SAN ANTONIO – SI SIGNORE – Fleuve noir.
Un San Antonio des années 1970 encore trouvé dans une boîte à livre. Sa meilleure période. Celle après les années 1950 – 1960, déjà riche en gaudriole et en rigolade, et les années 1980, où l’auteur – la période post-soixante-huitarde aidant – en fait un peu trop sur le sexe et, pour le dire crûment, sur le cul à toutes les pages.
Ici, c’est San Antonio (et Bérurier) en Sicile, avec une histoire abracadabrante de documents stratégiques convoités à la fois par les services français, les services secrets américains, un espion russe retourné par les services français et la mafia, incontournable dans ce genre de scénario. Tous les clichés du roman d’espionnage sont servis, avec manipulations, leurres, coups-fourrés, agents doubles voire triples. Une sorte de Les Barbouzes (de Lautner) version San Antonio. Le seul regret est de ne pas avoir réservé un petit rôle pour Pinaud.
Comme d’habitude, c’est rabelaisien, truculent, fantaisiste et bouffon, avec des apartés philosophiques et des considération anti-humanistes de vieux misanthrope anar de droite.
On ne va pas s’appesantir sur les péripéties et les rebondissements incessants que l’auteur multiplie à plaisir. Quelle imagination soit dit en passant. On a même droit à la fin à un Bérurier transformé en pourceau dans une sorte de laboratoire clandestin au large de Palerme. Mais le laboratoire est un leurre et sert à dissimuler une base atomique en Méditerranée, la configuration des lieux se prêtant à stocker des armes nucléaires.
Soit dit en passant, on imagine à 50 ans d’écart la curée qu’aurait provoqué ce genre de petits livres chez les féministes radicales de Me too, tant le bel Antonio fait figure de macho incorrigible et que les femmes ne sont que des réceptacles pour ses jouissances, sans aucune autre qualité que leur beauté et leur capacité à satisfaire le mâle.
On aurait pas parler de ce petit livre s’il n’y était fait référence à Robert Escarpit, billettiste du Monde des bonnes années (1960 – 1970), un journaliste et universitaire girondin qui, en homme d’esprit, a écrit une thèse sur San Antonio.
Sa fille, Françoise, est une spécialiste de l’Amérique latine, invitée de notre émission sur ce thème dans l’émission Angle d’Attac sur Radio Campus (106.6), le 29 octobre dernier. Un grand humaniste, lui, un sage qui avait compris que, sous ses dehors de vieux crocodile cynique, Frédéric Dard cachait un cœur d’enfant et une âme d’idéaliste déçu.
Un grand bonhomme en tout cas, mort il y a 20 ans. Il nous manque terriblement.
NANCY HUSTON – INSTRUMENTS DES TÉNÈBRES – Actes Sud.
Dans un style nerveux et parfois violent, Nancy Huston, écrivaine canadienne qui écrit aussi bien en français qu’en anglais, met en parallèle deux récits, ou plutôt deux formes littéraires. Un chapitre sur deux est consacré au journal intime d’une femme (Nadia ou plutôt Nada, le prénom qu’elle s’est choisie) ayant atteint la cinquantaine quand l’autre raconte l’histoire, d’après une légende berrichonne, d’une fille-mère condamnée au bûcher et de son frère, un moinillon rendu aveugle par des brigands.
Les deux parties, on s’en doute, vont finir par se rejoindre. Le journal intime est un dialogue entre l’auteur et un démon (elle écrit daîmon), qui tient à la fois de la chronique familiale avec l’alcoolisme de son père qui a étouffé les talents musicaux de sa mère, avec sa sœur internée en hôpital psychiatrique, avec son jumeau mort-né et avec son enfant avorté. Elle parle aussi de ses maris, de ses amants, de ses amies et de musique, notamment cette Sonate de la résurrection ou Sonate du diable (avec des accords discordants) qui sert de lien entre les deux récits.
L’histoire de Barbe et de Barnabé, frère et sœur jumeaux pauvres dans la France du XVII° siècle, est comparable à ces vies de saints où des malheureux souffrent le martyr sur terre mais sont sauvés par leur foi et par des interventions divines. Ainsi Barnabé, qui voit sa mère morte en rêve et lui parle. Ainsi Barbe, violée par ses maîtres qui accouche d’un enfant mort-né la nuit de Noël mais croit profondément qu’il vit et vivra toujours en elle. Elle sera condamnée à mort mais son frère se substituera à elle dans un dernier acte de sacrifice, l’amour entre eux les tenant éloignés du désespoir où tout les fait sombrer. De la réalité, en fait.
