À l’heure où un parti néo-fasciste remporte les législatives en Italie avec une coalition d’extrême-droite. À l’heure où même la Suède, bastion de la social-démocratie européenne, fait entrer l’extrême-droite à son parlement. À l’heure où la Hongrie d’Orban et la Pologne de Kaczynski s’enfoncent dans l’illibéralisme autoritaire, les mouvements sociaux anglais redonnent un peu d’espoir, avec de fortes mobilisations cet été et une reprise après la trêve royale. Les journées de grève et de mobilisation en France sont aussi encourageantes, face à un gouvernement autiste obsédé par les critères européens et bien décidé à couvrir de cadeaux le patronat et la grande bourgeoisie en menant la vie impossible aux salariés, aux chômeurs et aux retraités. Et si on regardait de près ce qui se passe de l’autre côté du Chanel ?
Alors que la trêve pour la mort de Queen Elizabeth est terminée, alors qu’une autre Elizabeth, « Lizz » Truss vient d’achever son règne au bout de 44 jours, les mouvements sociaux reprennent timidement en Angleterre. Il semble que les grands médias français ne se passionnent pas pour ces mobilisations populaires, et préfèrent parler de faits divers et du temps qu’il fait. Pourtant, après le Brexit et la défaite des travaillistes en 2019, il semble que le peuple relève la tête et c’est encourageant pour le mouvement français pour le pouvoir d’achat et bientôt contre la réforme scélérate des retraites en France qui a débuté cet automne.
On croyait l’Angleterre perdue et irrécupérable, avec un clown premier ministre du nom de Boris Johnson et un Parti conservateur installé durablement au pouvoir malgré une gestion calamiteuse du Covid et une incroyable férocité anti-sociale. D’autant que les travaillistes ne sont pas au mieux de leur forme depuis le limogeage de Corbyn et l’arrivée de Keir Starmer, un social-libéral bon teint qui se défie des mouvements sociaux (il aurait interdit aux membres en vue de son parti de se montrer dans les piquets de grève) et n’a rien de plus pressé que de donner des gages à la City et au patronat. Jeremy Corbyn, victime d’accusations fallacieuses d’antisémitisme, a quand même amené 500000 personnes au Parti travailliste, soit 500000 adhérents aux Trade-unions.
D’ailleurs, les liens traditionnels (politiques et financiers) entre les TUC et le Parti travailliste sont en train de se dénouer. Si jusque-là l’adhésion syndicale valait appartenance au Labour, les choses ont bien changé. Les nouveaux dirigeants syndicaux sont marqués à gauche et souhaitent l’autonomie par rapport au Labour : la RMT (National Union of Rail Maritime and Transports Workers) et son leader Mike Lynch ont en ont été été exclus en 2004 pour punir plusieurs de ses sections soupçonnées de soutenir l’extrême-gauche ; pour le syndicat des postiers CWU (Communications Workers Union), son secrétaire Dave Ward a promis de s’émanciper du Parti et à Unite, le grand syndicat qui rassemble les salariés du privé, Sharon Graham, après Leonard Mc Cluskey, prône l’action et la mobilisation sur les lieux de travail, n’hésitant pas à dénoncer la frilosité des travaillistes.
Petit rappel : sur fond d’inflation à 10 %, de misère sociale et de boycott des factures de gaz et d’électricité, scandé par les slogans « Don’t pay ! » et « Enough is enough ! » (une coalition d’associations, de syndicats et de politiques) qu’il n’est pas nécessaire de traduire, une vague de grèves a commencé au printemps. La presse britannique a appelé le mouvement « l’été du mécontentement », pour faire le lien avec « l’hiver du mécontentement » de 1978-1979 qui avait coûté son poste au conservateur James Callaghan (pour avoir Thatcher après, il est vrai).
Beaucoup de secteurs sont de la partie : les docks, la poste, les transports publics, les chemins de fer et l’industrie manufacturière. Des grèves longues, reconductibles et on sait que ça n’a rien d’évident dans un pays où les gouvernements tories successifs ont durci les conditions du droit de grève avec interdiction du blocage des lieux de travail (pas de piquet de grève), des grèves de solidarité et des revendications de portée générale (pas seulement politiques mais aussi économiques voire sociales). Les syndicats et les salariés qui contreviennent à ces règles s’exposent à des poursuites pour les uns, à des licenciements pour les autres. La grève est conditionnée à des consultations des salariés où il faut la majorité absolue et le taux de syndicalisation, s’il reste fort (la moitié environ) dans les services publics, a chuté dans le privé (13%).
