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POULET AU VINAIGRE

Affiche de Poulet – frites, en fait, il s’agit plutôt d’une côte de porc, mais le titre était plus parlant comme ça.

Strip-tease était une émission de documentaires aussi insolites que réalistes qui fit les belles soirées de la RTBF (la télévision belge francophone) dans les années 1980. L’émission de Marco Lamensch et Jean Libon a ensuite franchi la frontière pour quelques saisons sur France 3 dans la décennie suivante. Avec Poulet frites, le film, on retrouve Libon cette fois avec Yves Hinant, mais le principe reste le même : filmer des vies fracassées par une société sans âme avec un humour décalé et un hyperréalisme qui confine au malaise.

C’est la même musique, quelques notes lourdes de cuivres qui font plus penser à une fanfare de Beaux-Arts qu’à une marche funèbre à la Nouvelle-Orléans. Le ton est donné et on sait où on met les pieds, dans l’univers foutraque et glaçant de Strip-tease, une émission diversement appréciée ici ; certains prenant la chose au premier degré et y voyant du mépris de classe quand d’autres n’y trouveront que cynisme et ricanements sur la misère du monde. C’est faire peu de cas de la tendresse que leur inspirent leurs sujets-personnages et de la dimension de critique sociale toujours présente dans ces petits reportages.

On avait déjà eu droit, en 2019, à Ni juge ni soumise, sur le quotidien de la juge d’instruction Anne Gruwez. C’était Lamensch et Libon dans un prolongement de Strip-tease moyennement réussi pour tout dire. On n’en retenait que les tics et les facilités.

On a droit ici à une enquête de police sur le meurtre d’une prostituée dans un quartier pauvre de Bruxelles. Le principal suspect est son compagnon, un héroïnomane qui a déjà passé 16 ans de sa vie en prison, soit le coupable idéal.

Il s’agit en fait de trois épisodes tournés il y a 15 ans, remontés en noir et blanc. Un noir et blanc façon polar hollywoodien qui brouille encore les frontières entre fiction et documentaire. La première scène est sidérante, avec le commissaire – Jean-Michel Lemoine – une bonne gueule qui appelle la sympathie, le légiste, la juge d’instruction (toujours Anne Gruwez) et les inspecteurs qui s’engouffrent dans le minuscule appartement à la recherche du moindre indice pouvant être utile à l’enquête. On nous épargne la vue de la femme morte le cou à demi scié par un couteau à pain et elle est recouverte pudiquement d’un drap avant direction la morgue. Il y a du sang partout et quelques indices plutôt triviaux comme cette friteuse contenant encore quelques frites et cette poêle avec sa côtelette.

Les flics font leur travail avec beaucoup de professionnalisme et on s’efforce de glisser quelques blagues, histoire de dédramatiser une pure situation d’horreur. Les scellés sont posés et la scène de crime circonscrite. L’enquête peut commencer.

On retrouve Alain Martens, le compagnon de la défunte, qui nie formellement être l’auteur des faits. On a retrouvé quelques frites du même calibre que les siennes dans le bol alimentaire de la victime. De longues séquences sont consacrées à son interrogatoire où il lui arrive de se mélanger les pinceaux, de se contredire, de n’être pas très rigoureux ni sur les faits ni sur la chronologie. Le commissaire est bon enfant, qui s’essaye à lui faire reprendre pied dans le dédale de ses souvenirs confus.

Martens est un commis de boucher, ex-taulard on l’a dit, condamné pour des vols, confié tôt aux services sociaux pour échapper à une famille dysfonctionnelle. Il a recueilli la femme assassinée et l’a aimée, les deux s’enfonçant dans la toxicomanie, lui par la fumette et elle à la seringue. Son principal argument est de dire que, s’il avait commis le crime dont on l’accuse, il y aurait plein de sang sur ses vêtements, ce qui n’est pas le cas. Du sang, il y en a justement dans la douche, mais on découvrira plus tard qu’il s’agit de celui d’un de ses copains junky à qui il arrive d’avoir des hémorragies en se piquant. Bref, Martens ferait un bon coupable, d’autant qu’il invoque maladroitement ses troubles de mémoire et d’attention. Un moment d’égarement ? Mais les faits ne collent pas.

C’est peut-être l’intérêt principal de ce film que de nous montrer comment se déroule une enquête de police, au ras des pâquerettes, seulement guidée par une logique implacable où les faits doivent s’imbriquer d’une façon on ne peut plus rigoureuse. Et Martens est rentré défoncé ce soir-là, il avait faim et a mis des frites surgelées dans sa friteuse avant de mettre deux côtelettes dans la poêle, laissant la moitié de son assiette et s’en allant se coucher. Selon lui, le meurtre a eu lieu après, alors qu’il était endormi. Ce sont des voisins qui ont prévenu la police.