Il y a évidemment des correspondances, des passerelles entre les deux parties, et la fin les met en évidence. Le frère jumeau mort-né, son avortement qu’elle compare à un infanticide (on n’est pas obligés de la suivre sur ce terrain), le catholicisme, l’enfance, la sœur devenue folle, la mère effacée devant un père tyrannique, la sorcellerie, la musique… C’est à la fois un livre confession sous tension constante et un beau roman historique, pour une fois vécu du côté des humbles.
Mais l’important est que, à travers ces deux récits, on ait un beau portrait de femme libre, en colère et qui puise son énergie dans sa rage. Son cœur, ou plus trivialement ses tripes, mises à nu. Un livre qui vous marque et dont les personnages vous suivent longtemps. Nancy Huston a tout d’une sorcière de la littérature, et on l’aime justement pour ça !
LOUIS-FERDINAND CÉLINE – LONDRES – Gallimard.
Encore un inédit de Céline, après Guerre et avant d’autres, sûrement. Les fameux manuscrits retrouvés à son domicile parisien par un résistant et confiés à l’ex-critique de théâtre de Libération Jean-Pierre Thibaudat lequel s’était engagé à ne les rendre publics qu’après la mort de la veuve Céline. Un imbroglio juridico-littéraire où on ne comprend pas grand-chose, mais passons. Reste que les romans sont là, et bien là !
On avait déjà parlé du premier volume (Guerre), mais celui-ci fait trois fois son poids. Plus de 500 pages écrites serrées. C’est la suite de Guerre, au moment où Ferdinand est réformé pour ses blessures (et ses bourdonnements d’oreille) et se retrouve à Londres où tapine sa fiancée – Angèle – sous les ordres d’un lord anglais – Purcell, qui présentement expérimente des masques à gaz à envoyer au front. Guerre et Londres sont postérieurs au Voyage au bout de la nuit mais antérieurs à Mort à crédit avec lequel ils devaient former une trilogie (Guerre – Londres – Enfance). Céline a consacré toute son énergie avant-guerre pour Mort à crédit, laissant ces autres romans inachevés.
On doit avouer qu’on a du mal à s’intéresser à tous ces proxénètes exilés à Londres dans une pension de famille à Leicester Street. Ils sont traqués par la police et sont obligés de changer de planque au fil du récit, par peur continuelle de se faire poisser et d’être renvoyés au front ou fusillés comme déserteurs. Des types tous aussi affreux, sales et méchants les uns que les autres, avec leurs putains menées à la baguette et obsédées du cul (dans l’esprit de Céline, elles ont le vice dans la peau et ne sont pas là contraintes et forcées). Du cul, il y en a beaucoup dans Londres. C’est cru, sans le sens de l’ellipse et de la suggestion dont il a fait preuve dans ses autres romans. Tout le monde encule tout le monde, les hommes sodomisent les femmes bien sûr mais ça se fait parfois même entre hommes, sans distinction. Pire qu’une manie, une obsession constante.
Les seuls personnages intéressants sont un médecin juif du nom de Yugenbitz, un médecin juif humaniste qui finit pas se comporter comme tout le monde, et Borokrom, un anarchiste qui haranguait les foules à Hyde Park, devenu alcoolique (ils le sont tous) et cocaïnomane. Avec Yugenbitz, Ferdinand découvre la médecine et l’humanité ; avec Borokrom, c’est la dinguerie révolutionnaire et le goût de l’esclandre et du scandale. Plus un tas de personnages pittoresques dont le chef des proxénètes – Cantalou – qu’on imagine bien sous les traits d’un Gabin, ou un dénommé Moncul, mutilé de guerre et surtout vrai frappadingue.
On a du mal à s’intéresser, disais-je… Sauf qu’on se surprend à tourner les pages à toute vitesse, pris qu’on est par le style, le rythme, l’élan de la phrase. Au milieu de tout ce sordide et de toutes ces ordures, on a des moments de tendresse, des bonheurs d’écriture et des fulgurances poétiques.
Et puis il y a Londres, une ville qu’il aime et qu’il décrit comme une personne humaine, la capitale des proscrits et des arsouilles, de toute une faune renvoyée de partout. Alors on marche, malgré le côté agité du bocal du narrateur et la bassesse des personnages qui se traitent à longueur de pages de « charognes » ou de « morues » (pour les femmes). Entre autres gentilles épithètes.
Il y a des scènes émouvantes, comme ce petit Peter, garçonnet londonien que le bon docteur Yugenbitz ne parvient pas à sauver. Des passages de pure bouffonnerie, comme le mariage de tous les proxénètes avec leurs putains respectives ou ce combat entre Moncul et un ours.
On sent aussi que c’est du premier jet, quand on voit le soin apporté aux romans à venir. De la littérature populaire dans le sillage des Pierre Mc Orlan, Francis Carco (que Céline détestait) ou de Eugène Dabit. Brut de décoffrage, mais ça n’enlève rien au plaisir qu’on y prend.
