NEW YORK
J’avais réussi à faire publier un article sur lui dans un magazine de rock à petit tirage. Lui, Reginald, un chanteur à la limite du yéyé et du rock’n’roll qui avait connu un petit succès dans les années 1960 en France. Ou disons pour être plus précis, de 1963 à 1968, année où l’une de ses tournées dans la France profonde était restée encalminée en mai par les grèves en tous genres et où son groupe l’avait quitté. Un dernier 45 tours et c’en était terminé de la résistible carrière de Reginald – son nom de scène – après quelques passages dans des émissions de variété de l’ORTF. Exit.
12 longues années à l’abri du succès et de ses contraintes. J’avais appris récemment qu’il habitait New York, pas loin de Central Park. L’un de ses amis français expatriés lui avait mis l’article, élogieux va sans dire, sous le nez et il avait tenu à inviter l’auteur, c’est à dire moi, à le rencontrer et à passer quelques jours chez lui.
Au téléphone, il m’avait raconté sa vie d’après son retrait du show-business, et les différentes étapes de sa reconversion.
Au vrai, il n ‘avait pas quitté les planches si tôt que cela. Il avait fait partie de la troupe de deux comédies musicales (on ne disait pas encore opéras rock) dont l’une avait fait scandale, les premières avaient été jouées au théâtre de la Porte Saint-Martin, à Paris. Puis il avait fait le tour du monde, ou presque : l’Espagne, le Maghreb, l’Égypte, l’Iran, l’Afghanistan, l’Inde avant l’extrême-Orient, passant du Japon aux États-Unis et de là en Amérique latine. Son périple s’était terminé en Écosse où il avait été appelé à superviser un chantier de jeunesse pour une O.N.G. Laquelle ? Il était resté très discret sur le chapitre et ce n’était pas vraiment une interview. À qui l’aurais-je proposée d’ailleurs ? Après, c’était une tentative avortée de come back à la faveur des années punk, une station à Paris puis à Londres avec un groupe pop du nom de Spooky Tooth avant de s’établir définitivement à New York où il avait d’abord repeint des lofts et des appartements avant d’accepter un travail de cameraman pigiste pour le bureau new-yorkais d’une grande chaîne de télévision française pour laquelle il était parfois amené à partir en reportage.
Juste une longue conversation transatlantique de deux bonnes heures où je lui avait aussi un peu parlé de moi. Nous avions semblé curieux l’un de l’autre, même si c’est lui qui s’était de loin le plus raconté. Il est vrai que je n’avais pas grand-chose à lui confier : mon boulot aux P.T.T, mes activités syndicales, mes piges refusées par la plupart des journaux, mes passions pour le rock et le football ou mes débuts ratés d’écrivain dont le premier manuscrit avait été renvoyé unanimement par les professionnels de la profession. Pas de quoi en faire des tartines. La vedette, c’était lui.
Il m’avait aussi parlé de ses amis français, tous des rescapés des sixties venus s’échouer dans la grosse pomme pourrie comme des vers qui passaient la tête de temps en temps, histoire de s’informer de l’état du monde. La métaphore était de lui. Il y avait un ancien impresario toujours propriétaire de deux boîtes à la mode à Paris, un ex animateur de radio reconverti en producteur pour chanteurs disco et une chanteuse qui avait eu elle aussi son quart d’heure de célébrité à la même époque que lui et épousé le batteur démiurge d’un groupe pop français connu. Quelques anglo-saxons aussi, un personnage haut en couleur du Swinging London, découvreur de nombreux groupes anglais de l’époque, c’était un Russe typique à chapka et lunette de myope avec un accent slave à couper au sabre, paré pour les hivers new-yorkais et puis une chanteuse anglaise un temps épouse d’une pop star tombée dans l’héroïne et zonant autour de Times Square en quête de sa dose quotidienne. Il m’avait d’ailleurs prévenu contre la drogue qui circulait dans cette Babylone moderne (là aussi, c’était son expression), sans parler des efforts qu’il avait dû fournir pour rester en dehors de la poudre dans un milieu qui en était friand.
C’était là ses amis new-yorkais, plus un ex admirateur qui avait était un pionnier de la télévision par câble, ex-étudiant de Nanterre ayant fait Woodstock et n’étant plus rentré en France, et aussi le fils d’un ex-fan, pied-noir de Saint-Ouen, devenu flic au NYPD et archiviste officiel du chanteur. Il avait condamné une partie de son habitation pour son idole, bourrée de ses disques, de cassettes, de magazines où il était apparu et de documents audiovisuels divers et variés. Le gamin était devenu quasiment son factotum, toujours prêt à lui rendre service et à venir au devant de ses moindres désirs.