Tous les personnages ont leur intérêt, du commissaire compréhensif qui a bien conscience des fragilités du suspect, à Martens en pauvre type que la vie n’a pas ménagé. Ce sont les deux personnages principaux de cette sorte d’interrogatoire à huis-clos. Mais il y a aussi la juge d’instruction qui suit l’enquête, une femme énergique qui avoue prier Sainte-Rita, patronne des objets perdus, en « fondamentaliste catholique ». Il y a les inspecteurs, l’un plutôt placide et débonnaire quand l’autre est une boule de nerfs surexcitée.

L’enquête est courte et trépidante, et on les voit mâcher du chewing-gum, boire des Coca Cola et manger des sandwichs à même leur bureau. Pas une seconde à perdre pour arriver au bout de leur obsession commune : faire surgir la vérité.

Et la vérité finit par surgir grâce à une caméra de surveillance dont les images montrent un homme qui s’est rendu nuitamment sur les lieux du crime. La piste Martens est provisoirement abandonnée pour un trafic d’héroïne organisé par des immigrés bengalis (du Bangla Desh). On retrouve un peu du cinéma réaliste des frères Dardenne (les Dardenne de La promesse) avec cette seconde partie d’enquête qui nous emmène dans des immeubles insalubres à la périphérie de Bruxelles où s’entassent des dizaines d’immigrés clandestins. Il y a bien sûr le boss, celui qui détient les clés de tous ces appartements et règne en maître sur cette communauté d’invisibles, de proscrits juste bons à faire quelques travaux au noir selon les besoins de patrons indélicats ou de particuliers peu regardants.

C’est là en particulier qu’on sent la puissance de la critique sociale, et elle est présente durant tout le film, avec des pauvres types qui vivent comme des rats traqués, un pseudo-criminel qu’on veut pousser aux aveux en profitant de ses absences, sans parler d’une femme assassinée dans des conditions effroyables par un tueur sadique, juste parce ce qu’elle se prostituait.

On ne va pas raconter la fin et on passera l’enchaînement des faits et les coups de téléphone passés en Italie puis aux États-Unis et enfin en Angleterre. À chaque fois, les flics s’essayent aux langues étrangères avec effets comiques garantis. Car l’oiseau – le Bengali – s’est envolé et a quitté le territoire. On le recherche par sa famille et ses relations avec notamment un frère aîné qui vit clandestinement à New York. On goûte le contraste entre les ramifications internationales de l’enquête et ses débuts hésitants entre frites surgelées et côtes de porc. Mais la progression est implacable et le déroulé est rien moins que passionnant.

La police belge n’a pas les moyens d’Interpol et la traque se termine en eau de boudin. Un échec, sauf que Martens, qui a passé deux semaines en préventive, est innocenté et la dernière scène le montre en train de téléphoner à ses parents pour leur clamer son innocence et leur annoncer sa venue. C’est touchant, et le personnage de marginal opprimé en devient presque attachant.

En prison, Martens dit en passant, et en insistant pour que cela ne porte pas préjudice aux gardiens, qu’on l’a frappé régulièrement et qu’il a des bleus sur tout le corps. Des contusions qu’il montre à l’inspecteur et à la juge d’instruction. Celle-ci n’a même pas une parole de réconfort ou une marque de compassion et on l’entend dire, comme excédée : « que voulez-vous, c’est le monde qui est comme ça ».

Sortis de l’enquête et de ses péripéties multiples qui nous tiennent en haleine durant tout le film, c’est le personnage de Martens qui retient l’attention et reste dans les mémoires. Une sorte de mort-vivant totalement désabusé, soumis aux pressions du monde extérieur sans opposer la moindre résistance. Un zombie dont toutes les volontés se sont brisées sur le mur du réel. Une victime née qu’on ne s’est jamais avisé de protéger. Un mort-vivant dont la disculpation nous réjouit.

On apprend dans le générique de fin qu’il est retombé pour une autre affaire, encore une fois innocenté, mais on se dit que ça doit être le lot de ce genre de gars, toujours au mauvais endroit au mauvais moment.

Martens, ou une sorte d’épitomé de tous les fracassés par le destin des documentaires de Strip-tease, pathétique et lunaire, déjà plus de ce monde. On apprend aussi que le commissaire Lemoine a été nommé à la direction de la brigade criminelle. Une belle promotion.

POULET FRITES – JEAN LIBON ET YVES HINANT – 2022

8 octobre 2022

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