Et on entrevoit très bien à travers ce récit de ce que Céline deviendra, un sale type pathologiquement antisémite et profondément dégueulasse, avec la cautèle et la sournoiserie du gars qui se justifiera toujours de tout et qui ne se repentira jamais de rien. L’ermite de Meudon, petit vieux à bretelles sénile et dégoulinant de rouerie, va-de-la-gueule et adulé par de jeunes écrivains (les hussards, entre autres). Il jouera tout le reste de sa vie les martyrs, les persécutés, les maudits, sans même se repentir. Le pire est qu’on aura accordé le génie littéraire à une ordure pareille, mais c’est ainsi. On ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments, comme le veut l’adage. Sauf qu’on peut faire aussi de la mauvaise avec de mauvais sentiments. Ce n’est pas le cas ici.
ANNE BENETOLLO – ROCK ET POLITIQUE – Logiques sociales / L’Harmattan.
Étant soi-même en train d’écrire un livre sur les politiques du rock, on voulait quand même savoir ce que disait ce bouquin, plutôt étude universitaire que littérature rock, mais bon… L’auteure confie elle-même qu’elle n’est pas grande amatrice du genre et on veut bien la croire tant ses connaissances sur le sujet semblent parfois lacunaires.
Une étude en trois parties. Pas trop de jargon universitaire mais beaucoup de renvois en bas de page (toutes les 5 lignes environ) et surtout un style d’une platitude qui confine à l’ennui. Trois parties disions-nous. D’abord, une longue étude sur le PMRC (Parent’s Music Ressource Center), soit une croisade de la bien-pensance menée par des épouses de politiciens dont celles d’Al Gore, de James Baker ou de Bill Clinton, Hillary. Le but de la fondation est de traquer toutes paroles obscènes sur la drogue, le sexe ou la violence en faisant pression sur les éditeurs, les maisons de disques et les médias. Rien ne nous est épargné des débats en commission et au Sénat, pas toujours passionnants. Une bataille qui sera largement perdue et n’aura pour effet que de sortir de l’ombre quelques groupes en mal de notoriété, en plus de faire perdre de l’argent à l’industrie du disque. À noter que seul quelqu’un comme Frank Zappa s’insurgera contre cette croisade.
Plus intéressante, la deuxième partie fait l’historique des rapports entre le rock et la censure des pouvoirs publics et des politiques, depuis les pionniers du rock’n’roll jusqu’au Rap en passant par le Heavy metal ou des groupes comme les Dead Kennedys. Du pelvis de Presley aux shows radiodiffusés de Alan Freed jusqu’aux procès de Jello Biafra ou des « sataniques » groupes de Hard, un panorama incomplet mais édifiant.
Un troisième volet, le plus pertinent pour ce qui nous concerne, traite du Charity business et des concerts organisés pour venir en aide aux Éthiopiens, aux fermiers américains ou contre l’apartheid et pour Amnesty International. Un rock humaniste mais pas exempt d’exploitation des grandes causes à des fins personnelles et une certaine dépolitisation de la colère à l’origine du rock. Sans compter les sommes en jeu et les sponsors pas spécialement humanistes, eux. C’est aussi un peu le cas de la compagne Rock The Vote qui encourage les jeunes à s’inscrire sur les listes électorales, même si tout cela part d’un bon sentiment.
Enfin, l’autrice fait un bilan sur les rapports entre rockers et politiciens à travers la tentative de récupération de Bruce Springsteen par Reagan ou des accointances entre ce-dernier et les Beach Boys, par exemple. Dans le camp démocrate, elle parle de la campagne pour Mc Govern en 1972 et des sympathies entre Jimmy Carter et Bob Dylan en concluant sur Bill Clinton, soit-disant président rock (il jouait du saxophone et aimait cette musique).
Bref, un livre pas toujours facile à lire mais dont l’intérêt est de bien cerner les accointances et les dissonances entre les deux mondes (rock et politique ; rock et morale ; rock et pouvoirs publics), sans aller au fond des choses et de rechercher, à travers les différentes époques et courants de la pop music, ce que pouvaient avoir de politique – au sens noble – tous ces artistes et tous ces groupes.
C’est l’objet d’un livre en préparation qui s’appellera (on commence à le savoir), Les politiques du rock et qui devrait sortir dans le courant de l’année prochaine, chez Camion blanc. Un peu de publicité ne nuit pas et, dans ce domaine, on n’est jamais si bien servi que par soi-même.
16 novembre 2022
Bérurier pour President !
Merci pour ces introductions à des livres que je ne connaissais pas.