J’avais pris l’avion à Charleroi, car j’habitais à l’époque à la frontière belge. C’était une semaine après les élections et Mitterrand et les socialistes avaient pris le pouvoir. J’avais voté pour lui, au second tour, et pour une fois j’avais gagné. Quand j’avais vu sa troncha apparaître à la télé, je m’étais mis à sauter de joie comme si le Stade de Reims avait sorti une grosse pointure du championnat en coupe de France. Une euphorie qui n ‘allait pas durer longtemps, mais c’était quand même ça de pris.
J’arrivais à l’aéroport JFK en soirée, complètement dans les vapes, et Reginald m’avait conseillé de prendre un taxi pour son appartement qui se trouvait dans Manhattan. Je prenais donc un Yellow cab en pensant immanquablement à mes souvenirs de Robert de Niro et de Taxi driver. D’ailleurs, j’avais vite compris que tout serait comme ça, simplement comme des vérifications de souvenirs visuels accumulés dans ma mémoire via le cinéma, la littérature et la télévision. New York n’existait pas vraiment en soi mais n’était que confirmation grandeur réelle de ce que j’avais dans la tête. Un drôle d’effet. D’abord Céline et sa vision d’un New York ville verticale. On ne saurait mieux dire. Des buildings phalliques qui, tous, léchaient le ciel.
Tandis que je recomptais mes billets verts, le chauffeur s’essayait à bredouiller quelques mots de français pour m’être agréable. Un type plutôt sympathique avec un cou de taureau, un visage rougeaud et des mains comme des battoirs. Il portait une casquette des Yankees à large visière et des lunettes noires, ce qui dissimulait largement son visage. Il s’enquit poliment de l’endroit d’où je venais et, pour simplifier, je lui dis que j’étais de Paris. Vues les compétences en géographie de l’Américain moyen, je n’allais pas lui citer des villes du nord de la France ou de la frontière belge.
Je m’attendais aux réactions habituelles quand on prononçait le mot magique de « Parisss », mais il n’en fut rien et il me fit juste remarquer que son père était mort en Normandie lors du débarquement et que son grand-père était tombé dans les Flandres, du côté d’Ypres. Il avait payé un lourd tribut familial à la France, à la liberté et à la démocratie. Il prononçait le mot avec difficulté. Je profitais de ce qu’il ait parlé d’Ypres pour rectifier ma provenance et lui dire que, en fait, j’habitais dans le secteur où son aïeul avait trouvé une mort certainement héroïque, avec peut-être de l’ypérite dans les poumons, sûrement même.
On n’avançait pas et je me disais que Reginald allait m’attendre. Peut-être aurais-je mieux fait de prendre le métro, mais mon sens de l’orientation atrophié m’aurait fait perdre autant de temps, sans parler de mon incapacité chronique à lire des plans, des cartes et à suivre des directions sur des tableaux lumineux.
J’arrivais enfin devant son bloc, dans la 57° rue. On était passés par Times Square et Park Avenue, dont j’avais entendu parler par des chansons de Lou Reed ou du Velvet Underground. Tout se rapportait à mes admirations de jeunesse avec quelques endroits que je tenais à voir, les clubs de Greenwich Village où avaient débuté les folksingers, le Brooklyn de Hubert Selby, le Harlem de Chester Himes, le CBGB, le Max’s Kansas City et tant d’autres lieux mythiques qui, j’en étais sûr, ne pouvaient que me décevoir dans leur cadre naturel et sortis de mon imaginaire enfiévré d’adolescent. Je savais que la déception m’attendait à tous les coins de rue. Pourquoi voir New York après qu’on l’a tant rêvé ?
Reginald m’accueillit chaleureusement, comme sorti de la douche, avec déjà une ample robe de chambre et des pantoufles où s’imprimaient des personnages de Tex Avery. Parvenu aux abords de la quarantaine, il avait toujours cet air d’enfant frondeur avec ses mèches blondes, ses yeux verts et son éternel sourire un rien ironique. Il me proposa un cocktail de bienvenue, un whisky Sour dont il s’était fait une spécialité. Il prenait des libertés avec la recette en ne mettant pas de blanc d’œuf et avait presque l’air de s’en excuser, mais ça ne me dérangeait nullement. Il avait préparé un petit repas avec un vieux Bordeaux qui dénotait pour une recette de poulet aux ananas avec force mayonnaise. C’était plutôt bon, quoique original et on était passés au salon après s’être empiffré de pâtisseries onctueuses qu’il avait achetées à mon intention. J’avais mis mon maigre bagage dans la petite chambre qui m’était dévolue et il semblait gêné pour me dire qu’il se coucherait tôt ce soir car il devait s’absenter pour un reportage à Washington qui l’éloignerait de New York pendant deux jours, mais je pouvais me rassurer, il reviendrait en fin de semaine. Il me confierait la clé et je n’aurais qu’à me balader dans la ville en fonction de ce que je voulais voir. Pour me guider, il m’avait déplié une grande carte, qu’il me laisserait, avec des repères colorés censés désigner tous les endroits dont je lui avais parlé. Il avait marqué le pont de Brooklyn pour Sonny Rollins, l’Albert Hotel pour le Lovin’ Spoonful ou la bijouterie Tiffany pour Gregory Corso. Plus Harlem, le Bronx, le Bowery et bien d’autres endroits que ma mémoire avait déjà fréquentés.
