collective. Là est la principale critique qu’on peut lui faire. C’est une belle conscience, en tout cas c’est l’idée qu’il s’en fait, qui s’oppose à un législateur au nom de ses droits et de sa morale. Soit un individu d’exception qui se sent assez fort pour ne pas se soumettre au sort commun, soit plus un libertarien finalement qu’un anarchiste. Ajoutons qu’il est souvent plus moralisateur que moraliste.

Thoreau a quand même eu le grand mérite d’introduire la notion de désobéissance – désobéir à une loi si on estime qu’elle est injuste d’un point de vue moral – mais il ne faudrait pas pour autant en faire le modèle d’un Gandhi, d’un Mandela ou d’un Martin Luther King, même si les trois se réclamaient de lui. De même, les altermondialistes et les écologistes radicaux seraient bien en peine de trouver dans ce texte des motivations suffisantes pour leurs actions qui ont plus besoin du collectif et du social plus que de la morale et de l’éthique. Ses sermons ne sont pas des théories.

Tout cela n’enlève rien à une pensée rigoureuse et rationnelle, pacifiste et écologique avant la lettre, et profondément humaniste dans son rejet de la domination, qu’elle soit raciale ou économique. Disons que Thoreau est un grand sage, pas le théoricien révolutionnaire que beaucoup ont vu. Un honnête homme qui se pique de philosophie avec des penchants utopistes. C’est déjà beaucoup !

Pour aller vite, une sorte de Rousseau amerloque.

JEAN VAUTRIN – L’HOMME QUI ASSASSINAIT SA VIE – Fayard.

Jean Herman alias Jean Vautrin, de Bègles, comme les radis. photo Wikipedia.

Le grand Jean Vautrin, Jean Herman de son vrai nom, assistant (pour Rivette ou Rossellini), scénariste et cinéaste (Adieu l’ami, Jeff ou Le dimanche de la vie) avant de passer à l’écriture. D’abord dans la Série noire avec une série de polars emballants comme Billy-Ze-Kick, À bulletins rouges ou, plus tardivement, Canicule, Groom ou Bloody Mary puis avec des romans dits de littérature générale qui lui ont même valu un Goncourt, dans les années 1980 (Un grand pas vers le bon dieu).

Le présent ouvrage appartient un peu aux deux genres, polar et littérature « blanche », comme on dit chez Gallimard. Plus polar que blanche, quand même. L’histoire est complexe et on se contentera de la résumer à gros traits.

François Frey vient de sortir de prison, ayant payé pour les malversations de son beau-père. Il en sort meurtri, dévasté, dans un état proche de la folie. C’est l’homme qui assassinait sa vie mais avant cela, il assassine son ex-femme, la deuxième, son beau-père et quelques victimes collatérales. Gus Carape est un privé sans affaire, ancien flic dépressif. Disons deux affaires sans grand intérêt : un patron portugais d’une compagnie de transport qui se livrerait à un trafic de travailleurs immigrés et le fils autiste de Madame Castabonne, communiste toujours révoltée, qui a disparu. Kowalski est un flic obèse et brutal toujours en quête d’une piste à suivre. Les trois trajectoires vont se croiser.

Gus part sur l’autoroute avec la mère Castabonne quand Frey s’échappe par les mêmes voies avec le cadavre de son ex-femme dans son coffre. Les deux hommes se défient en voiture, Mercedes contre BMW, à la course d’abord, puis ils se rapprochent et sentent qu’ils ont quelque chose à faire ensemble. Une sorte de mimétisme suicidaire. Kowalski a reniflé du louche et il les prend en chasse.

On ne va pas dévoiler la fin, des fois que vous tomberiez un jour sur ce livre. Disons que ça finit mal, mais on s’en doutait. Un carnage. Tout est noir dans ce livre, avec des personnages désespérés et des comportements suicidaires. Le monde de Vautrin n’est pas rose, et il pue l’essence, la pourriture, la bêtise et la haine. Jean Vautrin, décédé en 2015, a eu un fils autiste, ce qui n’est pas anodin dans le récit.

L’action se passe à Bordeaux puis sur l’autoroute vers Toulouse et l’Espagne. On est admiratifs devant le style célinien de l’auteur ; ses phrases choc, ses inventions langagières, ses néologismes et ses expressions cocasses. Un auteur qui invente et qui ne se contente pas du dictionnaire. C’est rare.

En fait, Vautrin est un mélange de ce qu’il y a de meilleur dans le polar français (Jonquet, Manchette) avec l’humour d’un San Antonio et toute une tradition de romanciers qui n’ont pas eu peur de faire des enfants à la littérature, comme Queneau ou Vian. Autant de références qui suffisent à comprendre qu’on a toujours aimé Vautrin, avec son pseudonyme balzacien d’écrivain réaliste. Encore une référence. Mais son style est unique et on n’est pas près dans la littérature actuelle à le dépasser, surtout Vautrain où vont les choses… Vautrain d’enfer ! (on pouvait pas la louper).

26 septembre 2022

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