Un mouvement qui a des précédents, mais il faut remonter loin. En 1972, d’importants mouvements sociaux avaient mis le gouvernement de Edward Heath en péril et Harold Wilson, le leader travailliste de l’époque, lui avait succédé. Une alliance des mines, des docks, des chemins de fer et du bâtiment. Puis la tornade libérale de Thatcher a réduit fortement la conflictualité, en dépit de la grève des mineurs menée par Arthur Scargill en 1984 et 1985 ou de celle des dockers de Liverpool en 1989 contre la liquidation de leur statut. Autant de mouvements sévèrement réprimés par la police quand ce n’était pas des milices patronales. N’oublions pas le mouvement contre la Poll tax (un impôt locatif par individu) qui a mobilisé les classes populaires et qui n’ont pas été pour rien dans la chute de Thatcher. On constate une remontée des mouvements sociaux avec la crise de 2008 qui se poursuit avec des révoltes étudiantes et des grèves dans les services publics, mais loin des grandes heures des années 1970.
Mike Lynch, l’une des figures de proue du mouvement, n’hésite pas à clamer qu’il se bat pour la classe ouvrière et se montre très critique vis à vis des travaillistes post-Corbyn. La radicalité est de mise dans un pays où les retraites, largement investies dans les fonds de pension, ont dû être sauvées par la banque d’Angleterre. Dans un pays où la gauche social-libérale, de Tony Blair aux frères Milliband en passant par Gordon Brown, n’a eu de cesse de briser les résistances du salariat et de favoriser les investisseurs et la City.
Peut-on faire le rapprochement avec la France et prévoir un mouvement qui serait d’égale importance ? C’est souhaitable, et le mépris social dont fait preuve Macron ici vaut bien celui des Johnson, Truss et Rishi Sunak, le milliardaire qui vient de s’installer au 10 Downing Street. D’autant que Macron et Lemaire font feu de tout bois et sur tous les fronts : négation des super profits et refus de taxer les entreprises dont les dividendes ont explosé ; baisse d’impôts pour les grosses fortunes ; culpabilisation des chômeurs et restriction de leurs indemnités en attendant le moment propice pour faire fluctuer les allocations en fonction de la situation de l’emploi ; privation de recettes pour la sécurité sociale avec nouvelles exonérations de cotisations sociales pour les entreprises et contre-réforme des retraites à l’horizon janvier 2023 avec passage à 64 voire 65 ans et allongement de la durée de cotisations à la clé.
Sans parler de la dernière journée du 27 octobre, en pleines vacances de Toussaint, les journées de mobilisations des 29 septembre et 18 octobre ont vu d’importants cortèges et des taux de grévistes non négligeables qui ont permis des blocages dans certains secteurs, comme dans les raffineries où le gouvernement a fait appel à la réquisition, ou dans les transports publics et à la RATP. D’autres secteurs d’activité où se sont mobilisés des professions de « premiers de corvée » qu’on a félicité et applaudi pendant la pandémie.
Si les mesures antisociales sont bien là et si la détermination des salariés semble forte dans un contexte de fragilité politique d’un gouvernement mal élu qui n’en finit pas d’utiliser le 49.3, on peut regretter à nouveau la division syndicale avec une CFDT qui, même fâchée avec Macron, a décidé de ne pas se joindre aux appels à grèves et manifestations, F.O qui tergiverse et ne sait pas trop sur quel pied danser en appelant en fonction de critères obscurs et les syndicats réformistes – UNSA, CFE CGC ou CFTC – qui font le dos rond.
Le 10 novembre sera une date importante dans la mobilisation qui monte, mais la perspective de journées d’action « saute-mouton » est-elle la bonne stratégie ? Malheureusement, les bas salaires et la pauvreté qui s’installe ne permettent pas d’envisager des grèves reconductibles dans tous les secteurs et on n’en est pas encore à parler de grève générale.
Mais le terrain paraît propice à un embrasement général et les organisations syndicales parties prenantes (CGT, FSU et Solidaires) doivent continuer à mobiliser en ne mésestimant pas une situation politique à gauche favorable avec une unité de ses forces dans la NUPES qui a plutôt réussi sa manifestation du 16 octobre.
Alors, ici comme en Angleterre ? Why not ? comme ils disent.
Article à partir de celui du Monde Diplomatique (L’été indien du mécontentement) de Marc Lenormand, des articles de Thomas Lemahieu sur le mouvement social anglais dans L’humanité et de l’exposé d’une camarade anglaise à l’A.G d’Attac.
29 octobre 2022