– « Alors, avait-il attaqué bille en tête, vous êtes devenu un pays socialiste. Ça y est, les chars soviétiques sur les Champs-Élysées et l’adhésion au Comecon ?
– N’exagérons rien, ce sera au mieux une social-démocratie. Les socialistes, même avec les communistes, n’ont rien de révolutionnaires. La bourgeoisie peut se rassurer et les prolos pourront toujours attendre le grand soir.
– Et toi tu te barres trois jours après la victoire des socialos, franchement, ça fait louche. C’est la fuite des cerveaux ou des capitaux ?
– Les deux mon général, fis-je en riant. J’avais envie de changer de sujet car je comprenais que, politiquement, nous n’étions pas du même bord .
– De toute façon, avec Reagan ici et Thatcher en Angleterre, ils pourront rien faire, tes mecs de gauche. Ils pourront pas lutter contre la tendance générale, les marchés, la mondialisation, le libéralisme et le dépérissement des États.
– Tout est question de volonté politique, essayais-je de conclure. Ce qu’on appelle le modèle français, les services publics, la sécurité sociale, la redistribution…
– Il se contenta de rigoler en bâillant et s’excusa de devoir prendre congé, ajoutant avec lassitude que je pouvais quand même regarder la télévision ou même écouter des disques, il mettrait ses boules Quiès et rien ne le dérangeait.
J’allais dormir un petit quart d’heure après lui, après avoir fumé une Dunhill longue (il fumait aussi) et regarder un peu une discothèque impressionnante avec, notamment, plusieurs étagères consacrées à la Soul music et au Rhythm’n’blues. Quasiment tout le catalogue Atlantic / Atco, plus celui de Tamla Motown, de Stax et de Fame, la marque de Muscle Shoals. Des milliers de disques au total et une collection de super 45 tours que j’aurais tué pour avoir.
Le lendemain matin, il m’avait laissé des croissants et le café était prêt. Un hôte parfait. Un billet était sur la table où il avait écrit qu’il était désolé mais qu’il s’agissait d’un reportage important sur la jeunesse des ghettos de Washington à l’heure du Smurf et qu’il avait été prévenu à la dernière minute. Le journaliste prévu initialement était tombé malade. « Rassure-toi, Alex, on se rattrapera à mon retour », avait-il conclu son libelle avec une sorte de Smiley dessiné à la hâte. Soit.
Je passais la matinée, ou le peu qu’il en restait, à sillonner Greenwich Village à la recherche des clubs de jadis, Gaslight, Gerde’s city folk, Night Owl, Café Wah, Club Au Gogo sans en retrouver un seul, tous reconvertis sous un autre nom en boîtes disco. Je mangeais une pizza vers Little Italy et je prenais le métro pour Brooklyn où, sur les quais, je pensais plus à Mort Schuman qu’à Hubert Selby. Je recherchais partout des traces de Selby ou de Burroughs en regardant le métro aérien et en descendant dans des quartiers pauvres. J’avais la nette impression de jouer les voyeurs et d’entrer dans la vie de gens que mes regards indisposaient.
J’entrais dans des magasins de disques et dans des librairies pour faire provision de disques rares et de quelques recueils de poème en anglais. Il était déjà temps de rentrer et je ne me voyais pas passer la nuit dans une discothèque. Je rentrais donc après avoir avalé un Hamburger dans un Mc Donald. Je commençais à m’américaniser.
Pour le lendemain, j’avais repéré un concert de David Johansen au CBGB avec, en première partie, son complice Syl Sylvain avec son groupe du moment, les Teardrops. J’avais donc passé ma journée du côté de Brooklyn en m’enfonçant vers le Bronx dès la fin de l’après-midi. Les Ramones étaient censés venir de là et on décrivait le Bronx comme le trou du cul de l’enfer, quelque chose comme le 7° cercle ou la cour des miracles . J’y étais vers 19h et, déjà, des péripatéticiennes accortes me proposaient la botte : « hey man what’s your style ? », comme on disait dans « Kicks », la chanson de Lou Reed qui était encore, avec Lester Bangs, celui qui incarnait le plus New York et sa folie. Les belles de jour me poursuivaient de leurs assiduités et je déclinais à chaque fois, avec un air désolé. J’entendais le cœur des harpies lancer des « asshole ! » ou des « faggots !» censés traduire leur déconvenue.
Je dînais dans un restaurant italien, encore, mais des pâtes, pour changer. L’heure du concert approchait. J’avais encore le temps de siffler une bière dans un troquet irlandais, réconciliant ainsi avec un œcuménisme touchant les deux principales communautés de la ville.
Je ne ratais pas une minute de Sylvain Sylvain qui était à l’époque en balance pour signer chez RCA, sa dernière chance avant l’oubli total. Un passage remarqué où le franco-grec des New York Dolls nous avait balancé quelques-uns de ses hymnes électriques. Mais on était venus pour Johansen, le seul qui, après la séparation des Dolls, sortait encore des albums jouissifs sur des major compagnies.
Il était apparu dans un rai de lumière, toujours aussi sexy avec un pantalon en lamé et une veste de fourrure, juché sur des platform-boots qui menaçaient son équilibre. Il reprenait les meilleures chansons de ses derniers albums solo, plus quelques hits des New York Dolls écrits par lui avec, pour faire bonne mesure, des reprises des Shangri-Las ou des Ronettes. Le beau David triomphait sur la scène du CBGB et il pouvait offrir au public un final grandiose avec le retour de Sylvain Sylvain et un florilège de classiques du Rhythm’n’blues et du Rock’n’roll. Environ 600 personnes qui demandaient encore du rab et je préférais sortir avant le gros de la foule.
À peine avais-je tourné le coin de la rue en direction du métro que je perdis connaissance.
Je retrouvais mes esprits dans un lit d’hôpital. J’avais eu le crâne défoncé à coups de matraque en plomb et on m’avait volé mon portefeuille. On m’avait fait une vingtaine de points de suture et on se proposait – médecins et infirmières – de me retenir une semaine de plus pour suivre ma convalescence. Je devais passer des radios et une batterie de tests pour voir si le cerveau n’avait pas été touché et si des lésions existaient. Après quoi, on envisagerait un rapatriement sanitaire en avion, compte tenu de ma soudaine indigence. J’étais vaseux et j’avais horriblement mal à la tête et aux épaules. Je passais la journée à faire toutes sortes d’examen et, le soir, j’eus la surprise de voir arriver Reginald, partagé entre la désolation de me trouver dans cet état et la joie de me revoir.
– « Ben dis donc, y t’ont pas raté !
– Eh non, comme tu vois. Pour moi New York, c’est déjà fini.
– J’espère que tu retiendras pas que ça, des sales cons, y’ en a partout. »
Je n’étais pas en état de discuter et je me mis à somnoler quand j’entendis Reginald élever la voix :
– En tout cas t’as du bol, mon copain flic a retrouvé ton larfeuille près d’une plaque d’égout au 315 de la rue du Bowery. Évidemment, y’ a plus ton pognon mais je vais te dépanner avant de partir…
– Si ça se trouve, je suis dans l’hôpital où a séjourné Woody Guthrie avant sa mort.
– Penses-tu, il était dans un hôpital psychiatrique du New Jersey, rien à voir ! »
Je m’endormis pour de bon.
Je trouvais le lendemain une centaine de dollars et encore un petit mot de Reginald qui disait m’apprécier beaucoup et me souhaitait un bon retour. Une ambulance m’amena à l’aéroport où je fus transféré dans un vol sanitaire. J’avais dû signer les papiers pour une prise en charge et un rapatriement sanitaire après que le corps médical n’avait diagnostiqué aucune lésion ni altération de mes facultés mentales.
Je n’étais qu’à moitié rassuré à voir la difficulté que j’avais à me concentrer, à réfléchir ou à essayer de me remémorer les faits à la sortie du club. Un bruit sec d’os qui craque et puis plus rien.
Je quittais Babylone comme l’agneau de dieu ayant finalement résisté aux prostituées, aux larrons, aux impies, aux infidèles, aux apostats et aux sodomites.
Je me fis la promesse dans l’avion de ne plus jamais remettre les pieds dans la cité du malin.
Franchement, j’en tenais une bonne !
25 septembre 2022
Merci pour les clins d’œil … fin brusque et surprenante … dommage pour ton héro.